Le Premier ministre Jean-Claude Juncker invité de l'émission "Le talk de Paris"

Ulysse Gosset: Bienvenue sur France 24 pour cette nouvelle édition du "talk de Paris". Après Jacques Delors et à la veille de l’anniversaire du traité de Rome, notre invité est un européen historique, entre guillemets : Jean-Claude Juncker, le Premier ministre du Luxembourg, le président de l’Eurogroupe. Bonjour, Monsieur le Premier ministre, Monsieur le Président.

Jean-Claude Juncker: Bonjour, Monsieur Gosset.

Ulysse Gosset: Vous êtes considéré comme l’un des grands européens, vous êtes le doyen du Conseil, votre dauphin est un certain Jacques Chirac, vous êtes le plus jeune, 53 ans, vous avez participé aux négociations de Maastricht et vous êtes celui que l’on appelle quand il y a des problèmes. On vous a même surnommé "le mécanicien de l’Europe" ou encore "le plombier de l’Europe", une Europe qui a bien besoin d’être relancée. On vous a dit d’ailleurs découragé, démoralisé après le "non" français au référendum sur la constitution. Est-ce que ça va mieux?

Jean-Claude Juncker: Vous avez une façon d’exagérer qui m’impressionne. Je n’ai pas 53 ans, mais 52, première exagération en fait impardonnable. Deux, je ne suis plus découragé, tout en l’ayant été un long moment, au moment du "non" français. Parce que Luxembourgeois, Européen, ami de la France, tombé d’une façon irrationnellement stupide éternellement amoureux de la France, je n’ai pas voulu croire que la France, en disant non, porte délibérément un coup à l’Europe en train de marcher vers des horizons plus ambitieux que son passé récent. Aujourd’hui j’ai repris mes esprits, j’ai retrouvé l’optimisme et je veux croire que la France restera fidèle à l’Europe. Je veux croire qu’avec la France nous trouverons une intersection vertueuse qui nous permettra de faire avancer l’Europe.

Ulysse Gosset: Alors j’ai dit plombier, mais vous êtes bien plombier luxembourgeois. Appréciez-vous cette qualification-là où êtes-vous le mécanicien qu’on appelle ? Est-ce qu’on vous a appelé pour trouver une solution à la crise actuelle?

Jean-Claude Juncker: Ensemble avec d’autres j’essaye d’être plombier, je préfère l’expression "mécanicien". Je voudrais être un architecte qui sait faire les choses.

Ulysse Gosset: En tout cas, pour essayer de mieux vous connaître et pour que nos téléspectateurs de France 24 vous connaissent mieux, nous allons revoir ensemble votre parcours avec un portrait qui a été réalisé par un journaliste de la rédaction de France 24, Clovis Casali. Regardons ensemble.

[Portrait de Jean-Claude Juncker]

Ulysse Gosset: On pourrait ajouter que vous maîtrisez parfaitement les deux cultures françaises et allemandes, que vous vous exprimez mieux dans la langue de Goethe que dans la langue de Molière. Et puis, on pourrait dire aussi, pour nos téléspectateurs, que vous maniez l’ironie avec talent. J’ai lu un certain nombre de petites phrases en préparant cette émission, celle-là par exemple: "Si le ridicule tuait, les rues de Bruxelles seraient encombrés par les cadavres".

Jean-Claude Juncker: Oui, je crois que très souvent en Europe, à Bruxelles, nous nous occupons de problèmes qui ne sont pas des problèmes. Moi, j’aime le travail efficace, j’aime un peu caresser le rêve et le traduire en réalité et ne pas perdre mon temps sur des questions qui sont des questions seulement pour ceux qui les posent.

Ulysse Gosset: Alors justement vous parliez de rêve, l’Europe est une grande puissance, mais elle ne fait toujours pas rêver?

