Interview de Pierre Gramegna dans l'Opinion

“La place financière se porte bien”

Interview : L’Opinion (Raphaël Legendre)

L’Opinion: La Commission européenne vient de rendre ses propositions sur la fiscalité des Gafa. Soutenez-vous son idée d'une taxation sur le chiffre d'affaires ? 

Pierre Gramegna: Nous sommes favorables à une taxation juste et équitable des géants du numérique. II est anormal que des pans entiers de l'économie échappent à une taxation crédible. Mais l'économie numérique étant par nature globale, il serait illusoire de croire que nous pourrons les taxer de manière efficace en faisant cavalier seul, au niveau national ou européen. Nous préconisons de trouver un dénominateur commun entre les travaux de I'OCDE et les propositions de la Commission. Il faut arriver à des solutions acceptables pour la grande majorité des pays de l'OCDE. C'est dans l'intérêt même de l'Union européenne. Si nous fixons nos règles seuls, les acteurs économiques contourneront l'Europe. Nous n'avons pas encore pu examiner les textes concrets. Sur le principe, le Luxembourg soutiendra l'initiative de la Commission si ses propositions sont compatibles avec celles que I'OCDE doit formuler bientôt. 

L’Opinion: La France et le Luxembourg ont signé une nouvelle convention fiscale. Que change-t-elle ? 

Pierre Gramegna: Cette convention, qui doit encore être ratifiée par nos deux pays, va remplacer la précédente qui date de 1958. Elle vise à éviter la double imposition et mieux lutter contre la fraude et l'évasion fiscales en mettant en œuvre les recommandations issues de BEPS, le projet de I'OCDE contre l'érosion des bases fiscales. Nous disposerons ainsi d'une convention moderne, plus juste et plus sûre pour les opérateurs économiques. Nous avons par ailleurs prévu d'y inclure les fonds d'investissement. Cela permettra aux fonds situés au Luxembourg de percevoir des revenus à des taux préférentiels en toute sécurité juridique. Le texte fixe enfin un seuil de tolérance de 29 jours pour les travailleurs frontaliers Français au Luxembourg. Ces derniers pourront travailler moins de 30 jours hors du Luxembourg sans conséquences fiscales. Au-delà, ils seront redevables au fisc français des impôts dus pour le total des jours où ils ont travaillé à l'extérieur. Cette réglementation est relativement favorable par rapport à l'accord que nous avons avec l'Allemagne et la Belgique, où les seuils sont respectivement de 19 et 24 jours. 

L’Opinion: Vous avez également signé un accord sur le financement des infrastructures transfrontalières... 

Pierre Gramegna: Cet autre accord prévoit que le Luxembourg finance à hauteur de 50 % des projets sur le territoire français dans les huit à dix années à venir, pour 120 millions d'euros au maximum. La majorité des projets sont d'ordre ferroviaire, mais nous financerons aussi des parkings d'accueil le long des autoroutes qui mènent au Luxembourg, pour encourager les 90 000 frontaliers qui viennent travailler chez nous à utiliser les bus et le covoiturage, afin de réduire les bouchons. Nous avions déjà cofinancé dans les années 1990 les rames de TGV construites entre Luxembourg et Metz. 

L’Opinion: Plus de trois ans après les Luxleaks, comment se porte la place financière du Luxembourg ? 

Pierre Gramegna: L'année 2014 fut décisive, avec l'annonce par le Luxembourg de l'abandon du secret bancaire. Nous l'avons fait. De nombreux observateurs pensaient que nous allions perdre en attractivité. Ce n'est pas le cas. Les 139 banques installées sur le sol luxembourgeois sont un peu moins nombreuses qu'en 2014 mais se portent bien. Nous comptons aujourd'hui davantage de clients fortunés que dans le passé. Nos fonds d'investissement viennent de dépasser les 4 200 milliards d'euros d'avoirs sous gestion. De nombreuses sociétés d'assurance ont choisi à partir de Londres de s'établir au Luxembourg dans le cadre du Brexit. Nous avons développé un quatrième pilier avec les fintech, ce qu’était l'une de mes priorités au début de mon mandat et se révèle être un choix judicieux. Enfin, nous nous développons dans la finance durable. La section verte de la Bourse de Luxembourg —Luxembourg green stock exchange — cote 50 % de toutes les obligations vertes du monde. Un tiers des fonds de microfinance, des fonds socialement responsables et des fonds de lutte contre le changement climatique utilisent les plateformes du Luxembourg, comme par exemple le fonds de la Banque mondiale, le Green cornerstone bond fund, doté de 1 milliard de dollars. La place financière de Luxembourg se porte bien. 

"Nous partons à la conquête de l'espace avec des petits satellites qui iront explorer des astéroïdes à proximité de la Terre pour en ramener des matériaux rares. C'est ce que nous appelons du "space mining"."

L’Opinion: Vous vous êtes aussi lancé dans une politique de diversification économique... 

Pierre Gramegna: Nous avons demandé à l'économiste américain Jeremy Rifkin de réfléchir au positionnement du Luxembourg dans les cinq à dix années à venir. Les deux clés de la réussite seront la mobilité et les technologies de l'information. Combinés, ces deux éléments créent un système économique plus efficient, plus circulaire, avec des entreprises qui travaillent en partage. La taille du Luxembourg nous permet de nous préparer à ces changements plus rapidement que les autres. Nous partons par ailleurs à la conquête de l'espace avec des petits satellites qui iront explorer des astéroïdes à proximité de la Terre pour en ramener des matériaux rares. C'est ce que nous appelons du « space mining », de l'extraction spatiale. 

