Jean-Claude Juncker au sujet de la crise financière, de la réunion du G20 à Washington et de la proposition d'institutionnaliser l'Eurogroupe au niveau des chefs d'État et de gouvernement

Nicolas Demorand: L’invité de France Inter est ce matin le Premier ministre et ministre des Finances luxembourgeois, président de l’Eurogroupe. Bonjour, Jean-Claude Juncker.

Jean-Claude Juncker: Bonjour.

Nicolas Demorand: Vous êtes avec nous en direct de Luxembourg. Le 15 novembre prochain va se tenir à Washington un sommet important qu’on a surnommé un nouveau Bretton Woods. Jean-Claude Juncker, est-ce que le terme vous semble vraiment approprié?

Jean-Claude Juncker: Oui et non. Le parallèle avec Bretton Woods n’est pas entier, mais comme il s’agit de refonder le capitalisme mondial, le système économique et financier mondial, le parallèle me paraît tout de même s’imposer puisqu’il s’agit d’une réunion aux prolongements multiples.

Nicolas Demorand: Est-ce que vous pensez que ce sommet risque ou pourrait accoucher d’une souris?

Jean-Claude Juncker: Non, l’essentiel est que les dirigeants des 20 pays les plus importants, d’un point de vue économique, puissent se réunir, procéder à une analyse commune. Vouloir réserver au seul G7 le règlement des problèmes du monde est une idée trop courte. Elargir le cercle vers ceux qui sont invités à cette réunion me paraît opportun.

Nicolas Demorand: On a vu Nicolas Sarkozy en tant que président en titre de l’Union européenne durcir le ton et dire qu’il se rendait à Washington avec la claire volonté de vouloir faire avancer les choses. Est-ce qu’il y a d’après vous peut-être du côté américain, Jean-Claude Juncker, une volonté inverse de simplement faire un diagnostique et puis de se quitter bons amis?

Jean-Claude Juncker: Je crois que le président a parfaitement raison de dire que la réunion de Washington doit déboucher sur des résultats concrets dont le détail sera élaboré au cours des mois à venir. Il faut dire à nos amis américains que la crise est partie du territoire américain, que l’origine de la crise financière et ensuite économique est le fait que les marchés financiers sont insuffisamment réglés, qu’il y a une absence brutale de transparence, qu’il faut revoir le fonctionnement des agences de notation, qu’il faut faire en sorte que tous les produits, si compliqués qu’ils soient, soient soumis à un contrôle normatif émanant des États et donc je crois que le président est parfaitement dans son droit d’insister auprès de nos amis américains sur des résultats conséquents.

Nicolas Demorand: C’est la vision européenne, on va dire du problème, la vision américaine vous semble très différente, Jean-Claude Juncker?

Jean-Claude Juncker: J’en ai discuté avec le président Bush au début d’octobre. Il est très conscient que les Américains sur ce point, celui que nous évoquons, sont fautifs, pour m’exprimer poliment. Il y a aux Etats-Unis, comme dans le reste du monde anglo-saxon, une retenue trop prononcée lorsqu’il s’agit d’imposer des règles là où il faut un ordonnancement et une chorégraphie normative étant susceptible de produire des résultats. Nous devons expliquer aux Américains que le monde a changé, que l’après-crise financière ne ressemblera plus à la situation que nous avons connue à la veille de celle-ci. Non, nous les Européens nous pensons qu’il faut davantage réglementer, sans surréglementer. Nous ne voulons pas la strangulation, nous voulons donner au système financier international l’air pour respirer. On ne peut respirer que dans une atmosphère dégagée. Il faut dégager l’atmosphère.

Nicolas Demorand: Je vous repose la question, Jean-Claude Juncker, est-ce que la position américaine est radicalement différente ou très éloignée de la position européenne telle que vous venez de la décrire?

Jean-Claude Juncker: Elle était radicalement différente puisque je me souviens parfaitement bien qu’au niveau des ministres des Finances, au G7 qui était réuni en 2007 à Essen, le gouvernement allemand proposait déjà d’ajouter une dose de transparence, d’ajouter une dose de réglementation. Les Américains et les Britanniques n’en voulaient rien entendre. Ils ont vu que la frénésie déréglementatrice sans gêne et sans bornes nous mène droit dans le mur et je crois qu’ils ont compris la leçon.