Jean-Claude Juncker: Enfin, l’Europe est une grande puissance qui, avant d’être une grande puissance ou avant d’avoir été une grande puissance, a fait rêver. L’Europe a fait rêver la génération de mes père et mère. L’Europe a fait rêver la génération de guerre, les parents qui revenaient des camps de concentration et des champs de bataille et qui faisaient de cette phrase d’après guerre, répétée à chaque fin de guerre, "plus jamais la guerre", non seulement un rêve ou une prière, mais un véritable programme politique, accouché dans les traités de Rome. À cette époque-là, l’Europe faisait rêver, parce que les générations d’alors n’étaient pas gâtées comme nous le sommes aujourd’hui. Non, l’Europe fut un rêve et je crois que l’Europe doit redevenir un rêve.

L’Europe a un rôle à jouer dans le monde. Tant que chaque jour 25 000 enfants meurent de faim, jour après jour, l’Europe n’est pas arrivée à la fin de ses ambitions. L’Europe est faite pour nous, l’Europe doit aussi être faite pour les autres. Et seulement si nous comprenons mieux que l’Europe est un cadeau que nous nous faisons et que l’Europe est une offre que nous devons avoir à l’égard du reste de la planète, l’Europe refera rêver. Sans rêve il n’y a pas d’Europe.

Ulysse Gosset: Vous faisiez allusion au passé et vous avez raconté un jour que lors d’un des Conseils européens, vous avez vu Jacques Chirac et Helmut Kohl pleurer. C’était à quelle occasion et pourquoi pleuraient-ils?

Jean-Claude Juncker: Mais lorsque j’ai présidé le Conseil européen en décembre 97, où nous avons décidé l’élargissement de l’Europe vers les pays de l’Europe centrale et de l’Europe orientale, j’ai demandé à mes collègues, puisque l’émotion était déjà intense, où ils étaient dix ans auparavant. Et sur les Premiers ministres venus et venant de l’Europe centrale, six, sept ou huit ce jour là, il y a dix années, étaient en prison. Ces jours là, l’Europe a fait rêver et pleurer. Ça va souvent ensemble, les rêves et les pleurs.

Ulysse Gosset: Alors aujourd’hui il faut bien reconnaître qu’avec ce qui se passe par exemple dans la crise d’Airbus, le scandale d’Airbus, le rêve s’est un petit peu éloigné, en tout cas pour l’instant. Quelle est la leçon que vous tirez de ce qui se passe à propos d’Airbus? Car c’est quand même l’un des fleurons de l’Europe, l’un des fleurons de la technologie moderne et européenne. Et puis une entreprise qui a des carnets de commande bien remplis et qui doit licencier, parce qu’elle n’a pas assez de moyens? Quelle leçon tirez-vous de tout cela?

Jean-Claude Juncker: Mais j’en tire la leçon que là encore il ne faudrait pas que nous rendions l’Europe responsable des problèmes auxquels Airbus se trouve confrontés. Moi, l’affaire d’Airbus, pour reprendre vos termes, me rend triste, puisque je me rends parfaitement compte que beaucoup d’Européens qui sont à juste titre fiers des performances d’Airbus, aujourd’hui commencent à douter de la capacité de faire de l’Europe. Je crois que cette entreprise, comme d’autres entreprises, et comme d’autres ex-fleurons de l’industrie européenne, je ne veux parler que de la sidérurgie, doit se soumettre à une cure d’amaigrissement raisonnablement menée, pour que demain elle puisse, l’entreprise Airbus, retrouver les couleurs qui ont fait et qui feront l’honneur de l’Europe. Mais il ne faut pas rendre l’Europe responsable des problèmes auxquels se trouve confronté Airbus.

Ulysse Gosset: On voit bien qu’il y a deux approches, l’approche allemande qui dit, "laissons les industriels régler le problème d’Airbus entre eux", et puis il y a les Français qui disent, "il faut que l’État réinvestisse, intervienne". Notamment Ségolène Royal qui dit avec force que l’État doit remettre de l’argent et qui dit même que les régions françaises doivent investir dans Airbus. Quelle est l’approche que vous préférez?

Jean-Claude Juncker: Je ne suis pas un libéral au sens "laisser-faire, laisser-aller" du terme. Je crois que dans des entreprises d’avenir, il y a une large place pour les gouvernements et pour l’action normative des États. Donc je ne trouverais pas anormal que les États européens prennent leurs responsabilités et en les prenant se saisissent d’une grande opportunité qui peut-être, sans leur emprise au sens noble du terme, disparaîtrait.

