"La concurrence fiscale est quelque chose de sain". Luc Frieden au sujet du paysage financier du Luxembourg

Jean-Michel Gaudron: Monsieur le ministre, doit-on considérer la loi du 21 juin 2005 sur la fiscalité de l'épargne et celle, à venir, sur la retenue à la source libératoire, comme deux avancées majeures dans le paysage financier du Luxembourg?

Luc Frieden: Il est en effet primordial de constater que sur le projet européen qui concerne les non-résidents, nous avons trouvé une solution qui nous permet de préparer l'avenir de la place financière, parce qu'il donne une plus grande prévisibilité à l'activité de gestion de patrimoine. Les clients connaissent désormais les règles pour les années à venir. Et puis ce texte confirme, au niveau européen, les principes qui régissent notre place, y compris le secret bancaire.

Quant au projet national, celui de la retenue à la source pour les résidents, et l'abolition de l'impôt sur la fortune, nous souhaitons introduire un système qui favorise l'épargne et crée des emplois. Il s'agit du double objectif que nous nous sommes fixé.

Jean-Michel Gaudron: Par quel biais comptez-vous soutenir cette création d'emploi?

Luc Frieden: Le projet de loi permettra de renforcer les activités de gestion de patrimoine de notre place. Nous sommes un centre important de private banking et j'ai bien l'intention que ce texte contribue au développement de ce secteur, au travers de la création d'un environnement favorable à l'épargne.

À partir du moment où les professionnels de la gestion de patrimoine seront amenés à voir davantage de clients, leur activité augmentera, cela créera automatiquement de l'emploi. Il s'agit donc d'une nouvelle perspective de développement pour la place financière...

Jean-Michel Gaudron: Le plus gros du travail n'avait-il pas déjà été fait avec cet accord sur la fiscalité de l'épargne au niveau européen, obtenu après tant d'années de discussions?

Luc Frieden: Ce fut là une des négociations européennes les plus difficiles que le Luxembourg ait dû mener. Je regrette néanmoins que nous n'ayons pas pu trouver, au niveau européen, une solution identique pour tous les pays de l'Union, par exemple, une retenue à la source libératoire dans chacun d'eux. Nous sommes cependant très satisfaits du résultat, puisque nous avons pu obtenir un système qui préserve le secret bancaire, un élément de confidentialité important pour une gestion de patrimoine. Dans le même temps, nous avons évité la délocalisation de l'épargne en dehors de l'Union européenne, en incluant dans cet accord un certain nombre d'autres centres financiers qui ont accepté de s'y joindre.

En faisant cela, nous avons donné un cadre à la place financière qui lui permet de se développer et qui élimine surtout un certain nombre de questions que beaucoup de clients qui sont venus à Luxembourg se sont posées quant à l'avenir du private banking.

Jean-Michel Gaudron: Mais la sauvegarde du secret bancaire n'est-elle pas assurée seulement à court terme? Qu 'en sera-t-il au terme de la période transitoire, après 2011?

Luc Frieden: Je ne pense pas que le secret bancaire soit remis en cause. La directive sur la fiscalité de l'épargne ne prévoit pas de clause obligatoire de renégociation et il n'y a pas de période transitoire limitée dans le temps. Le système actuel a reçu l'accord de tous les autres partenaires de l'Union européenne, au travers du prélèvement d'un impôt sur l'épargne des non-résidents et par le reversement d'une partie de cet impôt au pays d'origine des épargnants, sur une base anonyme. Il ne s'agit alors plus, si tant est que ce fût le cas, d'argent noir, mais d'argent sur lequel un impôt sera prélevé.

Je note d'ailleurs que très peu d'États membres de l'Union ont souhaité aller vers une plus grande harmonisation de la fiscalité.

Jean-Michel Gaudron: Peut-on le regretter?

Luc Frieden: La concurrence fiscale est quelque chose de sain, car elle évite que les impôts ne soient harmonisés vers le haut. Je peux bien m'imaginer que l'on fixe certains seuils minimums d'imposition et certaines règles du jeu additionnelles, mais cela doit concerner surtout le domaine de l'imposition des sociétés plutôt que le marché de l'épargne, qui, par nature, est un marché très volatil, puisque l'argent peut être transféré d'un pays à un autre, très rapidement.

Jean-Michel Gaudron: Quels ont été les principes directeurs qui ont conduit à l'élaboration du projet de loi en cours d'examen?

Luc Frieden: Le gouvernement voulait mettre en place un système simple et efficace et qui soit dans l'intérêt de la place financière.

