Interview de Pierre Gramegna dans le Luxemburger Wort

"Continuer d'anticper"

Interview: Luxemburger Wort (Nadia Di Pillo)

Luxemburger Wort: Pierre Gramegna, suite au départ d'Isabelle Goubin du ministère des Finances, qui présidera le Haut Comité de la place financière? 

Pierre Gramegna: Dans le cadre de la réorganisation du ministère, Vincent Thur-mes a été nommé secrétaire permanent du Haut Comité de la place financière (HCPF), en remplacemetit d'Isabelle Goubin, dont il était le bras droit. Vincent Thurmes est en charge de l'équipe "Services financiers, stabilité financière et cadre réglementaire de la place financière" et vient d'être promu directeur. 

Luxemburger Wort: Quelles sont les missions qui incombent à Tom Théobald en tant que directeur du développement et de la promotion de la place financière? Ne risque-t-il pas de faire double emploi avec l'agence pour le développement de la place financière, Luxembourg for Finance, et le Haut comité de la place financière? 

Pierre Gramegna: Le Haut comité de la place financière a pour vocation de définir une stratégie pour la place financière et, en tant qu'instance de concertation, de réfléchir à la mise en place d'un cadre réglementaire adapté. Cet organe public-privé est entièrement tourné vers l'avenir afin de formuler des pistes de solution pour améliorer la compétitivité de la place financière. Créée conjointement par l'État et les acteurs privés du secteur financier en 2008, Luxembourg for Finance a quant à elle pour mission de mieux faire connaître le secteur financier auprès des acteurs professionnels, des investisseurs potentiels et des médias à l'étranger. Enfin, le rôle de Tom Théobald, le nouveau directeur du développement et de la promotion de la place financière, est de contribuer à la réflexion, d'être un premier point de contact au ministère des Finances et de faire le lien entre le ministère et l'agence Luxembourg for Finance afin d'assurer un échange d'information plus optimal. 

Luxemburger Wort: Quelle est justement votre stratégie en matière de promotion de la place financière? 

Pierre Gramegna: C'est par exemple dans le cadre du Haut comité de la place financière que nous avons défini ensemble la stratégie à adopter pour faire face aux conséquences du Brexit. Nous avons également récemment constitué plusieurs groupes de travail. Chacun d'eux a pour mission de proposer des réformes favorisant la compétitivité luxembourgeoise. Si certains se penchent sur des questions de nature plus technique, d'autres visent à développer des initiatives dans le domaine de la finance verte ou des fintechs afin de consolider la position du Luxembourg dans ces domaines. Mais tous visent le même objectif: anticiper les besoins futurs des clients et des investisseurs. La place financière est devenue ce qu'elle est aujourd'hui, parce qu'elle a souvent eu une longueur d'avance sur les autres. 

Luxemburger Wort: Dans la compétition internationale des métropoles qui s'accentue avec le Brexit, le Luxembourg réfléchit à la manière de se positionner. Dans quelle direction souffle le vent? 

Pierre Gramegna: La place financière repose principalement sur trois piliers: la banque privée, l'assurance/réassurance ainsi que les fonds d'investissement. Ils sont au cœur de notre stratégie de développement et nous les mettons en avant lors de nos campagnes de promotion de la place financière à l'international. D'autre part, les fintechs sont en train de révolutionner le monde de la finance. Le Luxembourg a posé de véritables jalons pour être actif dans ce domaine.
Mais nous apportons également une attention particulière au développement de la finance verte. 
Au-delà de ces considérations, le Brexit constitue un test grandeur nature permettant de mesurer et de confirmer l’attractivité du Luxembourg en tant que place financière internationale. Alors que nous n'avons pris aucune mesure exceptionnelle pour attirer au Luxembourg les acteurs de la finance confrontés à la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, nous avons réussi à séduire près de 60 acteurs de la finance. En tant que première place financière européenne pour les fonds d'investissement, le Luxembourg a attiré principalement 31 gestionnaires de portefeuille. Une bonne douzaine de compagnies d'assurance, des banques privées ainsi que des acteurs de la fintech ont renforcé leurs activités à Luxembourg. C'est la preuve que nous sommes attractifs sur les trois piliers de la place et que nous devons continuer à bâtir sur le travail accompli à ce jour. 

Luxemburger Wort: Le Luxembourg veut notamment devenir le centre de la finance durable. L'avenir de la Place se joue-t-il dans la finance verte? 