Ulysse Gosset: Louis Gallois, le président d’Airbus a dit que le poison des nationalismes était un handicap pour des entreprises comme Airbus.

Jean-Claude Juncker: Oui, Airbus doit se demander si Airbus est aussi européen que nous le pensons. Je crois que parfois, dans les organes d’Airbus et dans la mouvance de ces organes, il y a des affrontements timides entre intérêts nationaux parfois divergents, alors que les intérêts nationaux sur Airbus, comme sur d’autres grands projets industriels, devraient se confondre dans un œcuménisme européen qui les remplacerait.

Ulysse Gosset: Toujours dans cette direction, l’aspect social: est-ce que l’Europe est assez sociale, est-ce qu’elle est trop libérale? Je vous propose d’écouter une question de Caroline de Camaret, notre Madame Europe de la chaîne France 24. Écoutons-la.

Caroline de Camaret: Bonjour Monsieur Juncker, c’est au président de l’Eurogroupe que je m’adresse, deux questions qui se rejoignent. Vous avez suivi de très près la campagne électorale française. Les candidats de droite comme de gauche semblent particulièrement remontés contre l’euro et son impact sur les prix, une hausse des prix bien sûr, mais aussi contre la Banque centrale européenne qui est accusée de hausser ses taux à perte de vue. Alors pouvez-vous affirmer aujourd’hui, en tant que président de l’Eurogroupe, que la Banque centrale européenne n’est pas obsédée par l’inflation et ne joue pas contre la croissance en Europe? Pouvez-vous également affirmer que cette Banque centrale européenne, indépendante, est une institution qui est acceptable pour les citoyens européens, alors que toute forme de gouvernance économique à 27, ou de relance coordonnée à 27, semble encore dans les limbes. Question subsidiaire, vous êtes en conflit ave le président de cette Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, sur la redistribution des fruits de la croissance. Il veut de la modération salariale, pas plus de salaires, "restons comme cela pour ne pas favoriser l’inflation." Et vous, est-ce qu’il est temps d’augmenter les salaires en Europe ?

Ulysse Gosset: Alors d’abord sur la Banque centrale européenne, beaucoup de critiques venues de France contre la BCE, votre réaction ?

Jean-Claude Juncker: La Banque centrale européenne qui est une banque centrale indépendante, n’aimerait pas que je sois son porte-parole, parce que déjà elle croirait que cela porterait entorse à son indépendance. Je ne suis pas le porte-parole de la Banque centrale. Mais je dois dire et je dois à la vérité de dire, que la Banque centrale, depuis qu’elle fut installée, depuis le 1er janvier 99, fait un excellent travail. Il faut tout de même avouer que la Banque centrale a été à même de garantir la stabilité des prix en Europe, ce qui ne fut pas une chose évidente. Et ce qui notamment en France est un évènement qu’il faudrait plutôt saluer, parce que la France s’était faite la spécialiste européenne en matière d’inflation. À part l’Italie, il n’y avait pas de pays plus inflationniste que la France pendant les années 60, 70 et 80.

Ulysse Gosset: Et l’euro?

Jean-Claude Juncker: L’euro n’est pas une monnaie qui a apporté l’enchérissement. Ce n’est pas l’euro qui a fait augmenter les prix. Même si nous étions restés avec le franc français, les prix aujourd’hui ne seraient plus ce qu’ils étaient au 1er janvier 99 ou au 1er janvier 2002. C’est les commerçants qui l’on fait dans les secteurs où cela a été fait. Accuser comme cela la monnaie unique d’avoir été un facteur ayant poussé les prix vers le haut, relève à mes yeux de la malhonnêteté intellectuelle.

Ulysse Gosset: Le dernier point sur la modération salariale souhaitée par Monsieur Trichet en est où? Qu’est-ce que vous en pensez?