Nicolas Demorand: Allez-vous y assister à ce sommet en tant que président de l’Eurogroupe?

Jean-Claude Juncker: Non, je ne vais pas assister à cette réunion, puisque c’est une réunion au niveau des Premiers ministres et je préside la réunion de l’Eurogroupe au niveau des ministres des Finances. L’Europe sera représentée par le président de l’Union européenne, Monsieur Sarkozy et le président Barroso, président de la Commission.

Nicolas Demorand: L’Espagne y sera?

Jean-Claude Juncker: Je ne sais pas. L’Espagne a tout fait pour y être. Le président Sarkozy s’est employé à convaincre les Américains que la 8e économie mondiale avait sa place autour de cette table. On me dit que l’Espagne serait invitée, sous quelle forme je l’ignore.

Nicolas Demorand: Les Pays-Bas du coup on fait valoir eux aussi leur droit à être à la table à Washington. Est-ce que c’est en bonne voie ou c’est encore pour l’instant avec un point d’interrogation?

Jean-Claude Juncker: Je ne suis pas la puissance invitante, puisque c’est la Maison blanche et je ne m’en occupe pas pour l’instant.

Nicolas Demorand: On verra peut-être un jour. Mais toutes ces demandes, plus sérieusement, sur le fond, que ce soit par l’Espagne ou les Pays-Bas, est-ce que ce sont des demandes qui vous semblent légitimes ou qui sont juste des demandes de fierté nationale?

Jean-Claude Juncker: Les deux pays dont vous parlez ne font pas partie du G20, mais ont un rôle à jouer dans un contexte international, lorsque les finances et l’économie sont concernées, mais il y a d’autres pays sur d’autres continents qui pourraient, avec la même justification, demander une place autour de la table. Je constate l’absence de l’Union africaine, ça me paraît un peu curieux de voir ce continent éternellement malheureux, qui n’arrive pas à s’ajuster à l’atmosphère et à l’ambiance du moment, ne pas être invité autour de cette table.

Nicolas Demorand: Jean-Claude Juncker, qu’est-ce qui vous choque ou vous a choqué dans la proposition française d’institutionnaliser le sommet de l’Eurogroupe avec les chefs d’État tel qu’il s’est réuni à Paris il y a quelques semaines dans l’urgence?

Jean-Claude Juncker: Cela ne me choque aucunement qu’on réfléchisse à la meilleure façon possible de coordonner les politiques économiques au sein de la zone euro. Nous essayons de le faire au niveau des ministre des Finances dans le cadre de l’Eurogroupe, mais vouloir institutionnaliser un Eurogroupe au niveau des chefs d’État et de gouvernement pour le réunir à cadences régulières par exemple la veille de chaque Conseil européen me paraissait être une idée qui allait trop loin, dans la mesure où de telle réunions suscitent toujours d’énormes attentes. Le président Sarkozy avait parfaitement raison de nous réunir en octobre à Paris, le moment s’y prêtait, les circonstances nous y invitaient.

Nicolas Demorand: Mais pourquoi un outil de ce type ne serait pas un progrès ou une avancée dans la coordination de la politique économique à échelle européenne? C’est une question ouverte, Jean-Claude Juncker.

Jean-Claude Juncker: Mais nous pouvons prendre en main cet outil à chaque fois que la situation nous y invite, lorsqu’il y a des événements qu’il faudra que l’Europe au niveau de l’Eurogroupe, que ce soit au niveau des ministres des Finances ou au niveau des chefs d’État et de gouvernement puissent mieux résoudre que les autres instances européennes internationales que nous connaissons, il faut réunir ce groupe. Mais il ne faut pas le faire d’une façon systématique. D’ailleurs j’ai vu longuement le président Sarkozy vendredi passé à Bruxelles, il y a aucun différent de fond, de taille ou de substance entre lui et moi.

Nicolas Demorand: Sur ce sujet-là?

Jean-Claude Juncker: Mais non, puisque j’ai dit au président Sarkozy que je serai son meilleur allié à chaque fois qu’il s’agit de réunir l’Eurogroupe pour répondre présent à une situation qui peut devenir dramatique.

