"Santé mentale: un sujet encore tabou"

Interview avec Martine Deprez dans MENTAL!

Interview: MENTAL! (Marco Noel)

 

MENTAL!: Madame la ministre, dans l'accord de coalition gouvernemental 2023-2028 "Lëtzebuerg fir d'Zukunft stäerken", la santé mentale fait partie des plans nationaux du ministère de la Santé et de la Sécurité sociale. Elle est même qualifiée de "pilier fondamental d'une vie épanouie et saine" et on lui promettait "une place importante" et une "extension des soins". Où en est-on après deux années de mandat?

Martine Deprez: La santé mentale est indissociable de la santé en général. Si je suis en bonne santé, cela n'implique pas seulement le côté physique. Cela aurait donc dû revêtir la même importance. Mais souvent par le passé, les gens ne s'en préoccupaient pas, seul l'aspect curatif était mis en avant. Pendant la pandémie, lorsque j'étais enseignante, j'ai pu constater sur le terrain que la thématique a fait son apparition. Voilà pourquoi le Plan National Santé Mentale (PNSM) a été adopté en juillet 2023: il énumère un certain nombre de mesures à réaliser. Mais on n'a pas attendu ce plan pour mettre en oeuvre quelque chose: il y a grand nombre d'ASBL conventionnées avec le ministère qui travaillent depuis longtemps sur les problèmes psychiques et psychologiques.

MENTAL!: Précisément, ce Plan national santé mentale 2024-2028, initié par votre prédécesseure, a pour ambition "d'intégrer les concepts novateurs tels que le rétablissement en santé, l'autonomisation des patients et favoriser l'inclusion sociale". Comment vous êtes-vous appropriée ces champs d'action pour que cela ne reste pas des effets d'annonce?

Martine Deprez: Je suis plutôt une femme d'action. Je comprends qu'il faille la rédaction d'un plan pour montrer, vers l'étranger notamment et les parties prenantes, qu'on veut mettre en place des choses. Mais je suis plutôt dans le concret. J'ai fait le tour des associations conventionnées qui sont sur le terrain: l'essentiel était déjà de bien dessiner le réseau de tout ce qui existe, car il ne faut pas oublier qu'il existe déjà beaucoup. Puis j'ai pris le PNSM et j'ai voulu mettre l'action sur les plus jeunes. Ce sont eux qui ont souffert le plus durant la pandémie. Des actions concrètes ont été mises en oeuvre: les cours de premiers secours en santé mentale ont explosé dans les lycées. On travaille en lien avec le ministère de l'Éducation nationale, de l'Enfance et de la Jeunesse, mais il faut encore y mettre davantage. On a étendu l'offre psychiatrique pour enfants, et une campagne des 1000 premiers jours va être lancée pour montrer l'importance de l'ancrage de la santé mentale dès le plus jeune âge. Il faut demander aux enfants comment ils se portent, leur permettre de s'exprimer et ne pas les forcer à être performants.

MENTAL!: La pénurie de personnel de santé est particulièrement perceptible dans le domaine de pédopsychiatrie. Or, vous le savez bien pour avoir été enseignante pendant près de 20 ans et vous l'avez souligné, les enfants sont les plus vulnérables au harcèlement et à la pression. C'est d'autant plus le cas dans le sport où ils sont scrutés et jugés sur chacune de leurs performances. Comment peuvent agir les clubs avec votre ministère?

Martine Deprez: L'attention est portée sur la pénurie avec une task force mais nous n'avons pas de solution miracle. Concernant le sport, nous n'avons pas encore eu d'échanges concrets sur la spécificité. D'après mon expérience personnelle, mes enfants qui ont maintenant 24, 26 et 28 ans qui ont tous fait du sport ont connu certains encadrants plus sensibles à l'état de santé mentale que d'autres. La sensibilité individuelle et les questions que l'on pose à l'enfant peuvent faire pour beaucoup. Certains ne se soucient pas du bien-être psychologique de l'enfant et le poussent juste à en faire toujours plus. Il y a encore du pain sur la planche, mais c'est pour ça que des formations existent comme le manuel de "Premier secours de santé mentale" édité par la Ligue Luxembourgeoise d'Hygiène Mentale. La plupart des encadrants sont sensibles à cette problématique, mais c'est comme dans la vie de tous les jours: quelque chose qu'on fait une fois et qu'on ne répète pas en continu finit par se perdre. La formation aux premiers secours de santé mentale, disponible sur le site pssm.lu, est destinée à la fois à former des instructeurs, mais aussi les jeunes, les administrations, les entreprises et les associations. Les clubs peuvent ainsi demander un cours.

