Interview de Xavier Bettel avec le Soir

"Ces personnes ne veulent pas vivre mieux, ce sont des gens qui veulent survivre (...)"

Interview: Le Soir

Le Soir: Que vous inspire le corps du petit Aylan ?

Xavier Bettel: Quand on voit cette photo, on ne peut qu'être choqué. Il ne faut pas oublier les milliers de personnes qui ont déjà perdu leur vie. Mais le choc de cette photo provoque comme une prise de conscience. C'est infiniment triste mais parfois, ce sont de telles photos qui font que des gens comprennent enfin la gravité des choses.

Le Soir: La mort d'Aylan peut-elle faciliter l'obtention d'un consensus entre les Etats membres, après des mois de discorde ?

Xavier Bettel: Personne n'avait envisagé l'ampleur, de cette crise et on ne peut pas dire que rien n'a été fait. Le 20 juillet, on a évoqué la relocalisation des 'réfugiés ; les conclusions prévoyant la liste de pays sûrs sur laquelle travaille la Commission, doivent se transformer en termes juridiques. Cela prendra encore quelques jours mais on avance. La présidence luxembourgeoise avait un programme d'ici la fin 2015, mais l'ampleur -de la crise nécessite d'anticiper certaines échéances. C'est ce que la Commission fait avec les propositions qui seront exposées la semaine prochaine. Le président de la France et la chancelière allemande sont en première ligne. François Hollande m'avait appelé il y a quelques jours déjà pour voir ce que je pensais de ce mécanisme permanent, qu'il a discuté en direct avec Angela. J'étais d'accord sur toute la ligne, je partage cela à 100%. Il faut un mécanisme extraordinaire de relocalisation, sur base d'un régime permanent. Ce système permanent est important : on ne va quand même pas recommencer à chaque crise à négocier qui est prêt à prendre quoi ! La dernière fois, il y avait eu des centaines de morts en mer, et on avait déjà négocié ! Non ! Ou on est solidaire, ou on ne l'est pas. J'espère qu'on est capable de le faire: on est quand même le continent le plus riche du monde. On ne peut pas se permettre de ne rien faire.

Le Soir: Quid de Viktor Orban, qui veut "protéger" l'identité chrétienne et se refuse à cette solidarité ?Louis Michel qualifie ses propos de "puants" et demande au PPE, son groupe au Parlement, de l'exclure ?

Xavier Bettel: J'ai pris connaissance des déclarations faites par certaines personnes, qui ne sont pas vraiment utiles dans le contexte. Mais qu'on arrête de parler de migration ! Ces personnes ne veulent pas vivre mieux, ce sont des gens qui veulent survivre, ce sont des réfugiés politiques avec une chance de vie très limitée là où ils habitaient. Qu'on arrête les discussions acrimonieuses. L'origine de la crise par ailleurs n'est pas attribuée. J'ai entendu " c'est le problème de tel pays". Cela ne sert à rien.

Le Soir:  C'est Orban qui a dit à Bruxelles mercredi : "C'est un problème allemand, pas européen".

Xavier Bettel: Eh bien voilà, cela ne sert à rien. Le problème n'est pas né en Europe, mais il y a une solution européenne à trouver.

Le Soir: Il n'y a que l'Europe qui peut résoudre le problème ?

Xavier Bettel: Non. On doit impliquer le continent africain et aller trouver les pays qui entourent ces zones autour de la Libye et la Syrie pour identifier la solution au problème. Je vais aller en Russie prochainement, il n'est pas question de trouver une solution pour la Syrie, sans elle. Je vais donc en parler avec M. Poutine.

Le Soir: Certains disent qu'il faut aller faire la guerre sur place ? Wouter Beke, le président du CD&V évoquait jeudi soir une intervention en Syrie.

Xavier Bettel: (exaspéré) Est-ce qu'on veut que les catholiques attaquent les musulmans ? Il faut voir ces choses avec les pays partenaires de l'Otan. Je n'ai pas envie d'aller faire une guerre où les catholiques vont dire aux musulmans ce qu'ils doivent faire ! Le Luxembourg a débloqué 250 millions d'euros pour de la prévention à destination de la Jordanie, pour le maintien de la sécurité alors que ce pays devient petit à petit une place sur la carte susceptible de se transformer en brasier. Mais je peux comprendre que des gens se demandent comment on peut, quand on est allé attaquer Kadhafi, ne plus aller se battre sur place alors qu'on décapite des gens et qu'on détruit le patrimoine.

Le Soir: Bart De Wever le président de la N-VA a proposé la création d'un statut à part pour les réfugiés. Louis Michel, député européen MR dénonce des propos "dangereux"?