Jean-Claude Juncker: Nous sommes tous, je crois, et les gouvernements et la Banque centrale, en faveur de la modération salariale. Mais je voudrais que la modération salariale soit bien comprise. Ce n’est pas un concept neutre. Ce n’est pas un concept qui partirait du constat que les salariés sont les ennemis de l’entreprise et de l’emploi et que donc il faut un peu calmer leurs revendications. Tel n’est pas mon point de vue. Je voudrais que l’évolution salariale se fasse en ligne avec les progrès de productivité. Toute augmentation… [interruption]

Ulysse Gosset: …augmentation des salaires plutôt…

Jean-Claude Juncker: Mais toute augmentation salariale qui respecte le rythme et le profil des progrès de productivité ne pose aucun problème en termes d’inflation, ni aucun problème en termes de compétitivité. Il faut cesser ce petit jeu qui consiste à faire exploser les profits des grandes entreprises, à faire profiter le grand capital des fruits de la reprise économique et dire aux salariés et donc à la majorité des Européens, "calmez-vous, n’ayez pas trop de revendications". Non, je crois que les fruits de la croissance doivent être équitablement distribués, ce qui veut dire que les augmentations salariales, en ligne avec les gains de productivité, non seulement ne sont pas nocifs, mais sont les bienvenus. Donc nous ne disons pas, nous les ministres des Finances de la zone euro, non à l’augmentation salariale. Nous disons oui à l’augmentation salariale, à condition qu’elle respecte le canal de la productivité et nous y ajoutons que les salaires ne sont pas le seul facteur qui fera bénéficier les travailleurs d’Europe des fruits de la croissance. Nous pensons aussi, nous sommes plusieurs à le penser, et nous convainquons les autres qui ne le sont pas encore, que la participation aux bénéfices des entreprises, que l’intéressement sont des mécanismes d’enrichissement vertueux des salariés qui doivent être traités d’une façon plus prioritaire par les politiques économiques et sociales de l’Europe. Dire toujours que l’Europe est faite pour le bonheur des gens et expliquer aux travailleurs que lorsqu’on parle des fruits de la croissance, ils ne devraient pas penser qu’ils pourraient être concernés, est une des raisons qui font que la désaffectation entre les travailleurs et les opinions publiques et l’Europe va croissante, alors que c’est urgent qu’elle aille décroissante.

Ulysse Gosset: Nous arrivons au terme de la première partie de l’émission, je vous propose de nous interrompre quelques minutes pour regarder le journal de France 24 et nous nous retrouvons avec Jean-Claude Juncker et une autre invitée, Monica Frassoni, vice-présidente du groupe des verts au Parlement européen. À tout de suite.

[Journal]

Ulysse Gosset: Retour sur le plateau de France 24 avec Jean-Claude Juncker. Et nous accueillons Monica Frassoni, députée italienne, co-présidente du groupe des Verts européens. L’un des grands défis de l’Europe c’est bien sûr le réchauffement climatique. Angela Merkel souhaite que l’Union joue un rôle de pionnier en réduisant de 20% les émissions de gazes à effet de serre d’ici 2020. Y a-t-il vraiment une volonté commune, Jean-Claude Juncker, d’y arriver?

Jean-Claude Juncker: Oui, je crois que les Européens, avec énormément de retard sur l’évolution des choses, ont maintenant compris que le changement climatique est un des défis majeurs de l’humanité. Nous avons tous, à part les plus vertueux, sous-estimé ce défi au cours des décennies écoulées, alors qu’il y avait tant d’avertissements, tant d’indications et tant de suggestions d’amender nos comportements. Oui, je crois que l’Europe doit jouer un rôle pionnier, mais elle le fait avec beaucoup de retard.

Ulysse Gosset: Oui, et moins 20% en moins de 15 ans, c’est possible? Ce n’est pas irréaliste?

