Interview avec Claude Turmes dans Paperjam DRIVE

"2022 et 2023, les années du déploiement massif de bornes SuperChargy"

Interview: Paperjam DRIVE (A. B.)

Paperjam DRIVE: Le Luxembourg ambitionne de posséder "le réseau de bornes de recharge le plus dense d'Europe". Quel est l'enjeu derrière cet objectif ambitieux?

Claude Turmes: Aujourd'hui, 60% de notre empreinte carbone officielle est liée au secteur des transports. Le flux massif de camions qui traversent chaque jour le pays en est en partie responsable, mais aussi notre parc automobile existant conséquent, composé de nombreuses grosses cylindrées. Il est important qu'au-delà de l'effort réalisé sur l'offre en transports publics pour la rendre plus pratique, plus dense et plus performante, et des différents aménagements du territoire visant à favoriser la mobilité douce, on prenne des mesures pour diminuer le plus rapidement possible le nombre de véhicules fonctionnant avec une énergie fossile au Luxembourg.

Paperjam DRIVE: Dans cette optique, le gouvernement a multiplié les initiatives, ces dernières années, pour inciter les Luxembourgeois à se tourner vers l'électromobilité...

Claude Turmes: L'offre en véhicules électriques est aujourd'hui très bien fournie, puisqu'on compte près de 200 modèles fonctionnant grâce à cette énergie. Pour inciter la population à opter pour ce genre de modèle, il a fallu développer des primes. Ainsi, à l'achat d'un véhicule électrique efficient, on peut toujours bénéficier d'une prime pouvant aller jusqu'à 8.000 euros. En parallèle, François Bausch, le ministre de la Mobilité et des Travaux publics, a obtenu un accord pour que les véhicules de leasing (qui représentent 40% des nouvelles immatriculations au Luxembourg, ndlr) passent au tout-électrique dans les années à venir. Pour recharger ces véhicules, il est capital de proposer un réseau de bornes important. C'est pourquoi nous offrons aussi une prime pour les personnes qui veulent installer une borne à leur domicile.

Paperjam DRIVE: Proposer un réseau de recharge public est également impératif pour inciter les particuliers, mais aussi les entreprises, à rouler en électrique. Quel état des lieux peut-on dresser à ce propos, au Luxembourg?

Claude Turmes: Avec son système Chargy, le Luxembourg possède le deuxième réseau de bornes de recharge le plus dense d'Europe, derrière les Pays-Bas, et l'objectif est de rester dans le trio de tête. Aujourd'hui, ce sont 700 bornes Chargy qui sont opérationnelles au Grand-Duché, soitl.4oo points de recharge. Nous avons constaté un énorme succès, ces derniers mois, sur le réseau public. Alors qu'en 2020,150.000 kWh avaient été consommés, nous avons comptabilisé une consommation de plus de 500.000 kWh lors de l'année écoulée! Cela équivaut au remplacement par du zéro carbone de 3 millions de kilomètres parcourus avec une énergie fossile. Par ailleurs, 101 des 102 communes du pays sont équipées d'au moins une borne Charg-y. Rappelons également que l'ensemble du réseau public est alimenté par de l'électricité 100% verte, issue soit de l'énergie hydroélectrique, soit d'éoliennes.

Paperjam DRIVE: Le réseau devrait également s'étoffer, avec le déploiement prochain des chargeurs ultra-rapides...

Claude Turmes: 2022 et 2023 seront en effet les années du déploiement massif de bornes SuperChargy. 88 bornes de recharge ultra-rapides seront installées à travers le pays cette année. Nous avons déjà commencé à déployer ce système au Kirchberg et au P+R de Junglinster, et d'autres sites suivront. Très prochainement, ce sont deux aires de service autoroutières qui seront équipées de l'offre SuperChargy, à savoir celle de Berchem — en direction de la France —, et celle de Capellen — en direction de Luxembourg. Ces deux sites compteront chacun six bornes SuperChargy. Au total, 18 stations à travers le pays seront équipées de ce tout nouveau système de recharge ultra-rapide (150kW-300kW) et ultra-performant qui permet de charger son véhicule extrêmement rapidement. C'est une réponse aux nouveaux besoins des véhicules électriques, qui disposent aujourd'hui de batteries de plus en plus conséquentes. Et comme sur le réseau Chargy, l'énergie fournie sera verte à 100%.