Pierre Gramegna: Le Luxembourg se trouve au cœur de ce marché, mais la course ne fait que commencer. Ce sera un long processus. Aujourd'hui, nous sommes déjà leader dans la finance verte et soutenable, notamment à travers le Luxembourg Stock Exchange (LGX), qui a coté en 2007 la première obligation verte. Le LGX est la première plate-forme mondiale de cotation dédiée exclusivement aux obligations vertes. Elle cote actuellement plus de la moitié des obligations dans le monde. Ce qui me réjouit plus particulièrement, c'est que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) ont décidé de coter à l'avenir l'ensemble de leurs obligations vertes au Luxembourg. Le Luxembourg confirme ainsi son rôle de leader mondial dans les obligations vertes. Nous avons également créé avec la Banque européenne d'investissement (BEI) le Luxembourg-EIB Climate Finance Platform, visant à accroître l'effet de levier sur les investissements privés en faveur de projets climatiques, en atténuant leurs risques financiers. 

Luxemburger Wort: Estimez-vous que les banques luxembourgeoises sont suffisamment impliquées dans la finance verte? 

Pierre Gramegna: Le gouvernement s'est doté d'une stratégie afin de consolider la position du Luxembourg comme véritable centre financier dans la matière. Nous avons par exemple établi en 2018 un cadre légal pour un nouveau type de lettres de gage axées sur les énergies renouvelables. Nous sommes les premiers au monde à proposer cet instrument innovant pour contribuer au financement des installations servant à la génération d'énergies renouvelables. Par ailleurs, nous avons fait adopter une loi-cadre qui vise à fournir aux acteurs des marchés financiers plus de transparence et de sécurité juridique en ce qui concerne la circulation des titres dotés de la technologie blockchain. Les banques sont, de leur côté, aux avant-postes pour développer des produits et services financiers verts et innovants, et saisir les opportunités qui se présentent pour amener un véritable changement. 

Luxemburger Wort: Selon vous, le Luxembourg peut-il d'ores et déjà être qualifié de place financière verte? 

Pierre Gramegna: Le Global Green Finance Index place le Luxembourg parmi les meilleurs au monde, à savoir en 3e place dans le classement de la pénétration des finances vertes. 
Nous sommes dans certains domaines en avance sur les autres pays européens. Je pense par exemple à l'agence de labellisation Luxflag. Créée en 2006, cette agence indépendante et à but non lucratif octroie aux fonds d'investissement un label reconnu pour certifier leur politique d'investissement. Elle a joué un rôle pionnier et nous l'encourageons à poursuivre dans cette voie. C'est très important parce que l'Union européenne est elle-même en train de plancher sur la mise en place de critères écologiques pour un label européen. Dans ce sens, il est important que LuxFlag s'adapte aux nouveaux critères du label européen afin d'avoir une longueur d'avance sur les concurrents. 
Enfin, ensemble avec huit partenaires privés, nous avons lancé en 2017 le Climate Finance Accelerator qui offre un support technique pour les gestionnaires de fonds d'investissement souhaitant investir dans des projets innovants ayant un impact positif sur le climat. C'est un instrument efficace qui fonctionne très bien depuis deux ans. Cela veut dire aussi qu'une fois que l'Union européenne aura établi un cadre pour les investissements verts en Europe, le Luxembourg possédera, en tant que première place en Europe pour les fonds d'investissement, tous les attributs nécessaires pour conforter sa position de leader dans le domaine. 

Luxemburger Wort: La baisse de la taxe d'abonnement sur les fonds d'investissement dits verts sera un atout majeur. Quand pensez-vous pouvoir la faire? 

Pierre Gramegna: Nous travaillons là-dessus actuellement. Ce n'est pas un exercice facile, car il faut déterminer ce qu'est vraiment un fond vert ou écologique. Nous attendons par ailleurs les critères écologiques de l'Union européenne pour pouvoir évoluer en terrain sûr. 

Luxemburger Wort: La Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures (AIIB) tiendra sa quatrième réunion annuelle du 12 au 13 juillet 2019 à Luxembourg. Pourquoi avez-vous proposé d'accueillir cette assemblée annuelle au Luxembourg? 