Jean-Claude Juncker: Cela doit être fait, n’est-ce pas? Il y a tant d’objectifs a priori irréalistes auxquels l’humanité s’est toujours attachée pour les atteindre, que je crois que lorsqu’il s’agit de bien encadrer l’avenir des générations qui ne sont pas encore nées, nous pouvons en fait, puisque nous le devons, redoubler d’efforts. Cet objectif de réduction de 20% est un objectif européen. Libre aux États membres d’arranger leur propre mix d’énergie, mais ce qui doit être fait doit être fait. Si l’Europe ne le fait pas, les autres ne nous suivront pas. Si nous précédons les autres, ils nous suivront. Il y a longtemps déjà que nous aurions dû précéder les autres.

Ulysse Gosset: Il y a tout de même une question qui fâche, c’est la question des énergies renouvelables. L’une des demandes au niveau de l’Europe c’est qu’il y ait jusqu’à 20% des énergies renouvelables dans chaque pays européen et tout le monde n’est pas d’accord, Monica Frassoni?

Monica Frassoni: Je pense que premièrement, la question des énergies renouvelables, c’est une question de vision pour le futur et d’investissement. Et donc c’est pour ça que c’est tellement important. Je pense que le problème que nous avons maintenant au niveau de l’Union européenne et dans les différents gouvernements, c’est qu’on parle beaucoup, mais qu’on n’agit pas beaucoup. Et quand on agit, c’est toujours avec plein de peur. Et je pense que la question du niveau des énergies renouvelables fait parler des peurs et justement que ça coûte trop cher, qu’il y a des investissements trop onéreux à faire. Et c’est simplement en fait, j’en suis vraiment convaincue, une différence d’approche pour ce qui est des priorités, dans le sens qu’on peut décider de mettre son argent pour ce qu’on considère prioritaire. Nous considérons que la question des énergies renouvelables et des réductions d’émission est une priorité. Il y en a d’autres qui considèrent que ce n’est pas tellement une priorité.

Ulysse Gosset: Puis il y a le clivage du nucléaire aussi? C’est-à-dire… [interruption]

Monica Frassoni: Oui, le clivage du nucléaire c’est encore autre chose. Je pense qu’en ce moment il y a un problème grave, parce qu’il y a plein de gens, notamment en France, qui considèrent qu’on peut de façon très légère, considérer que l’énergie nucléaire est un instrument pour réduire les émissions, parce qu’ils regardent la question énergétique dans l’isolement. Evidemment, il est clair que l’énergie nucléaire produit en soi moins d’émissions, mais tout ce qui est autour, la question de la sécurité, même les coûts pour développer de façon forte l’énergie nucléaire, est quelque chose qui semble passer complètement inaperçu, notamment ici en France quand on fait un débat là-dessus. Et alors il faut considérer que le débat énergétique, ce n’est pas seulement le niveau d’émission considéré de façon isolée, mais l’ensemble des éléments qui sont évidemment les réductions d’émissions, mais aussi l’impact sur le transport, ce qu’il faut faire pour développer et pour rendre rentable les énergies renouvelables et donc les choix d’investissement. Et à ce propos il y a un élément qui me semble particulièrement important, notamment pour Monsieur Juncker, dans sa fonction de président de l’Eurogroupe, et c’est toute la discussion sur quoi il faut miser et sur quoi il faut investir. Et moi... [interruption]

Ulysse Gosset: Alors justement, Jean-Claude Juncker, il faut... [interruption]

Monica Frassoni: ... si je peu dire une chose... [interruption]

Ulysse Gosset: Oui, mais on va lui demander de répondre. Sur quoi faut-il miser?

Monica Frassoni: Non, parce que moi je dois lui dire la chose sur laquelle je voudrais qu’il réponde.

Jean-Claude Juncker: Elle me dit d’abord ce que je dois répondre.

Monica Frassoni: Exactement non. Je voudrais savoir ce qu’il pense de la possibilité d’avoir une initiative positive de la part de l’Eurogroupe des ministres des Finances, pour financer un grand plan européen sur l’éco-efficacité. Ça c’est quelque chose, de construire des choses qui soient soutenables. Pourquoi les ministres de Finances de l’Eurogroupe ne lancent pas un grand plan là-dessus? Je pense que ce serait génial.