Le système est efficace, dans la mesure où nous avons prévu une retenue à la source libératoire, c'est-à-dire que la banque va prélever 10% sur les intérêts qu'elle va payer sur les comptes d'épargne et va transférer cet argent, sur une base anonyme, à l'administration fiscale.

Simple aussi, parce que le citoyen n'aura plus aucune déclaration à faire dans sa déclaration annuelle d'impôt, ce qui lui rend la vie plus facile et préserve le principe du secret bancaire. C'est aussi la raison pour laquelle nous avons pu, et dû, abolir l'impôt sur la fortune, puisque les mêmes informations étaient également requises dans les déclarations sur la fortune.

Nous avons surtout veillé à ce que les petits épargnants puissent bénéficier, s'ils le souhaitent, d'une exemption d'impôt sur un montant de 1.500 euros d'intérêt. Cela signifie qu'avec les taux d'intérêt actuels, le revenu d'un capital de 75.000 euros par personne est exempté d'impôt.

Au final, ce système est de nature à encourager l'épargne, puisqu'aujourd'hui, elle est taxée au taux moyen applicable à tous les revenus d'un contribuable, pour la très grande majorité des personnes, à un taux supérieur à 10%. L'encouragement de l'épargne vient aussi du fait que les Luxembourgeois qui ont placé leurs avoirs à l'étranger, devront payer, à l'avenir, le taux fixé par la directive européenne, c'est-à-dire 15% jusqu'en 2007, puis 20% jusqu'en 2010 et 35% à partir de 2011.

Nous souhaitons donc aussi que les Luxembourgeois puissent trouver, ici, au Luxembourg, l'endroit idéal pour y faire gérer leur épargne, mais aussi pour tous ceux qui souhaitent résider dans le pays pour bénéficier de l'encadrement juridique et fiscal que nous avons mis en place.

Jean-Michel Gaudron: Vous évoquez la suppression de l'impôt sur la fortune, qui avait déjà été annoncée dans le programme gouvernemental présenté le 4 août 2004. S'agit-il là, à vos yeux, d'une des dispositions majeures de ce texte?

Luc Frieden: Il faut bien voir qu'il s'agit, au départ, d'une conséquence logique de l'introduction d'une retenue à la source libératoire, puisqu'il faut, dans ce contexte, éliminer toutes les déclarations – y compris les déclarations de fortune – que doivent faire les contribuables, sinon le système ne marche pas...

Jean-Michel Gaudron: A vous entendre, il ne s'agirait que d'une décision purement technique. La motivation de cette décision ne se trouve-t-elle tout de même pas ailleurs, par exemple, aussi, attirer dans le pays les grosses fortunes étrangères qui voudraient trouver une pression fiscale moindre?

Luc Frieden: Je rappelle le double objectif que nous visons; encourager l'épargne et créer des emplois... L'impôt sur la fortune pour les personnes physiques rapportait relativement peu au budget de l'État – quelque 22 millions par an – et nous avons considéré que son maintien pourrait être un blocage à certaines activités en matière de gestion de patrimoine sur la place financière.

Notre première intention est de créer un cadre fiscal favorable pour ceux qui habitent au Luxembourg, et si d'autres personnes souhaitent venir habiter dans le pays, notamment pour ces raisons fiscales que vous évoquez, et si cela peut, au final, permettre de développer des activités sur la place financière, je ne m'en plaindrais certainement pas. Il est, du reste, de mon devoir de tout faire pour que ces activités économiques puissent se développer dans le pays.

J'observe par ailleurs qu'il est déjà courant que les résidents d'un pays établissent leur résidence ailleurs que dans leur pays d'origine pour des raisons fiscales. Nous ne nous opposerons évidemment pas à ce qu'ils viennent habiter ici, mais il ne s'agit pas, en l'occurrence, de l'objectif premier de la loi...

Jean-Michel Gaudron: Avez-vous, néanmoins, l'intention de développer d'autres mesures en vue de favoriser l'attraction de ces gens fortunés?

Luc Frieden: Rien de tel n'est prévu pour l'instant par le gouvernement. Je n'ai aucun dossier de cette nature sur mon bureau.

Jean-Michel Gaudron: L'avis rendu par l'ABBL a mis en avant des interrogations quant à la mise en œuvre de certaines dispositions de ce texte. Comment comptez-vous prendre en compte ces remarques?

Luc Frieden: Je tiens tout d'abord à noter que l'ABBL a approuvé le texte que le gouvernement a soumis au Parlement. Elle y a, en effet, soumis un certain nombre d'observations techniques, que nous allons examiner en même temps que l'avis du Conseil d'État (qui n'avait pas encore été rendu, au moment où nous mettions notre édition sous presse, ndlr).

