Jean-Claude Juncker au sujet de l'état des marchés financiers et du traité de Lisbonne ("l'invité de France Inter")

Nicolas Demorand: Merci d’écouter France Inter, il est 8h21. L’invité ce matin en duplex de Bruxelles?

Jean-Claude Juncker: C’est Jean-Claude Juncker, Premier ministre luxembourgeois, et je vais bien pour le reste.

Nicolas Demorand: Le reste c’est ministre des Finances du Luxembourg également et surtout président de l’Eurogroupe. Jean-Claude Juncker, bonjour.

Jean-Claude Juncker: Bonjour.

Nicolas Demorand: En tant que Monsieur Euro de l’Union, quel est votre sentiment sur l’état des marchés financiers qui ont lourdement chutés hier? Etes-vous inquiet?

Jean-Claude Juncker: Je ne suis pas plus inquiet que je ne l’étais avant-hier. Mais il faut savoir que les turbulences qui agitent les marchés financiers vont continuer et je ne crois pas que nous pourrions dire que nous sommes arrivés à la fin des crises financières qui nous préoccupent.

Nicolas Demorand: Ça peut continuer combien de temps d’après vous?

Jean-Claude Juncker: Je ne saurais vous dire combien de temps cela va durer. Nous avons sous les yeux un certain nombre d’analyses et je crois que la crise financière va nous occuper un bon moment pendant l’année 2008. Il faudra voir dans quelle mesure et à quel degré les turbulences financières vont impacter, comme on le dit, les économies réelles. Nous avons réduit - la Commission, l’OCDE, le Fonds monétaire international - nous-mêmes nos prévisions de croissance pour l’année 2008. La crise ne nous rendra pas plus riches.

Nicolas Demorand: Il y aura un impact sur l’économie réelle? Vous avez dit qu’on aura 2008 pour le mesurer, ça veut donc dire qu’il y en aura un?

Jean-Claude Juncker : Je suis convaincu que la croissance en Europa sera ralentie par les conséquences immédiates et lointaines de la crise financière.

Nicolas Demorand: La situation est grave, Jean-Claude Juncker?

Jean-Claude Juncker: La situation est telle que nous devons corriger vers le bas nos prévisions de croissance et dans cette mesure elle est grave puisqu’elle va empêcher l’envol de l’économie européenne.

Nicolas Demorand: En tant que président de l’Eurogroupe là encore on a pu voir, et j’aimerais votre réaction là-dessus, que l’action concertée d’un certain nombre de banques centrales a peut-être plus inquiété qu’elle n’a rassuré. Elle n’a en tout cas pas eu ce matin les faits escomptés hier, à savoir de ramener un peu de calme et de confiance sur les marchés?

Jean-Claude Juncker: J’estime que les opérations concertées entre les banques centrales majeures de la planète vont dans la bonne direction. J’espère que l’impact cumulé des opérations envisagées et en cours arriveront à calmer les marchés. Les banques luttent contre l’irrationnel sur les marchés. Elles ont raison de le faire.

Nicolas Demorand: A quel moment est-ce qu’on pourra voir si ça a été positif ou non, cette intervention massive - qui n’avait pas eu lieu depuis le 11 septembre tout de même, 11 septembre 2001?

Jean-Claude Juncker: C’est la deuxième fois qu’une opération de ce type se fait. Vous avez raison de souligner que c’est la première fois après le 11 septembre. Pour le reste, cette action, tout comme la gestion de la crise financière par la Banque centrale européenne prouve que nous avions raison d’établir une Banque centrale européenne et que nous avions raison d’introduire l’euro. Imaginez-vous un seul instant que nous serions avec 13 ou 15 banques centrales nationales européennes qui prendraient des initiatives tous azimuts, qui se contrediraient, dont l’une tirerait à gauche et l’autre à droite. Il vaut mieux avoir une action forte, européenne et concertée.

Nicolas Demorand: Jean-Claude Juncker, est-ce que en dépit de ces effets positifs de l'euro, le taux de l’euro aujourd’hui n’est pas, je dirais, dramatiquement haut pour l’économie européenne?

Jean-Claude Juncker: Nous avions promis, lorsque nous avions lancé l’euro, une monnaie stable. Le moins qu’on puisse dire c’est que nous avons une monnaie et un euro stables. Le taux de change impacte d’une façon différente les différentes sous-économies de la zone euro, française, allemande, italienne, espagnole et autres, et produit des conséquences divergentes sur les différents segments de l’économie réelle.

Nicolas Demorand: Mais quand Louis Gallois, le patron d’Airbus, qui est un des fleurons de l’industrie européenne, indique qu’il risque d’être obligé de délocaliser hors d’Europe une partie de sa production, c’est quand même un sacré symbole ça, et à cause de l’euro?