Jean-Claude Juncker: Une réponse technique est apparemment prudente. L’Eurogroupe n’est pas responsable pour ces questions là. C’est l’ensemble des 27 États membres de l’Union européenne qui le sont, mais l’Eurogroupe suggérait, anticipait un mouvement, dont nous voudrions que les autres l’adoptent et je crois en effet qu’il n’est pas suffisant. Vu l’exigüité du budget européen qui est ridiculement peu élevé, il faudra dégager d’autres moyens financiers pour faire en sorte, que notamment au niveau des énergies renouvelables, des politiques d’accompagnement public puissent se mettre en place pour favoriser les énergies alternatives. Je suis très en désaccord avec la Commission européenne, avec certains commissaires et avec certains services de la Commission, qui nous expliquent que oui il faut plus d’énergie renouvelable, ce en quoi bien sûr la Commission a raison, mais que tous les mécanismes de soutien et de financement public mis en place relèvent en fait de l’aide d’État, qui serait prohibée par les traités. Cette façon que certains, huit commissaires, ont de croire que le marché pourra tout faire, que le marché par lui-même produirait de la solidarité, relève d’une conception qui est strictement contraire à la mienne. Le marché ne produit pas de solidarité. Il faut l’intersection entre le marché et la volonté politique pour faire en sorte que les objectifs que nous avons fixés lors de ce Conseil européen puissent être respectés. Le seul marché ne nous permettra pas d’y arriver.

Ulysse Gosset: Donc je reviens au nucléaire. Est-ce que, Monsieur Jean-Claude Juncker, ce que veulent savoir les gens, c’est si l’Europe va vers un nouveau développement du nucléaire. Est-ce que vous y êtes favorable ou y a-t-il des prudences à adopter?

Jean-Claude Juncker: Si nous voulions faire en sorte que le seul nucléaire vienne remplacer les façons plus traditionnelles de générer de l’énergie, nous devrions sur la planète entière construire à peu près 500 centrales nucléaires. Rien que de mentionner ce chiffre montre à l’évidence que tel ne peut pas être la solution. On n’acceptera pas que 500 centrales nucléaires… [interruption]

Ulysse Gosset: Non, mais le débat existe en Allemagne et on se pose la question.

Jean-Claude Juncker: Le débat n’existe pas vraiment en Allemagne puisqu’il a été clos en Allemagne. Il ne faut pas croire que parce qu’un débat n’existe pas en France qu’il existerait en Allemagne. Ce n’est pas le cas. Il n’y a pas en Europe une majorité qui ferait que nous augmentions le volume de l’électricité nucléaire dans le dispositif énergétique de l’Europe. L’énergie nucléaire, qui est une option française, ne peut pas être une option exclusive de l’Europe.

Ulysse Gosset: Monica Frassoni?

Monica Frassoni: Oui, je pense que maintenant dans ces années absolument cruciales, il faut se concentrer sur les investissements, sur les directions des grandes entreprises pour leur dire ce qu’il faut faire. Maintenant c’est investir, rechercher dans l’efficacité énergétique, c’est-à-dire consommer moins et sur les énergies renouvelables. Parce que en tout cas, on ne pourra pas fermer demain matin les centrales nucléaires, mais il y en a beaucoup plus qui sont en train de fermer qu’il n’y en a qui sont en train d’être construites en Europe, il n’y en a qu’une avec énormément de problèmes, en Finlande.

Ulysse Gosset: Il y a un autre sujet qui fâche ou qui suscite la discussion, c’est celui de l’élargissement de l’Europe. Vous savez que nous sommes une émission interactive et avec notre partenaire [nom inaudible] nous avons des questions qui nous viennent du monde entier. Écoutons cette question sur l’élargissement.

Spectatrice: Bonjour, Monsieur le Premier ministre. Depuis sa création, l’Europe est passée de 6 à 27 États. Jusqu’où peut aller cet élargissement de l’Europe? Merci.

Ulysse Gosset: Jean-Claude Juncker?