Pierre Gramegna: Nous avons proposé d'accueillir l'assemblée annuelle de la banque, parce que nous sommes d'avis que l'AIIB est une excellente initiative. Cette institution financière multilatérale créée en 2015 a pour but de moderniser les infrastructures de nombreux pays situés entre l'Asie et l'Europe. En 2016, le Luxembourg a été le premier pays hors-Asie à poser sa candidature et à être accepté comme membre non-régional par la banque. Et aujourd'hui, le Luxembourg est le premier membre européen de l'AIIB à accueillir l'assemblée annuelle de la banque. 
La première réunion s'est tenue à Pékin, la deuxième à Séoul, la troisième à Mumbai. J'ai moi-même assisté à la troisième réunion annuelle à Mumbai l'année dernière; plus de mille délégués ont participé à cette prestigieuse conférence. Nous nous attendons également à beaucoup de visiteurs; il s'agira, je le rappelle, de la plus grande conférence internationale jamais organisée au Luxembourg dans le domaine de la finance. La présence de la Banque européenne d'investissement (BEI) au Luxembourg a également joué un rôle dans notre candidature. L'AIIB collabore beaucoup avec la BEI; elle s'est notamment inspirée de son mode de fonctionnement. L'organisation de la réunion s'inscrit donc dans la suite d'une collaboration naturelle entre nos institutions. 

Luxemburger Wort: Quels bénéfices en attendez-vous? 

Pierre Gramegna: Cette conférence se veut un symbole et un signe de l'internationalisation de la place financière du Luxembourg, de l'importance du Luxembourg en Europe. Il s'agit aussi de se faire rencontrer, au Luxembourg, des hommes d'affaires, des dirigeants d'entreprise, des délégations du monde entier afin qu'ils puissent mettre en place des projets sous le signe du «Lean, Clean and Green», qui est le leitmotiv de l'AIIB et qui est parfaitement en ligne avec la politique menée ces cinq dernières années par le gouvernement luxembourgeois. 

Luxemburger Wort: On parle beaucoup du réveil des Européens face à la Chine. Qu'en est-il du Luxembourg? 

Pierre Gramegna: Il faut tout d'abord rappeler que l'AIIB n'investit pas principalement en Chine. Il faut aussi dire à l'adresse de tous ceux qui fustigent les investissements des Chinois en Europe, que l'AIIB n'a pas pour mission de renforcer les investissements chinois en Europe. En tout état de cause, là n'est pas la question. 
La raison pour laquelle nous soutenons la "Belt and Road Initiative", ou nouvelle route de la soie initiée par la Chine, est que le projet représente un énorme potentiel de croissance tant dans le domaine de la logistique, des marchandises que des services. 
Elle est un moteur important du développement des services financiers utiles à la construction de la nouvelle route de la soie.
Nous soutenons pleinement cette initiative et avons signé un "memorandum of understanding" avec la Chine pour participer à ce projet. Ce MoU ne comprend pas d'engagements fermes, mais pose le cadre de coopération entre les deux pays dans une perspective de développement de projets, dans un esprit de collaboration mutuelle et réciproque. Le Luxembourg n'est d'ailleurs pas le seul pays à avoir signé un tel accord, beaucoup d'autres pays nous ont précédé. 

Luxemburger Wort: L'ltalie et le Luxembourg ne font donc pas bande à part en Europe? 

Pierre Gramegna: Absolument pas! Quand on regarde d'ailleurs la destination d'un nombre croissant d'investissements chinois en Europe, on s'aperçoit que parmi les pays qui crient au loup, beaucoup ont vu bondir les investissements chinois sur leur territoire. Certains États mènent une politique de "deux poids, deux mesures". 

Luxemburger Wort: Que pensez-vous des ambitions "planétaires" voire "impérialistes" de la Chine? 

Pierre Gramegna: Je ne parlerai certainement pas de politique impérialiste. Nous agissons dans le cadre de règles multilatérales et bilatérales très claires. La Chine aussi s'est engagée à promouvoir le multilatéralisme. Le Luxembourg est depuis longtemps une destination naturelle des banques chinoises en Europe: sept des plus grandes banques chinoises sont installées sur notre territoire et nous en sommes ravis. Si le Luxembourg ne se trouve pas au cœur de la nouvelle route de la soie, il peut jouer un rôle en tant que financier des projets d'infrastructures, notamment par le biais des banques chinoises présentes ici. Nous sommes au début d'un long processus et il faudra continuer à travailler dans ce sens. 

Luxemburger Wort:...quelque soit l'attitude de l’UE à l'égard de la Chine? 

Pierre Gramegna: Ce que l'on peut reprocher aux Chinois - et nous sommes sur la même ligne que la Commission européenne - ce sont les restrictions imposées par Pékin aux entreprises étrangères, en net contraste avec le flot d'investissements chinois en Europe. La Commission est en discussion avec la Chine pour voir comment nous pouvons travailler avec eux afin qu'ils s'ouvrent davantage. 
Mais nous gardons une attitude positive: l'objectif n'est pas de limiter les investissements chinois en Europe, mais de favoriser les investissements européens en Chine. 