Jean-Claude Juncker: Je n’aime pas les discours simples et je crois que les discours auxquels vous faites allusion sont un peu simples, parce qu’ils n’ont en vue que le court terme et qu’ils éliminent de la pensée en perspective le moyen et le long terme. Pour le reste, je vous ai dit que l’euro fort comme on dit, produisait des conséquences différentes suivant les différents segments de l’économie réelle. Il est vrai que l’aviation, que l’automobile, connaissent de plus grandes difficultés que d’autres secteurs de l’économie. Il est vrai que l’économie allemande résiste mieux à l’euro fort que des économies qui sont moins compétitives, parce que moins de réformes structurelles ont été opérées sur les territoires sur lesquels elles opèrent.

Nicolas Demorand: Henri Guaino, le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, disait hier à ce micro qu’Airbus était en danger, et que même si la perspective d’une délocalisation hors de la zone euro était problématique, il y avait aussi la réalité de l’entreprise. Alors là, vous lui dites aussi que c’est un discours simple?

Jean-Claude Juncker: C’est un discours qui prend insuffisamment en compte que la valeur externe de la monnaie n’est jamais la seule explication qu’il convient d’avoir à l’égard des difficultés qu’une entreprise ou qu’un secteur peut avoir. Il s’agit aussi de rendre plus compétitives un certain nombre d’économies qui n’ont pas fait les efforts d’ajustement que d’autres ont fait.

Nicolas Demorand: Vous pensez à qui là, précisément?

Jean-Claude Juncker: Vous me posiez la question au sujet de quelle entreprise dans quel pays?

Nicolas Demorand: Là, quand vous dites qu’il faut rendre compétitives un certain nombre d’économies qui ne le sont pas assez, vous pensez à la France?

Jean-Claude Juncker: Je pense à celles qui n’ont pas opéré les réformes structurelles que d’autres, sous milles efforts et sous milles sacrifices, ont dû faire.

Nicolas Demorand: Est-ce que vous pourriez nous donner un nom de pays ou deux quand même, Jean-Claude Juncker, pour qu’on ne reste pas dans des propos ésotériques?

Jean-Claude Juncker: Nous ne sommes pas ésotériques pour qui veut comprendre.

Nicolas Demorand: Oui ben moi, je veux comprendre et je ne comprends pas. Alors dites-nous.

Jean-Claude Juncker: Pour vous qui ne comprenez pas, je vous signalerai que l’économie allemande par exemple a fait de grands efforts pour renforcer sa compétitivité alors que des économies immédiatement voisines en ont fait moins. Ce n’est pas moi qui, président de l’Eurogroupe, le dit. C’est une analyse consensuelle. Ceci dit, il faut dire que la France est en train de mettre en œuvre un train de réformes structurelles qui a de l’allure et qui a, je pourrais dire, de la gueule, si nous n’étions pas à la radio. Ça va dans le bon sens. Je suis tout à fait satisfait des réformes qui ont été initiées par le président et par le gouvernement.

Nicolas Demorand: Et ça va assez vite? Le commissaire européen aux affaires économiques dit que, bon, les intentions françaises d’accord, mais qu’on attend maintenant un certain nombre de résultats et vite. Vous aussi, Monsieur euro?

Jean-Claude Juncker: Je suis convaincu que l’ambition affichée par la France se traduira en des réalités concrètes. Je ne peux pas envisager un seul instant qu’on lance des grandes réformes et qu’on ne fasse pas en sorte qu’elles soient couronnées de succès. Ceci dit, il faut savoir que des réformes structurelles de ce type sont difficiles partout et sont particulièrement difficiles à mettre en œuvre en France. Je connais bien, pour l’aimer beaucoup, la France et donc je sais qu’entreprendre de telles réformes en France demande une bonne dose de courage politique.

Nicolas Demorand: Vous appelez ça des politiques structurelles ou des politiques d’ajustement. Est-ce que ça ne s’appelle pas tout simplement des politiques de rigueur, Jean-Claude Juncker?

Jean-Claude Juncker: Moi je ne joue pas avec les mots. Il y des réformes structurelles [se fait interrompre]

Nicolas Demorand: Non, mais les mots ont un sens. Autant employer ceux qui servent à qualifier des réalités.

Jean-Claude Juncker: Oui, mais les questions simples qui appellent des réponses difficiles ont parfois moins de sens. Je suis en train d’expliquer que lorsqu’il s’agit de garantir le financement futur de nos systèmes de sécurité sociale et de vieillesse, on n’échappe pas à des réformes structurelles qui demandent des sacrifices à ceux qui sont directement concernés par ces réformes. Si nous ne faisions pas ces réformes aujourd’hui, nous alourdirons la dette et les conditions de vie des générations futures. Nous avons donc l’obligation d’agir aujourd’hui pour ne pas devoir demain procéder à des politiques ultra rigoristes.