Jean-Claude Juncker: Ce que je sais, c’est que l’Europe telle qu’elle est, ne peut pas s’élargir à gogo. Et donc il faudra qu’à chaque pas que nous faisons en direction de nouveaux élargissements, nous vérifions si la capacité d’intégration de l’Europe permet d’accepter de nouveaux membres. Ce qui veut dire que les arrangements institutionnels que nous avons entre nous, comment nous décidons, à l’unanimité ou à la majorité qualifiée, suivant quelles règles de majorité, doivent être à la hauteur du nombre des élargissements futurs. Et nous devons ajouter de nouvelles ambitions à l’Europe. On ne peut pas à 27, 30 ou 33 demain gérer l’Europe avec une panoplie d’ambitions trop courtes.

Ulysse Gosset: Donc pas d’élargissement à gogo dites-vous, mais vous êtes pour l’adhésion de la Turquie?

Jean-Claude Juncker: Vous avez une façon de poser les questions qui invitent aux réponses simples, parce que vous vous exprimez... [interruption]

Ulysse Gosset: […] le débat, Nicolas Sarkozy est contre l’adhésion de la Turquie, vous êtes pour, c’est intéressant.

Jean-Claude Juncker: Je ne dirai pas que ce serait une catastrophe pour la France que j’en sois son Premier ministre, mais je ne le suis pas et donc je refuse dans mes débats avec les journalistes français de me laisser réduire à l’aspect franco-français des choses. En règle générale les problèmes européens se posent dans d’autres termes que dans les seuls termes franco-français. Sur la Turquie, nous avons pris une décision qui n’est pas claire, mais qui est évidente. C’est un processus de négociation à caractère ouvert. Le jour venu, lorsque les négociations auront été terminées, et la Turquie et nous-mêmes, nous devons nous dire si oui ou non nous voulons que la Turquie devienne un membre de l’Union européenne à part entière, avec tous les droits, avec toutes les obligations. Ou si la Turquie trouvera place sur une orbite que nous aurions tracée autour de l’Union européenne et qui fera de la Turquie un État qui aura avec l’Union européenne des relations privilégiées sans participer à toutes ses politiques et à toutes ses ambitions. Les Turcs, le jour venus, nous le diront. Nous le dirons le jour venu à nous-mêmes et aux Turcs.

Ulysse Gosset: Sur ce point, Monica Frassoni, l’élargissement jusque où?

Monica Frassoni: Je n’ai pas une prévision, j’ai une opinion. Je pense que l’Union européenne devrait s’élargir jusqu’aux Balkans et à la Turquie, point. Et évidemment, la condition pour ça c’est qu’on arrive à réformer nos institutions. J’ai pensé la même chose quand on était 12 et j’ai pensé la même chose quand on était 15. Pour ce qui est de la Turquie, ce qui m’intéresse maintenant en 2007, c’est le processus de démocratisation et de renforcement de l’État de droit dans la Turquie. Et je vois que la perspective de l’élargissement et de l’adhésion est quelque chose, ou était quelque chose jusqu’à il n’y a pas longtemps, qui avait une puissance très forte par rapport à ce processus de démocratisation. En ce moment, c’est ça qui m’intéresse. Après, c'est-à-dire dans 10 ou 15 ans, on décidera l’adhésion ou autre chose, c’est la décision de ceux qui feront la politique à ce moment-là. Mais il me semble qu’émettre maintenant un oui ou un non c’est négatif, et pour nous et pour la Turquie.

Ulysse Gosset: Très bien, l’autre dossier majeur du moment, qui est urgent, c’est la question du traité de la constitution. En France plusieurs scénarios sont possibles. L’un consiste à dire "faisons un mini traité et ratifions le par les parlements", c’est l’hypothèse de Nicolas Sarkozy. L’autre hypothèse c’est celle de Ségolène Royal : "retournons aux urnes et organisons un référendum sur le traité de constitution." Jean-Claude Juncker, comment sortir de l’impasse?