Xavier Bettel: Je ne commente pas les propos des uns ou des autres en Belgique. Mon interlocuteur est Charles Michel, avec qui je suis en contact. Il est à la tête d'un gouvernement qui agit de façon responsable depuis le début de cette crise.

Le Soir:  Vous comptez prendre de nouvelles initiatives ?

Xavier Bettel: Jeudi, les ministres de la Défense ont pris des mesures de contrôle pour traquer les bandes qui s'enrichissent. Dublin est dépassé, ce mécanisme n'a pas été prévu pour l'afflux massif de réfugiés: il faut réfléchir à de nouvelles pistes. La solution pour l'asile doit être européenne, à la manière de ce qu'on avait fait en concevant Schengen.

Le Soir: Eriger des murs comme le fait Orban en Hongrie ?

Xavier Bettel: Ce est pas la solution que je préconise. Les frontières externes de Schengen doivent être contrôlées car si elles ne le sont pas, on va tuer Schengen. Mais la construction d'un mur veut matériellement dire "contournez ma frontière pour aller chez les autres": ce n'est pas le but ! Le but c'est, s'il y a des réfugiés à la frontière hongroise, de les recenser, et puis d'établir une solidarité. On ne va quand même pas non plus les mettre en prison ! Or j'ai l'impression qu'on va infliger une peine de prison si on passe la frontière sans y être autorisé, et qu'on est en train de criminaliser des gens qui n'ont rien fait de mal.

Le Soir: Quid si le 14 septembre, les Européens n'arrivent pas à se mettre d'accord sur une solution commune ?

Xavier Bettel: J'aurais honte ! J'aurais honte d'être président de l'Union, honte d'être un chef de gouvernement européen. Si le 14, on ne se met pas d'accord pour des raisons de calculs politiques... car on ne parle pas de marchandises ici, mais d'hommes qui cherchent à survivre. Ils ne veulent pas augmenter leur salaire, ou avoir un meilleur lit, ils veulent survivre, ils veulent échapper à la mort.

Le Soir: Vous allez vous rendre sur place ?

Xavier Bettel: Je n'ai pas envie d'aller "visiter", ce n'est pas le but. J'aimerais qu'on trouve des solutions. Visiter pour constater ce qu'on voit tous les jours sur les images, visiter pour "voir" n'a pas de sens. Que ceux qui ne voient pas, ouvrent les yeux !

Le Soir: Vous allez travailler au corps les chefs d'Etat et de gouvernement ?

Xavier Bettel: Je donne des coups de fil, ce jeudi encore j'ai eu différents chefs d'Etat en ligne. La semaine prochaine, ce sera encore plus intense. On verra la suite que chacun va réserver. Mais je le répète: j'espère que je n'aurai pas honte d'être un chef de gouvernement européen !

Le Soir: Peur du risque démocratique que cette problématique fait peser sur l'Europe ?

Xavier Bettel: Quand j'entends qu'en Allemagne maintenant, il y a des maisons de demandeurs d'asile qui sont brûlées, cela m'inquiète. 

Le Soir: Nous sommes ici dans votre lieu de naissance et de résidence ?

Xavier Bettel: J'ai eu beaucoup de "chez nous". Je suis né à Luxembourg ville puis je suis parti habiter à la campagne jusqu'à huit ans environ, puis je suis revenu habiter en ville. Si je regarde mes grands-parents, je suis un quart polonais, un quart russe, un quart français et un quart luxembourgeois. Si je regarde les religions, je suis un quart juif, un quart orthodoxe, un quart catholique et un quart athée. Mon grand-père luxembourgeois, qui s'appelait Bettel, était ébéniste à Luxembourg. J'habite encore dans la maison où j'ai grandi. Je l'ai rachetée quand mon père est décédé. Elle est très importante pour moi, car c'est l'endroit où je me ressource, et où je sais qu'y vivent des personnes qui m'aiment. J'adore voyager, je fais partie de ces gens qui adorent rencontrer du monde. J'ai fait mes études en France, en Grèce, mais j'ai toujours senti que ma maison était ici.

Le Soir: Quand on est luxembourgeois, on se sent quoi ?

Xavier Bettel: Européen. On se sent ouvert. J'ai la chance d'être né sur un continent où je n'ai pas besoin de fuir. Où j'ai le droit de m'exprimer, de vivre. Je ne suis pas persécuté pour mes opinions. J'ai déjà beaucoup de chance pour ça. Mais je trouvais important, lorsqu'on a créé l'université de Luxembourg, de prévoir un semestre à l'étranger. Il est important de quitter sa maison pour un petit bout de temps, en sachant que l'on peut y retourner. J'ai étudié en Grèce et en France. La Grèce, c'était pour m'éloigner de la maison, et pour apprendre l'histoire et les traditions d'une autre culture.