MENTAL!: Pourtant, le mot "sport" n'apparaît pas une seule fois dans le PNSM. Ce manque traduit-il une absence de corrélation ou de volonté d'association du sport de haut niveau et de la santé mentale?

Martine Deprez: Aucune idée: je fais le même constat mais il faudrait demander aux rédacteurs la raison. Tel que je le conçois, cela ne peut pas être délibéré que le mot "sport" n'apparaisse pas, parce que les associations proposent de façon systématique des activités sportives pour prendre en charge des personnes en réhabilitation psychique. Je pense que le sport fait partie des éléments de prévention de santé globale comme de santé mentale, tout autant que des éléments curatifs.

MENTAL!: Ces derniers mois, la parole des sportives et sportifs se libère au niveau mondial mais les témoignages d'athlètes de haut niveau ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Comment inciter nos compatriotes à évoquer librement la charge mentale qui pèse sur leurs performances sportives, dont dépendent des retombées financières ou commerciales importantes par exemple?

Martine Deprez: Je ne suis pas une habituée du sport de haut niveau mais je crois que comme dans tout métier: la pression qu'on ne supporte plus, la maladie qui s'installe parce qu'on est en stress permanent, ça crée un cercle vicieux. On ne veut pas en parler car ce serait un signe de faiblesse, et puisqu'on n'en parle pas, cela s'accentue encore. Il faut alors briser le cercle vicieux, changer le discours. Les témoignages peuvent servir d'exemple, s'ils sont repris par les organisations et par les entraîneurs. L'installation systématique d'un préparateur mental pourrait éventuellement être une piste à creuser, en tout cas pour moi qui ne suis pas dans le monde du sport.

MENTAL!: Quels sont les liens entretenus par votre ministère et celui de Georges Mischo, ministre des Sports, au-delà de la semaine de promotion?

Martine Deprez: Nous avons des échanges très étroits, notamment sur un sujet très concret: la prescription d'activité physique [ndlr: nous avions évoqué cette initiative de la FLASS dans le Dossier "Sport - santé" du Mental #28 en mars 2024]. Nous allons mettre en place ce projet-pilote pour les personnes à diagnostic d'obésité, avec une maladie cardiaque ou avec un suivi oncologique. On a déjà des associations qui dispensent des cours d'activité physique adaptée à ce profil de personnes, et désormais nous allons mettre en place une consultation d'activité physique qui va résulter sur une prescription, J'espère que ce projet-pilote portera ses fruits et qu'après son évaluation l'an prochain on pourra l'élargir à d'autres pathologies.

MENTAL!: Vous avez évoqué la possibilité de faire appel à des préparateurs mentaux, une idée adoptée par de plus en plus de structures sportives ou de sportifs de haut niveau. Au Sportlycée par exemple, le service Psychologie du Sport aide les jeunes sportifs à mieux gérer le stress, la pression et l'ensemble des défis mentaux liés à leur pratique. Quelles pourraient être les autres pistes à explorer?

Martine Deprez: Les jeunes au Sportlycée ont aussi des cours de maths ou d'histoire: il faudrait un langage stratégique de toutes les personnes qui interviennent. Je sais que dans l'établissement où j'exerçais, il y avait des sessions destinées aux enseignants où l'on essayait de mettre en place un discours uniforme, des questions systématiques à poser le matin en entrant dans les classes. Ce sont aussi des pistes à creuser avec l'Éducation nationale, qui sont enseignées dans les cours de premiers secours en santé mentale. Il faut installer un discours et prendre en compte ce qui n'est pas apparent. Un jour, lorsque j'entrais en classe, un élève m'a posé une question sur mon bien-être car il ne me sentait pas comme d'habitude, Ça a vraiment été un événement clé dans mon évolution. J'essaie de faire en sorte tous les jours de savoir si les gens qui sont autour de moi se portent bien mais naturellement on ne réussit pas toujours. Dans le sport, au lieu de débuter directement l'entraînement, on peut prendre le temps quelques minutes de voir qui regarde dans le vague, qui ne sent pas bien, qui n'est pas encore sorti du vestiaire. Et décrypter les silences.