Jean-Claude Juncker: Il faudra que d’abord la France écoute les autres au lieu d’exiger des autres d’écouter la seule France. Deux, il faudra bien sûr que nous autres, nous écoutions la France. Ce qui présupposera que la France se mette à parler et nous dise exactement, tout comme les Pays-Bas d’ailleurs, ce sur quoi il faudra que nous nous mettions d’accord pour que la France puisse être d’accord. Il faudra sur la troisième partie retenir le véritable progrès: communautarisation des politiques en matière de justice et affaires intérieures; lutte contre la criminalité; une base légale pour la politique énergétique; de meilleures possibilités de rebondir pour faire en sorte que l’Europe demain ait enfin cette dimension sociale qui lui fait réellement défaut aujourd’hui. Grand traité ou mini traité, je voudrais que les nouvelles négociations rencontrent l’essentiel des choses.

Ulysse Gosset: Pensez-vous qu’on peut y arriver avant la fin de l’année 2007?

Jean-Claude Juncker: Il faudra le faire, sinon nous ne disposerions pas du nouveau traité avant les élections européennes de juin 2009 et cela me paraîtrait tout de même aberrant que de vouloir inviter au grand suffrage universel européen à son expression, si nous restons avec des traités qui en l’état où ils se trouvent, ne peuvent pas servir l’Europe de demain.

Ulysse Gosset: Monica Frassoni, de votre point de vue, faut-il qu’il y ait à nouveau, par exemple, un référendum en France?

Monica Frassoni: Je pense que s’il faut qu’il y ait un référendum, il faut décider sur quoi, ce n’est pas vraiment encore très clair. Et il faudra respecter les 18 qui ont ratifié et donc ça veut dire que sur l’essence, disons, de ce traité, il faut que ce soit ferme. On ne va pas tout rouvrir pour le plaisir de ceux qui veulent le faire. Et aussi il faudra que le référendum, s’il y en a un, soit européen, parce que je trouve qu’un référendum... [interruption]

Ulysse Gosset: …un référendum à l’échelle de toute l’Europe à nouveau?

Monica Frassoni: Oui, parce que pour la simple raison que les Français et les Néerlandais doivent être appelés à leur responsabilité européenne. Si on fait un référendum national, ce ne sera pas possible. Si je peux me permettre d’ajouter autre chose, je suis heureuse que finalement il y aura les élections françaises. Parce que franchement, on n’en pouvait plus d’avoir tout bloqué à cause de cette élection. Et c’est très amusant, parce que les Français, quand ils parlent de cette histoire de l’Europe, c’est comme s’ils n’avaient aucune responsabilité par rapport à la proposition à faire, à la solution à trouver. Je veux aussi ajouter que malheureusement, nous au Parlement européen et aussi à la Commission, on s’est laissé, si vous voulez, castrer du point de vue du débat, parce qu’on a dit, on ne peut rien dire, on ne peut rien proposer avant les élections françaises. Heureusement elles arrivent, parce qu’on n’en pouvait vraiment plus.

Ulysse Gosset: Jean-Claude Juncker, je vous donne le mot de la fin, avez-vous une grande idée qui permette de participer à la relance du moteur européen ou un grand dessin?

Jean-Claude Juncker: Je crois que l’Europe doit cesser d’être fixée sur elle-même. Cette auto-observation, ce nombrilisme eurocentriste commence à m’agacer chaque jour un peu plus. Il y a sur d’autres continents des problèmes énormément plus importants que les petits trucs que nous devons régler entre nous. Il y a le problème de la pauvreté, il y a le problème de la famine. Je voudrais que l’Europe, pour les autres et pour elle-même, décide dans un grand mouvement généreux et de contenu politique, que nous ferons de l’éradication de la pauvreté et de l’éradication de la famine un grand projet européen au cours des 30 années à venir. Qui le fera, si l’Europe ne le fait pas ? L’Europe n’est pas une invention pour la seule Europe. L’Europe est peut-être un cadeau pour les autres, à condition que nous respections les autres comme nous nous respectons nous-mêmes. Il y a trop d’amour propre en Europe et pas suffisamment d’amour pour les autres.

Ulysse Gosset: Jean-Claude Juncker, je vous remercie. Monica Frassoni, merci à vous aussi. Et je vous donne rendez-vous la semaine prochaine pour une nouvelle édition du "talk de Paris".

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