Luxemburger Wort: Il n'y a donc pas lieu d'avoir peur de la Chine? 

Pierre Gramegna: Absolument pas, tant que les échanges se situent dans un cadre multilatéral et ordonné par des règles de droit. 

Luxemburger Wort: L'État luxembourgeois est actionnaire dans quatre banques de la place. Cela vous semble-t-il encore opportun aujourd'hui? 

Pierre Gramegna: La présence de l'État luxembourgeois dans le capital des banques apporte aux clients de la confiance. La notation AAA du Luxembourg est aussi un gage de stabilité et de confiance dans le système financier luxembourgeois. Certaines participations de l'État remontent à la période de la crise économique et financière de 2008. Il était primordial pour l'État luxembourgeois d'assurer une certaine continuité et l'ancrage des institutions financières au Luxembourg. Cet ancrage est encore aujourd'hui nécessaire dans un contexte où les banques continuent de fusionner, où la rentabilité est mise à mal avec les taux d'intérêt bas et la mise en place de nouvelles réglementations. L'État luxembourgeois continue à avoir son mot à dire, à faire entendre sa voix au sein des conseils d'administration, notamment pour poursuivre le développement des banques à l'international. De plus, les banques sont lesquelles nous sommes présentes jouissent d'une bonne rentabilité et assurent à l'État des dividendes convenables. 

Luxemburger Wort: La crise financière remonte à il y a plus de dix ans. Le moment n'estil pas venu de passer à autre chose? L'État belge a bien mis 2,5 % du capital de BNP Paribas en vente... 

Pierre Gramegna: Nous ne sommes pas pressés de sortir du capital de ces banques et je pense d'ailleurs aussi que les actionnaires privés avec lesquelles nous collaborons sont contents d'avoir l'État luxembourgeois à leur côté. S'il n'y pas de pression de la part des investisseurs privés, c'est aussi parce que le Luxembourg bénéficie du triple A. Quant à l'État belge, celui-ci voulait à tout prix baisser son niveau d'endettement. 
Nous ne sommes pas dans la même situation: nous sommes parvenus à baisser notre dette sans toucher aux participations de l'État. 

Luxemburger Wort: Le commissaire Pierre Moscovici plaide pour le passage au vote à la majorité qualifiée en matière fiscale et reproche au Luxembourg de ne pas être suffisamment pro-actif. Le Luxembourg n'est-il pas collaboratif? 

Pierre Gramegna: Nous avons été suffisamment proactifs au cours des cinq dernières années. Nous sommes déçus que nos efforts dans ce domaine ne soient pas suffisamment reconnus et que le Luxembourg continue d'être présenté comme un État qui bloque. La vérité est que nous n'avons strictement rien bloqué ces dernières années; nous avons pris beaucoup d'initiatives et aidé à trouver des solutions. La preuve, c'est que le secret bancaire n'est plus aujourd'hui un obstacle au niveau de l'échange automatique d'information. Nous avons par ailleurs, pendant la présidence luxembourgeoise, décidé de mettre en place l'échange automatique des rulings. Nous avons également participé de manière proactive au niveau d'ATAD (Anti-Tax Avoidance Directive), la première directive a déjà été transposée en droit luxembourgeois, la deuxième entrera en vigueur l'année prochaine. Au vu de ces éléments, le fait d'être considéré comme un État qui bloque n'est pas une très belle récompense. Je l'ai d'ailleurs très clairement fait savoir à Pierre Moscovici. Ce dernier n'est pas très cohérent dans ses propos, étant donné que lui-même s'est félicité, lors d'un conseil des ministres à Bruxelles, qu'il y a eu plus de progrès en cinq ans qu'au cours des trente dernières années. 

Luxemburger Wort: Pour autant, le Luxembourg continue de bloquer sur la question de la majorité qualifiée? 

Pierre Gramegna: Il nous est quand même permis d'avoir une opinion! L'imposition constitue une pièce centrale du fonctionnement d'un État; l'unanimité sur les questions fiscales est un principe inscrit dans le Traité européen. Si on veut abolir l'unanimité sur ce point, on change complètement l'équilibre du Traité européen. C'est la raison pour laquelle nous nous opposons au projet de Pierre Moscovici. Nous sommes et restons d'avis que les questions fiscales sont une compétence exclusive de l'autorité souveraine dans l'État. 
On ne peut imposer à un pays son mode de fonctionnement en ce qui concerne l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions. Ça ne serait vraiment pas raisonnable.  

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