Le Soir: Qu'en avez-vous retenu ?

Xavier Bettel: En tant qu'Européen, j'ai appris ce qu'était l'espace Schengen - que certains remettent en doute aujourd'hui. Quand, de Grèce, je voulais aller en Bulgarie, en ancienne république yougoslave de Macédoine ou en Turquie, mais que la douane était fermée parce qu'ils regardaient un match de foot, il fallait attendre pendant deux heures dans la voiture. Quand je devais désinfecter ma voiture pour rentrer dans l'Union européenne. Ça vous marque. J'avais 24 ans. C'est quelque chose que je n'oublie pas. Si une frontière est ouverte ou pas ? Ce n'est pas une question que l'on se pose, alors que d'autres personnes se la posent en permanence.

Le Soir:  Qui vous a influencé ?

Xavier Bettel: Mes parents m'ont beaucoup influencé. Nous étions une famille où l'on a toujours pu discuter de tout. Mon papa était dans le négoce de vin et ma mère dans une banque. J'ai une soeur plus âgée, qui est psychologue. Nos parents nous donnaient beaucoup de liberté. Il y avait certaines règles, dont celle de manger ensemble, pas devant la télé, de discuter, d'échanger. Ils nous ont toujours soutenus dans nos projets. Du côté de ma maman, ma famille vient de Russie et de Pologne. Ils ont quitté la Russie en 1917. Ma mère a eu une éducation très stricte quand elle était jeune. Ma soeur était plus âgée, donc elle avait déjà tracé le chemin devant moi. Ma soeur et moi ne sommes pas sur la même longueur d'andes sur certains dossiers. Mais on sait discuter, et on se respecte. Ce sont des valeurs que mes parents m'ont toujours transmises.

Le Soir: Vous ont-ils transmis le désir de la politique ?

Xavier Bettel: Pas du tout ! J'ai fait une manif à l'école primaire, pour réclamer une plaine de jeux, alors que l'adjointe au maire était venue visiter l'école. On avait fait des dessins et une pétition pour le maire. La plaine de jeux a été construite. C'était un tout petit quelque chose, mais j'ai vu que si on s'engageait, au lieu de critiquer et de râler, on pouvait faire changer les choses. Donc à 15 ans, je me suis inscrit dans un parti politique.

Le Soir: Pourquoi les libéraux ?

Xavier Bettel: Le maire de l'époque, qui m'avait impressionné, était libéral. Et puis il y a cette tolérance que mes parents m'ont transmise et que je retrouve dans ce parti. J'ai commencé au centre et je suis toujours bien au centre. J'y trouve ce respect des idées, des nationalités, des sexualités différentes. Je me sens bien dans mon parti, où je suis économiquement plus à droite et plus à gauche pour les questions de société.

Le Soir: Vous voulez laisser une marque ?

Xavier Bettel: Je veux qu'on se rappelle que le Luxembourg se portait bien. J'ai eu des choix difficiles à faire. Quand je suis arrivé au pouvoir, on était tombé dans une situation d'endettement important. Et si je n'avais pas pris des mesures, on risquait de dépasser les 30% qu'on s'était fixés comme limite. On est parvenu à réduire, en gardant les investissements très élevés. C'était des choix difficiles à opérer. En politique, beaucoup de gens préfèrent ne rien faire et ont du mal avec le changement. Moi, j'ai voulu moderniser le Conseil d'Etat, les renseignements, ouvrir à l'opposition à laquelle j'ai donné un siège en plus, agir sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat, réformer la loi sur l'avortement. Aucune des trois questions du référendum n'est passée pourtant. J'aurais évidemment préféré un autre résultat. Pour mon pays, je demande une évolution, pas une révolution. J'ai vu que pour certaines personnes, ces questions-là étaient plus une révolution.

Le Soir: Qu'allez-vous faire après ?

Xavier Bettel: On m'a demandé récemment, puisque les trois anciens Premiers ministres luxembourgeois ont été présidents de la Commission, si c'était aussi mon ambition. (Il rit). Je suis ici, je suis très content avec ce que je fais. Mon père a fait énormément de projets avec ma mère "après la retraite, on fera ça". Il est mort à 60 ans. Je vis au jour le jour. 

Le Soir: La laïcité a-t-elle joué dans votre choix d'engagement au parti libéral ?

