"Je ferai désormais partie des Immortels...". Jean-Claude Juncker au sujet de son installation comme membre associé étranger à l'Académie des sciences morales et politiques

Sonia da Silva: Monsieur le Premier ministre, lundi, l'Académie des sciences morales et politiques vous accueillera au titre d'associé étranger. Quel sentiment vous inspire cette invitation à siéger dans le fauteuil qu'occupa Léopold Sédar Senghor, dans une institution où vous aurez pour pairs des sommités comme Vaclav Havel, Jean Starobinski, le prince Charles, le pape Benoît XVI ou encore Ismaël Kadaré?

Jean-Claude Juncker: Cette élection au fauteuil de Senghor m'inspire plusieurs sentiments. D'abord de modestie: devenir le successeur de Senghor alors que l'homme était grand et son œuvre immense - et je ne peux prétendre ni à son immensité à lui, ni à celle de son œuvre - m'inspire le sentiment de qui doit obligatoirement se sentir le successeur indigne de celui auquel il succède. Je ne suis pas Senghor et je ne prétends pas l'être.

Je note avec une énorme satisfaction que je suis le premier Luxembourgeois à entrer à l'Institut de France. C'est en fait la reconnaissance académique et officielle du fait que le Luxembourg - pour me citer moi-même - constitue la petite France de l'étranger et que la grande France le reconnaisse enfin.

Le président de la République française, en me nommant par décret membre de ladite Académie, au nom de la France, fait savoir plus aux Français qu'aux Luxembourgeois (qui le savent depuis longtemps, sinon depuis toujours) que parmi les pays qui se réclament très officiellement de la francophonie, le Luxembourg est très probablement le plus proche de la France. Nous avons toujours vu dans la République française, qui est notre grande voisine de l'Ouest, un exemple à suivre - et nombreux sont les Luxembourgeois qui se sont inscrits dans la "francité" si j'ose dire, puisque notre pays est fait de tant d'intersections entre ce qui est allemand et ce qui est français, qu'aux yeux des Français nous devons apparaître très souvent comme plus éloignés de la France que de l'Allemagne alors que le contraire est plutôt vrai.

Enfin, je note avec satisfaction que je suis le successeur dans son fauteuil de Senghor, alors que Senghor était le successeur du chancelier Adenauer. Est-ce qu'il y a une densité symboliquement plus riche que celle qui montre qu'un Luxembourgeois peut succéder à quelqu'un qui était Français et Africain, et donc Européen, qui lui-même était le successeur de quelqu'un qui était Allemand et qui a ouvert un nouveau chapitre sur notre continent? En ce sens, je me sens parfaitement à l'aise dans cet ordre de succession, dans lequel je me sens pour le reste très intégré.

Sonia da Silva: Votre prestige d'homme politique est remarquable en Allemagne - le nombre de distinctions dont ce pays a pu vous gratifier en témoigne. Or votre promotion à l'Académie des sciences morales et politiques apparaît comme une éminente reconnaissance de la part d'un pays où votre rayonnement par contre semble moins prononcé. Partagez-vous ce point de vue?

Jean-Claude Juncker: Il est moins prononcé dans la mesure où l'Hexagone prend moins d'intérêt à ce qui est étranger que l'Allemagne, qui est plus ouverte en ce sens. Toujours est-il qu'au Luxembourg, on donne toujours de moi l'impression d'être non seulement un grand ami de l'Allemagne - que je suis mais un peu inféodé à la pensée allemande, ce qui, à vrai dire, n'est pas le cas.

Les Luxembourgeois - parce que la presse nationale n'en parle pas beaucoup - ne savent pas que j'ai été élu à deux reprises Européen de l'année par la presse française, en 1997 et en 2005; semblent ignorer que j'ai été nommé Grand officier de la Légion d'honneur par le président Chirac; ne savent pas que je vais recevoir un de ces jours le prix Louise Weil d'après le nom de la doyenne d'âge du premier Parlement européen directement élu en 1979; ne s'intéressent pas aux nombreux discours que je fais en France. La presse luxembourgeoise ne reprend jamais les entretiens que je donne à la presse française, qui pourtant sont nombreux (au Figaro, au Monde, au Temps, à La Croix).

Je suis plus présent en France que ne le pensent les Luxembourgeois, et j'ai toujours un peu souffert du fait que certains, pour des raisons qui m'échappent, ont toujours voulu me présenter - alors que je fais des émissions télévisées régulières en France - comme quelqu'un qui, du Luxembourg, ne s'adresse qu'à la seule Allemagne. Ce n'est pas le cas. J'ai toujours soigné mes relations avec la France, avec son opinion publique, avec le monde politique, avec les différentes strates de la classe politique française.