Paperjam DRIVE: Le Luxembourg semble être passé à la vitesse supérieure. Vous avez notamment décidé de libérer une enveloppe de 40 millions d'euros en faveur des entreprises investissant dans des infrastructures de charge pour véhicules électriques. Pourquoi était-ce important?

Claude Turmes: Le réseau Chargy/SuperChargy est une infrastructure de base. Nous avons dû développer un service sur lequel le marché privé n'avait pas forcément décidé d'investir. Politiquement, il était capital d'aller de l'avant et de faire le premier pas. En plus de cette infrastructure de base, qui est déjà l'une des meilleures en Europe, il était important de disposer d'un cadre économique intéressant pour permettre aux acteurs qui sont au plus près des consommateurs, comme les stations-service ou les supermarchés, d'aller eux aussi de l'avant. Avec le ministre de l'Économie Franz Fayot, nous avons donc décidé de libérer une enveloppe de 40 millions d'euros pour permettre aux entreprises qui veulent investir dans des infrastructures de charge pour véhicules électriques de bénéficier d'une aide financière non négligeable. Nous attendons actuellement l'avis du Conseil d'État et espérons pouvoir instaurer un vote à la Chambre des députés d'ici la première moitié de l'année afin de lancer le programme le plus rapidement possible.

Paperjam DRIVE: Quels types d'entreprises sont concernés par cette aide?

Claude Turmes: Les supermarchés, les stations-service et les grandes entreprises ne seront évidemment pas les seules structures qui pourront bénéficier de cette compensation financière. Une partie de cette enveloppe sera en effet consacrée aux petites entreprises, comme les coiffeurs, les architectes ou les menuisiers, qui pourront facilement avoir accès à cette aide, sans avoir à se lancer dans des démarches complexes. Un autre axe de ce programme est réservé aux grands projets. Je pense par exemple à une chaîne de supermarchés qui souhaiterait équiper ses parkings d'une ou de plusieurs bornes. Pour mener à bien ce projet, nous avons travaillé en étroite collaboration avec de nombreux acteurs luxembourgeois. Je pense notamment à l'Automobile Club Luxembourg, au Groupement pétrolier luxembourgeois, à la Chambre de commerce, ou encore à la Chambre des métiers. Ce fut aussi un très beau travail de collaboration avec les équipes de Franz Fayot. Je sens que nous sommes vraiment arrivés à un tournant. Tout le monde a compris que le futur de la mobilité était une mobilité zéro carbone, sachant que nous avons la technologie disponible pour y parvenir, à savoir la batterie électrique.

Paperjam DRIVE: Pour faire face aux enjeux majeurs liés au changement climatique, il est également important que tous les acteurs concernés aillent dans la même direction...

Claude Turmes: C'est capital. C'est justement dans cette optique qu'est née l'initiative Stroum Beweegt. Plus de 50 acteurs luxembourgeois ont déjà signé cette charte visant à soutenir et à faire progresser l'électromobilité au Grand-Duché — et d'autres suivront certainement. Parmi les signataires, on compte de nombreuses marques automobiles, des compagnies de transport, mais aussi Creos, Enovos, le List, ou encore I'ACL. Ce n'est qu'avec l'engagement de tous ces acteurs que l'électromobilité deviendra le standard de demain.

Paperjam DRIVE: La balle est donc désormais dans le camp du consommateur luxembourgeois?

Claude Turmes: Je pense qu'avec les primes de Carole Dieschbourg, le leasing de François Bausch et le développement des bornes sur lequel je travaille, nous avons tout mis en place pour que le consommateur puisse très facilement changer sa voiture à énergie fossile contre une voiture zéro carbone. Mais aussi pour faire du Luxembourg un marché premium pour l'électromobilité en Europe.

Paperjam DRIVE: Carole Dieschbourg, ministre de l'Environnement, du Climat et du Développement durable, table sur une part de 49% de véhicules électriques à l'horizon 2030 au Luxembourg. Toutefois, certains observateurs estiment que ces prévisions sont totalement irréalisables. Quel regard portez-vous sur ces doutes?