Xavier Bettel: Non, pas du tout. Je suis croyant, catholique. Cependant, je n'arrive pas du tout à m'identifier avec ce que l'on a fait de la religion. Pour moi, la religion est quelque chose de personnel. Si quelqu'un veut se retrouver dans un cercle religieux, c'est son droit. Encore une fois, il ne faut pas tomber dans les extrêmes. Les sectes, et tout ce genre de choses, c'est dangereux. Je n'accepte pas qu'on m'impose quoi que ce soit, que l'on me dise que telle idée est bonne ou pas. Je ne veux pas que la religion m'impose ma façon de vivre. Je n'ai qu'une vie. Je pense que le Pape donne des impulsions qui permettent à des catholiques comme moi, qui ne sont pas des bigots, de voir qu'il veut avancer dans la bonne direction. Mais les succursales ont encore du mal à suivre, il y a encore du boulot. L'Eglise et la religion ont aussi à s'adapter à la réalité et aux gens. Ce n'est pas aux gens à devoir s'adapter à la religion. Je n'accepte pas que quelqu'un me dise que je n'ai pas le droit à l'avortement, au mariage, à la pilule, au préservatif,' au divorce. Ça, ça me dérange. Ils peuvent me donner des indications, des valeurs à partager. Mais pas m'exclure, comme cela existe pour certaines personnes, de la communion ou du mariage parce que je ne rentre pas dans le schéma. Le Pape est l'une de vos références ? Non. Il ne faut pas croire que j'ai une affiche du pape François dans ma chambre ! Mais je trouve que c'est quelqu'un qui a reconnu que la société avançait et qu'une institution telle que l'Église devait avancer aussi. Vous avez marqué les esprits par l'organisation de ce référendum, qui était un pas extrêmement osé, ou par votre parcours personnel.

Le Soir: Qu'est-ce qui fait que vous êtes un progressiste militant ?

Xavier Bettel: C'est dans ma nature. Je me rappelle des discussions, en politique, sur le divorce. Des gens me disaient : "Oui, mais alors, dans ce cas-là, il ne faut pas se marier..." Ce sont des gens qui après ont divorcé eux-mêmes plus tard et m'ont dit qu'à l'époque, ils s'étaient trompés. Mes droits s'arrêtent là où commencent les vôtres. Et je n'empiète pas sur les vôtres pi j'accepte un divorce par consentement mutuel. Si c'est votre choix d'avortér, je n'ai pas à interférer dans votre choix. Je suis libéral dans le sens où je pense que chacun doit pouvoir faire ses choix et moi, en tant que législateur, je dois pouvoir offrir la palette de choix. Ce n'est pas à moi de les lui imposer.

Le Soir: Une personne, un choc, une rencontre qui a révélé cela chez vous ?

Xavier Bettel: J'ai eu des expériences au fur et à mesure de ma vie. J'ai eu une grand-mère qui a eu un cancer généralisé. Elle voulait mourir et on lui a dit non, qu'elle ne pouvait pas. Du coup, elle a demandé qu'on la ramène à la maison. Elle avait juste une pompe à morphine. Elle s'est laissée mourir. Elle ne mangeait plus rien. C'était terrible, pour elle comme pour les autres. L'euthanasie, j'étais pour, parce que je ne trouvais pas que cela devait être une décision prise comme ça, à vif (il claque des doigts). Cela doit être réfléchi, répété... Il y a beaucoup d'expériences dans la vie qui font que l'on se sent conforté dans les choix que l'on veut prendre. Je n'impose aucun choix. Je laisse le choix - c'est ça qui est important en politique. Mais je ne prive pas de choix. Tant que ça n'empiète pas sur les droits de quelqu'un d'autre. Il s'agit de reconnaître une réalité. Pour moi, la politique est là pour ça. On demande souvent aux femmes si le fait d'être une femme change leur vision des choses.

Le Soir: Votre homosexualité joue-t-elle un rôle dans votre côté progressiste ?Cela permet-il de comprendre plus vite l'altérité, et de revendiquer ce que l'on est ?

Xavier Bettel: Je n'ai jamais revendiqué ce que je suis. Je n'ai jamais eu le besoin de dire que je suis le Premier ministre des homosexuels. Je suis le Premier ministre des gens, et dans "les gens" il y a les hétéros, les homos, les bisexuels, les trans, les Luxembourgeois, les non -Luxembourgeois, les catholiques, les non -catholiques... Je ne fais pas de distinction sur base de ces critères. Quand j'entends certains chefs de gouvernement dire : "Nous, on veut bien des immigrés, mais que des catholiques..."

Le Soir: Cela vous choque ?

Xavier Bettel: Oui. Parce que l'on crée une catégorie entre les gens, selon des critères qui sont en eux.

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