Je compte de nombreux amis et à gauche et à droite. J'observe d'ailleurs que les candidats à la présidentielle passent tous et pour la première fois depuis qu'il y a des élections présidentielles en France par le Luxembourg, qui est devenu un passage obligé pour tous ceux qui prétendent à l'Elysée.

Je suis Luxembourgeois d'abord, et Européen ensuite, et je me sens très Français sans renier mon intérêt prononcé pour tout ce qui est allemand.

Sonia da Silva: Vous venez de le dire: vous êtes le premier Luxembourgeois à se faire introniser sous la coupole et ainsi devenir membre à vie d'un cercle d'érudits très fermé. Pouvez-vous nous expliquer comment se produit une telle ascension académique?

Jean-Claude Juncker: Je n'ai aucun savoir sur les raisons, ni sur les modalités de vote qui ont fait que mes confrères m'ont choisi comme leur confrère. Je n'en avais pas été informé au préalable. Je n'ai eu aucun contact.

Devenir membre de l'Académie et de l'Institut de France ne relève pas du plaidoyer pro domo: cela relève de l'acceptation d'une invitation qui vous est faite par d'autres et qui vous honore en toute circonstance.

Sonia da Silva: A quel moment et dans quelles circonstances avez-vous eu connaissance de cette désignation?

Jean-Claude Juncker: Il y a plusieurs mois, l'on m'a informé que l'Académie des sciences morales et politiques venait de voter, avait retenu mon nom, et en découvrant cette nomination j'ai constaté que dans l'imaginaire français je ferais désormais partie des Immortels - ce que je trouve un peu curieux. Je sais que dorénavant je ferai partie de cette Académie jusqu'au jour de ma mort, et que je n'aurai pas à déterminer le nom de celui qui prendra alors mon fauteuil à l'Académie.

Donc, j'étais entre les mains de l'Académie au moment du vote et je serai, quant à ma succession, entre les mains de celle-ci au moment de ma mort.

Sonia da Silva: Quelles sont les missions qui vous incombent en votre qualité de membre associé?

Jean-Claude Juncker: Je dois participer régulièrement, si le temps le permet - et lorsque je ne serai plus Premier ministre j'aurai le temps pour le faire -, aux grands débats sociétaux qui agitent la France et l'Europe. Je compte, de passage à Paris, me rendre régulièrement à l'Académie, mais je sais d'ores et déjà que vu les contraintes de mes fonctions actuelles j'aurai très peu d'occasions pour assister aux débats de l'Académie. J'ai toutefois la ferme intention d'y participer régulièrement et de me ressourcer dans les eaux de l'Académie le jour où, ayant quitté mes fonctions, j'aurai le temps de m'occuper de ce qui est le plus essentiel.

Sonia da Silva: Un bel horizon de "retraite" donc...

Jean-Claude Juncker: C'est une perspective qui aujourd'hui déjà m'enchante. Je saurai que faire le jour où j'aurai quitté mes fonctions actuelles.

Sonia da Silva: Qu'est-ce que l'Européen convaincu que vous êtes entend-il apporter à l'Académie? Quels sont les débats sociétaux qui vous tiennent plus particulièrement à cœur?

Jean-Claude Juncker: Je voudrais mettre à profit ma présence à l'Académie pour parler de l'Union européenne et de l'Europe politique. L'Académie des sciences morales et politiques est à stratifications multiples puisque s'y rencontrent des philosophes, des scientifiques de toute provenance, des médecins, et autres. C'est donc un milieu suffisamment hétéroclite pour vous permettre d'avoir une vue générale mais suffisamment spécifique des choses de la vie. C'est un milieu dont je crois qu'il sera de nature à m'enchanter vu la multiplicité des horizons de ceux qui en sont membres.

J'aime pour ma part le dialogue interdisciplinaire, j'ai horreur de devoir presque chaque jour devoir discuter avec ceux qui s'intéressent à la chose publique avec des hommes politiques, et j'ai envie de discuter des choses de la Cité avec ceux qui font la Cité.

Sonia da Silva: Churchill (c'est le nom que le Premier ministre a donné à son nouveau chien, ndlr) vous accompagnera-t-il?

Jean-Claude Juncker: Vous savez que Churchill, le vrai Churchill, le grand Churchill, était membre de l'Académie! Churchill était membre britannique de l'Académie, qui a été remplacé par Toynbee, le fameux historien anglais, qui pour sa part a été remplacé par un prince Charles. Quant à moi, je me réjouis tout particulièrement de siéger à côté de Havel, un grand ami, que j'admire beaucoup.

Je vois dans cette Académie des sciences morales et politiques converger géographie et histoire européenne en vue d'une discussion sur le monde à venir. L'Europe a cessé d'être occidentale; elle a retrouvé sa complétude, et Havel représente à merveille ce complément géographique qui manquait à l'Europe, et qui est aussi un complément d'Histoire, de culture et de passé communs.

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