Nicolas Demorand: Henri Guaino a dit hier à ce micro également qu’une fois que le traité de Lisbonne avait maintenant été signé par les États membres, et bien il fallait commencer à faire de la politique, et notamment de la politique économique et notamment de la politique monétaire. Alors s’il n’a pas ouvert la possibilité ou même l’idée de réformer les statuts de la Banque centrale européenne, dans les faits, a-t-il bien précisé, dans la pratique, il va falloir qu’il y ait un peu plus de culture démocratique en Europe sur ces sujets-là. Qu’en pensez vous?

Jean-Claude Juncker: Rien.

Nicolas Demorand: Point?

Jean-Claude Juncker: Oui. Vous m’interrogez sur des propos d’un conseiller à l’Elysée, je suis Premier ministre d’un pays et président de l’Eurogroupe. Mes interlocuteurs jouent dans une autre division, avec tout le respect, toute l’estime que j’ai pour celui que vous ne cessez de citer.

Nicolas Demorand: Il est conseiller du président de la République, donc à ce titre…

Jean-Claude Juncker: Oui. Moi je suis président de l’Eurogroupe.

Nicolas Demorand: Vous êtes heureux alors que les 27 aient signé, Jean-Claude Juncker, hier?

Jean-Claude Juncker: Je crois que nous avions besoin de ce traité réformateur. Je crois que ce traité permettra à l’Europe de mieux s’affirmer à l’extérieur et de décider plus rapidement en interne. Je crois donc que c’est un traité, un, dont nous avions besoin et deux, dont nous devons plaider la cause auprès de tous ceux qui sont appelés à le ratifier, c'est-à-dire le peuple irlandais, puisqu’il ratifiera par voix référendaire et les 26 autres parlements nationaux.

Nicolas Demorand: Allez, encore deux questions, Jean-Claude Juncker. Une première concernant ce que vous disiez à l’instant d’Henri Guaino. Si c’est par hasard Nicolas Sarkozy qui endosse les propos, comme il l’a fait d’ailleurs, de son conseiller, qu’il parle la même langue pour dire la même chose, là vous aurez un homologue à votre hauteur?

Jean-Claude Juncker: Je ne dis pas que l’autre ne serait pas à ma hauteur, mais je rends attentif au fait qu’en tant que président de l’Eurogroupe j’ai déjà donné un certain nombre d’éclaircissements suite aux propos français qui parfois ne correspondent pas tout à fait à la réalité d’aujourd’hui. Nous avons établi avec la Banque centrale européenne un dialogue qui fonctionne. Nous ne sommes pas d’accord sur tout. Il y a une culture démocratique puisque les deux institutions, l’Eurogroupe d’une part et la Banque centrale d’autre part se parlent. J’ai effectué avec le président de la Banque centrale, Monsieur Trichet, un voyage en Chine il y a 15 jours pour expliquer sur les taux de changes aux Chinois notre position, qui est d’inviter la Chine à réévaluer sa monnaie nationale. Vous voyez donc que nous sommes actifs et parfois proactifs sur le terrain international. Et le fait que nous ayons été à même de nous déplacer en Chine, de parler d’une voix concertée, Banque et Eurogroupe ensemble, montre à l’évidence que le dialogue fonctionne et que la culture interinstitutionnelle n’est pas le contraire, ne se trouve pas à l’opposé des vertus démocratiques.

Nicolas Demorand: Et voilà la dernière question, Jean-Claude Juncker, le traité de Lisbonne crée une fonction de président du Conseil européen. Vous êtes candidat? Vous y pensez?

Jean-Claude Juncker: Ni en me rasant, ni à d’autres moments de la journée. Je pense d’abord qu’il faudra que nous ratifions ce traité réformateur et je pense ensuite, qu’avant d’identifier celui qui exercera la fonction de président du Conseil européen, il faudra que nous réfléchissions au domaine d’action qui sera le sien et au périmètre des compétences qui sont les siennes.

Nicolas Demorand: On parle aussi de Tony Blair.

Jean-Claude Juncker: Voilà.

Nicolas Demorand: Bon. Merci en tout cas Jean-Claude Juncker, d’avoir été avec nous en duplex de Bruxelles. On aurait aimé poursuivre la conversation avec vous, mais des problèmes d’emploi du temps vous empêchent de rester jusqu’à 9 heures. Merci encore infiniment. Vous êtes le président de l’Eurogroupe, Premier ministre et ministre des Finances du Luxembourg. On vous appelle Monsieur le président ou Monsieur le ministre, en protocole?

Jean-Claude Juncker: Jean-Claude pour vous.

Nicolas Demorand: Allez bonne journée.

Dernière mise à jour