Claude Turmes: Nous sommes dans une situation d'urgence climatique extrême. La bataille contre le changement climatique, nous la gagnerons dans cette décennie, ou nous la perdrons définitivement. Pour moi, dans ce contexte, la question ne se pose même pas. Si l'on estime que c'est réalisable, alors il faut foncer!

Paperjam DRIVE: Si le Luxembourg fait figure de bon élève, le réseau de bornes de recharge à l'échelle européenne est toutefois encore loin d'être suffisamment dense pour pouvoir accueillir les 30 millions de véhicules électriques escomptés en 2035 au sein de I'UE. Selon vous, qu'est-ce qui coince?

Claude Turmes: Des pays comme les Pays-Bas, le Luxembourg, l'Autriche, la Suisse, ou encore le Danemark, ont fait d'énormes efforts pour développer leur réseau, depuis quelques années. Par contre, là où l'on remarque un énorme déficit en la matière, c'est notamment en France et en Italie. Ces deux pays seront toutefois forcés par le nouveau règlement européen sur le déploiement d'une infrastructure pour carburants alternatifs (AFIR), mis sur la table l'année passée par la Commission européenne, de prendre des mesures fortes pour densifier rapidement et efficacement leur réseau de recharge électrique. Et c'est une bonne chose.

Paperjam DRIVE: Lorsque vous étiez député au Parlement européen, vous avez également été fortement impliqué dans la problématique de la production et du recyclage des batteries...

Claude Turmes: Lorsque nous avons commencé à soutenir l'électromobilité, nous avons été confrontés au fait que l'Europe ne produisait que très peu de batteries. Heureusement, on remarque aujourd'hui que la tendance est en train d'évoluer et que de plus en plus d'entreprises se lancent dans la production de batteries performantes et de qualité. Il existe aujourd'hui deux nouvelles directives au sujet des batteries plus vertes. Tout d'abord, elles doivent pouvoir être fabriquées avec une vision circulaire, c'est-à-dire que ces matériaux doivent pouvoir être recyclés et revalorisés à 100%. Ensuite, les constructeurs qui mettent une batterie dans leur voiture doivent désormais être totalement transparents sur la provenance des minerais qui sont utilisés pour fabriquer ces batteries. Cette directive européenne est une réponse concrète au trading illégal auquel s'adonnent certaines sociétés. Je pense notamment à l'extraction de cobalt en Afrique, réalisée souvent par des enfants et dans des conditions inhumaines. Grâce à cette initiative européenne pour une batterie verte et plus responsable, on remarque que notre continent est en train de rattraper son retard par rapport aux compagnies asiatiques. Je pense notamment à des investissements conséquents du côté de la Suède, de l'Allemagne, de l'Espagne ou de la France, où des usines de production de batteries vont voir le jour.

Paperjam DRIVE: Le développement de l'électromobilité pose également la question de la production d'énergie renouvelable...

Claude Turmes: L'objectif du Luxembourg, pour 2020, était d'atteindre 11% d'énergie produite par des énergies renouvelables par rapport à la consommation totale. Nous avons finalement atteint 11,7%. Plus spécifiquement, dans le secteur de l'électricité, le Luxembourg a atteint 13,89% d'électricité verte produite à partir d'énergie renouvelable par rapport à la consommation totale d'électricité. S'ils sont encourageants, ces chiffres ne sont pas suffisants, et nous comptons augmenter encore cette part d'énergie verte à 30-35% dans le futur. Notons aussi qu'en 2021, nous avons atteint les 50MW/an d'électricité produite grâce à l'énergie solaire. C'est 10 fois plus qu'il y a encore quelques années. Nous voulons également aller plus loin sur l'éolien, sur l'éolien de mer, en collaboration avec nos voisins européens. C'est pourquoi nous avons récemment décidé de collaborer avec le Danemark pour créer les premières îles énergétiques au monde. Ces îles artificielles, au large de la côte danoise, seront reliées à des centaines d'éoliennes offshore et fourniront de l'électricité verte pour couvrir les besoins en électricité de millions de ménages européens.

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