Le gouvernement, lui-même, ne compte pas amender le projet de loi, mais il ne s'opposera évidemment pas à examiner d'éventuelles suggestions faites en commission parlementaire. Le point essentiel, à mes yeux, est que le système soit maintenu et puisse entrer en vigueur au 1er janvier 2006.

Jean-Michel Gaudron: La Chambre des Métiers, dans l'avis qu'elle a rendu, estime pour sa part que la retenue à la source créera des déséquilibres au niveau du choix des investissements, au détriment des investissements immobiliers. Qu'en pensez-vous?

Luc Frieden: Non, je ne le pense pas, puisque les gens souhaitent diversifier leurs investissements. En ce qui concerne les investissements immobiliers, je tiens à rappeler les mesures d'incitations fiscales prises dans le cadre de la loi du 30 juillet 2002 qui visent notamment à encourager l'investissement dans le logement locatif, moyennant un taux d'amortissement accéléré de 6% pendant une durée de 7 ans. Le gouvernement vient de proroger ces mesures initialement temporaires jusqu'à l'année d'imposition 2007.

Jean-Michel Gaudron: Le texte a été déposé fin octobre. Cela ne laisse donc que très peu de temps pour clôturer son "parcours" législatif. Ne craignez-vous pas que l'on vous fasse le reproche de vouloir passer en force pour que tout soit en ordre d'ici au 1er janvier?

Luc Frieden: Non, puisque préalablement à la rédaction de ce projet de loi, j'ai mené un certain nombre de consultations, en particulier avec les principaux acteurs de la place financière, afin de trouver des solutions qui puissent à la fois être dans leur intérêt et dans celui des citoyens. Je pense que le texte parvient à atteindre les deux objectifs que j'ai fixés: une fiscalité attrayante pour l'épargnant et un élément qui peut encourager le développement de nouvelles activités et donc être, à moyen terme, créateur d'emploi.

Jean-Michel Gaudron: Et que répondez-vous à ceux qui, déjà, sont prêts à classifier à nouveau Luxembourg en tant que "paradis fiscal"?

Luc Frieden: Je pense que ceux qui pourraient évoquer cela doivent avant tout se demander pourquoi ils n'ont pas accepté l'adoption d'un système uniforme en matière de taxation de l'épargne pour toute l'Union. Ce projet de loi n'est que la conséquence logique de l'absence d'un tel système uniforme pour les résidents en Europe.

Il appartient à chaque État de l'Union de définir lui-même la fiscalité applicable à ses propres résidents. Le gouvernement luxembourgeois a, en la matière, une politique qui consiste à ne pas imposer de façon déraisonnable ces revenus, ce qui explique que le taux maximum d'imposition est de 38% pour les personnes physiques, une retenue à la source libératoire de 10% et une suppression de l'impôt sur la fortune pour les personnes physiques. Nous entendons également maintenir le principe d'absence d'impôt de succession en ligne directe pour les résidents.

Procéder de manière contraire constituerait, de toute façon, en ce moment, un frein à l'épargne et à la consommation. Ce serait donc contre-productif pour l'économie et pour les citoyens, à court et long terme.

C'est la raison pour laquelle, malgré les difficultés budgétaires rencontrées, nous n'avons pas augmenté les impôts, ni pour les citoyens ni pour les entreprises.

Jean-Michel Gaudron: Cela signifie qu'il faut se serrer la ceinture par ailleurs. A-t-il fallu consentir certains sacrifices pour y parvenir?

Luc Frieden: Dans une situation économique difficile, et malgré une croissance plus forte ici que dans les pays voisins, il est évident que nous devons veiller à ce que les dépenses n'augmentent pas plus vite que les recettes. C'est actuellement le cas et c'est la raison pour laquelle nous devons, pendant les mois à venir, mener à bien les discussions afin de veiller à ce qu'à moyen terme, la bonne santé des finances publiques puisse être préservée, ce qui permettra d'éviter les augmentations d'impôt. Il y a donc un travail très difficile devant nous et, du reste, le Premier ministre a bien indiqué dans sa déclaration de politique générale du 12 octobre dernier les pistes sur lesquelles nous souhaitons avoir un débat...

Jean-Michel Gaudron: Quelles sont - selon vous - les pistes à traiter en priorité?

Luc Frieden: Nous souhaitons que toutes ces pistes soient discutées en paquet. Sortir une des pistes ne permettra pas de mener à bien le débat. Ce n'est que dans l'ensemble que l'on pourra faire des réformes de façon responsable et qui puissent être acceptées par l'ensemble des partenaires sociaux...