L’Opinion: Ces satellites seront-ils envoyés par Ariane Espace ou Spaxe X, la société d’Elon Musk ? 

Pierre Gramegna: C'est ouvert. C'est dans ce cadre que le Grand-Duc et le vice-premier ministre se sont rendus mercredi à Toulouse. Beaucoup de synergies sont possibles avec la France. 

"Le taux d'impôt sur les sociétés est de 18 % au Luxembourg, ce qui nous place dans la moyenne des pays de l'OCDE".

L’Opinion: On a beaucoup parlé des avantages fiscaux accordés par le Luxembourg aux grands groupes internationaux, les fameux "rulings". Où en est-on ? 

Pierre Gramegna: C'est sous présidence luxembourgeoise de I'UE que nous avons décidé en 2015 d'organiser un échange automatique d'informations sur les rulings au niveau  européen. Il est en place depuis l'année dernière et ça fonctionne. Nous avons fait la transparence. Contrairement à ce que beaucoup pensent, les rulings ne sont pas un mal en soi. Ces documents offrent une sécurité juridique aux entreprises. Nous avons levé le secret pour les débarrasser de leur caractère sulfureux. Par ailleurs, les réglementations européennes ont nettement réduit l'utilisation des rulings. C'est le cas au Luxembourg et je crois que c'est une tendance européenne. L'Europe est enfin à l'avant-garde de BEPS après la transposition des mesures anti-évasion fiscale dans deux directives qui vont bientôt entrer en vigueur. Le Luxembourg a accompagné ce mouvement de manière très proactive. 

L’Opinion: Ce qui n'empêche pas une forme de concurrence fiscale entre les Etats... 

Pierre Gramegna: L'étau se resserre sur les taux d'imposition. Les pays qui avaient une fiscalité relativement plus élevée que la moyenne de I'OCDE, comme la France et les Etats-Unis, ont décidé de réduire considérablement leur fiscalité. Le taux d'impôt sur les sociétés est de 18 % au Luxembourg, ce qui nous place dans la moyenne des pays de I'OCDE. 

L’Opinion: Que pensez-vous du projet d'assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés (ACCIS) que l'Allemagne et la France tentent de ranimer au niveau européen ? 

Pierre Gramegna: C'est un projet compliqué sur lequel nous allons travailler avec la Commission et les Etats membres. Les travaux progressent lentement. Nous avons plusieurs questions. La discussion continue. 

"Nous ne sommes pas opposés à davantage de solidarité au sein de la zone euro mais il faut l'échelonner"

L’Opinion: Quel approfondissement possible pour l'Union économique et monétaire ? 

Pierre Gramegna: Le Conseil européen de décembre a chargé l'Ecofin de plancher sur deux sujets sur lesquels nous pourrions, selon lui, avancer plus vite : l'union bancaire et le mécanisme européen de stabilité (MES). Pour l'instant les positions sont relativement rigides. Ce qui s'explique aussi par le fait qu'il n'y avait pas de gouvernement allemand. Il faudra attendre avril-mai pour connaître la position du nouveau ministre des Finances allemand, Olaf Scholz. Le débat sur l'union bancaire s'articule autour du degré de solidarité entre les Etats. Les positions varient selon que l'on trouve que les risques qui pèsent sur l'union bancaire sont vraiment réduits ou pas. Un inventaire est en cours. Nous sommes dans une position d'attente. Nous voyons des raisons d'avoir, à terme, une solidarité accrue. Encore faut-il se donner des objectifs qui ne sont pas trop ambitieux à court terme. Nous ne sommes pas opposés à davantage de solidarité mais il faut l'échelonner. 

L’Opinion: Et pour le MES ? 

Pierre Gramegna: Le fonds de résolution bancaire que nous sommes en train de constituer sur huit ans joue un rôle de réserve commune. Nous sommes favorables à un renforcement de son rôle en lui octroyant davantage de pouvoirs dans la prévention des crises. Encore faut-il savoir à quelle échéance. Au vu des progrès réalisés, nous sommes raisonnablement optimistes. 

L’Opinion: L'idée d'une capacité budgétaire de la zone euro vous séduit-elle ? 

Pierre Gramegna: Nous sommes ouverts à la discussion mais opposés à des transferts permanents. Il faudra limiter l'emploi de cette capacité à des situations exceptionnelles. Cela pourrait aussi prendre la forme d'un fonds permettant à des pays en difficultés d'investir dans leur économie. Nous avons tiré la leçon de la crise grecque. Favoriser l'investissement en période de basse conjoncture dans des pays qui ont des difficultés me semble être un mécanisme qui nous rendrait service. 

L’Opinion: Michel Barnier vient de signer avec les Britanniques un accord sur la période de transition post-Brexit. L'Europe restera-t-elle unie dans ces négociations ? 

Pierre Gramegna: La réponse est oui ! Contrairement aux attentes de certains, l'Europe s'est montrée extrêmement unie dans ces négociations, et ça continuera. Réjouissons-nous de l'accord provisoire qui prévoit une période transitoire jusqu'à fin 2020, presque deux ans après la sortie, ce qui donne du temps au temps. C'est dans l'intérêt de tous. Nous ne sommes qu'au début des discussions. 

Dernière mise à jour