Nicolas Demorand: Mais donc, il a abandonné cette idée, cette proposition? C’est ça ce que vous nous dites, Jean-Claude Juncker?

Jean-Claude Juncker: Mais non, je ne sais pas si le président a abandonné cette idée, mais nous sommes d’accord qu’il faut réunir l’Eurogroupe au niveau des chefs d’État et de gouvernement à chaque fois que la nécessité nous y pousse. Mais il ne faut pas se réunir au niveau des chefs d’État et de gouvernement tous les trois mois, puisque cela suscite des attentes auxquelles très probablement nous ne pourrions pas répondre présent.

Nicolas Demorand: En tant que président de l’Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, que diriez-vous en ce lundi 10 novembre de la situation économique et financière mondiale? L’intervention des États a sans doute permis d’éviter le pire, mais la confiance est loin d’être revenue? Non?

Jean-Claude Juncker: La situation reste grave. Il ne faut pas donner vers l’extérieur l’impression que nous serions arrivés au bout du tunnel. Je crois que les États ont bien réagi, notamment les États européens sous l’impulsion de la Présidence française et de Nicolas Sarkozy en personne. Nous avons fait en sorte que les banques puissent fonctionner, puisqu’il n’y a pas d’économie moderne qui puisse fonctionner si le secteur financier ne fonctionne pas. Il faudrait maintenant que les banques correspondent à nos attentes, il faudrait que nous examinions de tout près quels accents politiques et quels accents de politique économique nous pouvons lancer pour faire en sorte que l’économie réelle, qui déjà est très touchée, ne nous conduise pas par un dépérissement de sa situation vers un niveau de chômage plus élevé. Il faut tout faire pour mettre un terme au rétrécissement du crédit, il faut voir en détail quels appuis nous pouvons en tant qu’États donner au secteur industriel européen pour sauvegarder sa compétitivité, notamment dans le secteur de l’automobile. Il faut voir comment nous pouvons mieux coordonner les différents plans d’appui économiques qui sont lancés dans certains de nos pays. Nous y travaillons.

Nicolas Demorand: L’Europe a une carte à jouer sur la question automobile, Jean-Claude Juncker? On voit que le secteur est extrêmement fragilisé aujourd’hui.

Jean-Claude Juncker: Le secteur est extrêmement fragilisé. Il y va de l’automobile comme du secteur de la construction. Si ces deux secteurs tombent en panne, l’économie générale risque de ne pas relever de si tôt la tête. Je crois donc que nous devons très soigneusement examiner la situation de l’automobile en Europe. Les États-Unis s’apprêtent à appuyer par des apports publics le secteur de l’automobile américain. Nous ne pouvons pas ne pas avoir ce que font les Américains. Nous ne pouvons pas accepter une situation dans laquelle l’automobile européen disparaîtrait de la scène mondiale.

Nicolas Demorand: Allez dernière question rapidement: est-ce que les banques jouent leur rôle et jouent le jeu, alors qu’elles ont été tellement soutenues par les États? Est-ce qu’elles n’ont pas là une responsabilité en ce moment même dans le fait d’accorder très difficilement des crédits, que ce soit aux PME ou aux particuliers?

Jean-Claude Juncker: Les banques ont une responsabilité énorme. Elles réagissent, oui, mais elles ne réagissent pas avec la langue que nous nous étions imaginées lorsque nous avons lancé les plans d’appui que nous avons lancés. Les banques doivent savoir qu’elles tiennent entre leurs mains la santé de l’économie réelle.

Nicolas Demorand: Et vous avez des moyens de leur faire entendre ou comprendre ça?

Jean-Claude Juncker: Enfin, si les banques ne font pas preuve de plus d’allant, il faudrait peut-être revoir un certain nombre de dispositifs que nous avons mis en place, mais j’ai bon espoir que le secteur bancaire dans son ensemble, je veux dire dans son ensemble européen, saura être à la hauteur de la tâche.

Nicolas Demorand: Merci, Jean-Claude Juncker d’avoir été en direct ce matin sur France Inter. Je rappelle que vous êtes Premier ministre, ministre des Finances luxembourgeois et président de l’Eurogroupe.

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