Ces réformes sont tout à fait nécessaires. Elles ne visent pas du tout à abolir l'État social, mais plutôt à permettre sa survie à moyen terme, en assurant son financement...

Jean-Michel Gaudron: On observe, dans tous les autres États, qu'il est difficile – voire impossible – de mener à bien ces changements profonds, tant la seule évocation du mot "réforme" est, généralement, de nature à attiser les foudres des partenaires sociaux. Ne craignez-vous pas qu'il en soit de même au Luxembourg?

Luc Frieden: Je ne pense pas que l'on assiste à une levée de boucliers. Les gens aiment bien conserver ce qu'ils ont, ce qui explique une certaine méfiance vis-à-vis des annonces de réformes. C'est tout à fait compréhensible. Mais ici, nous avons un avantage, c'est celui que les responsables sociaux du pays ont une culture de dialogue qui est sans doute très différente de celle que l'on peut observer dans bon nombre d'autres pays.

Nous souhaitons donc mener d'abord des discussions avec les employeurs et les syndicats, et ensuite trancher à l'issue de ces discussions. De toute façon, le gouvernement prendra ses responsabilités à l'issue de ces négociations, qui ont déjà commencé au sein de la Tripartite et qui devront également être menées à la Chambre des Députés...

Jean-Michel Gaudron: Vous êtes-vous fixé un échéancier précis?

Luc Frieden: Cela dépendra évidemment des mesures à prendre, mais nous avons l'intention de faire en sorte que les premières d'entre elles se reflètent dans le budget de l'année 2007...

Jean-Michel Gaudron: Doit-on considérer ce projet de loi comme un des éléments du grand puzzle qui constitue la promotion de la place financière luxembourgeoise?

Luc Frieden: On peut le voir comme cela, en effet. La directive européenne en matière de fiscalité de l'épargne et le fait qu'elle ait enlevé bon nombre de points d'interrogation qui se posaient quant à l'avenir du private banking, d'une part, et le présent projet de loi, d'autre part, nous permettent en effet aujourd'hui de mieux expliquer à l'étranger ce qu'est cette formidable place financière qui est la nôtre.

J'estime qu'il est de mon devoir d'expliquer et de faire du marketing à l'étranger pour ce secteur clé de l'économie luxembourgeoise, tant pour l'activité du private banking que celle des fonds d'investissement. Aujourd'hui, grâce au cadre juridique et fiscal existant, mais aussi du savoir-faire que nous avons développé au fil des ans, Luxembourg est le numéro deux au monde en matière de fonds d'investissement et le numéro huit en tant que centre financier en général.

Je souhaite donc apporter la contribution du gouvernement à cet effort de promotion de la place, et je l'ai, du reste, fait ces dernières semaines, tant aux États-Unis qu'en France et en Russie, mais aussi au Moyen Orient ou dans les Émirats Arabes Unis.

La démarche géographique est double: expliquer encore et toujours la place sur les marchés qui nous connaissent déjà et la présenter aux nouveaux marchés sur lesquels je souhaite que nous puissions acquérir de nouvelles activités économiques.

Je le fais parce que tous les problèmes qui ont accompagné les discussions sur la fiscalité de l'épargne sont aujourd'hui aplanis et que j'ai la volonté de contribuer au développement de la place financière au cours de cette législature. Je le fais aussi parce que le pays en a besoin afin d'assurer les recettes nécessaires pour financier le budget. Il faut bien que les impôts soient payés quelque part! Et je veux que cette place financière se développe dans les directions que j'ai mentionnées: une place solide, diversifiée et très internationale...

Jean-Michel Gaudron: Quels sont les autres "efforts" que le gouvernement entend mener dans le cadre de cette promotion?

Luc Frieden: Il faut surtout bien vendre les nombreux produits que nous avons sur la place: les produits classiques, gestion de patrimoine, fonds d'investissement, mais aussi les produits nouveaux sur lesquels j'ai travaillé ces dernières années, comme la titrisation et les Sicar mais aussi d'autres produits alternatifs dans le domaine des fonds comme les pension poolingvehicles. Je noue beaucoup de contacts à l'étranger pour que ces lois et ces produits soient connus et puissent être appliqués au Luxembourg. Les débuts sont là, mais il faut développer et consolider la chose. C'est une action prioritaire que je me suis fixée.

Je ne pense pas qu'il y ait, à l'heure actuelle, de nécessité pour la mise en place de nouvelles législations, sauf si de nouveaux produits financiers venaient à voir le jour et pour lesquels il faudrait un encadrement juridique spécifique. Notre objectif est d'assurer la sécurité juridique tout en offrant de nombreuses options qui permettent le développement de la place financière.

Dernière mise à jour