MENTAL!: Parmi les témoignages des sportifs sur la dépression, on constate qu'il s'agit souvent de sports individuels: tennis, gymnastique, natation, cyclisme... La solitude est-elle un facteur aggravant, ou ces problèmes existent ils aussi dans les sports collectifs mais il est d'autant plus difficile de ne pas être stigmatisé si l'on en parle?

Martine Deprez: Mes enfants pratiquaient ou ont pratiqué les deux, des sports individuels comme l'athlétisme ou des sports collectifs. Je ne sais pas ce que eux ont ressenti mais je peux vous livrer l'avis d'une mère: j'avais l'impression qu'ils pouvaient toujours se rabattre sur les autres et qu'ils étaient moins stressés mentalement dans un sport collectif. Mais il y a aussi un stress si vous n'êtes pas sélectionné dans l'équipe le vendredi lors du dernier entraînement. Et ce stress ressurgit du côté des parents. Parfois certains ont des attentes trop fortes sur leurs enfants, et leur mettent la pression. D'où l'importance des 1000 premiers jours où l'on prend aussi en charge les parents pour expliquer que chaque enfant doit être pris pour ce qu'il est, en dehors de la performance.

MENTAL!: Une catégorie particulière est en première ligne pour subir une énorme pression mentale aussi bien que sociale, il s'agit des arbitres. Quelles pourraient être les préconisations dans la prévention comme dans leur accompagnement lors des compétitions sportives?

Martine Deprez: Il faudrait dès leur formation les sensibiliser aux effets que le public peut avoir sur leur mental. Mon mari était arbitre de football jusqu'à la naissance de notre deuxième enfant et parfois le week-end je l'accompagnais... Ce n'était pas seulement stressant pour lui, j'entendais des trucs au bord du terrain que lui n'entendait pas! Mais c'est une pression qu'il faut accepter. Là encore, tout est une question de discours général. Si tout le monde en a après l'arbitre et ferme les yeux, on ne changera rien. L'arbitre prend sa décision en fonction des règlements et l'erreur humaine est toujours possible, Il faut un respect de l'engagement avec tout autour un discours non agressif qu'on doit généraliser chez les tout-petits. Parfois, j'ai entendu pire chez les plus petits que chez les grands, alors que les arbitres étaient tout jeunes et encore en phase d'apprentissage. Je pense que des cellules psychologiques à destination des arbitres seraient très utiles, au même titre que la mise à disposition des préparateurs mentaux pour des matchs de haut niveau, où c'est un énorme effort de concentration en plus d'être au top physiquement.

MENTAL!: Entre les annonces, la mise en oeuvre et le relais auprès du grand public, il existe parfois de gros deltas: quelle est la part de responsabilité de la sphère politique?

Martine Deprez: C'est toujours une question très difficile de définir les parts de responsabilités d'un problème sociétal, et surtout des politiques. J'y ai encore réfléchi ce matin, en me demandant comment faire bouger les choses. Je peux donner des discours, faire des campagnes de sensibilisation plus ou moins régulières, faire passer des messages comme aujourd'hui par des interviews... Mais en fait, ce que je fais tous les jours, c'est demander de l'argent pour soutenir des actions sur le terrain. Des actions que je ne peux pas mener personnellement, ni moi ni mes collaborateurs, et qui doivent être prises en relais par toutes les parties prenantes. Par exemple pour les arbitres, quand on diffuse un message au début d'un match quand tout le monde est en train de prendre sa bière ou son Thüringer et que personne n'est encore installé, on n'écoute pas le speaker. Il faudrait là aussi instaurer une culture autour des joueurs et du public, et peut être inscrire sur le récipient qui contient la bière de respecter l'arbitre. C'est une idée comme ça mais la plupart des gens ne fonctionnent pas par l'oreille, ils fonctionnent par les yeux. Si on voit sur les récipients un carton vert - car cette couleur inspire d'autres sentiments que le rouge - avec un message sur l'arbitre, ce serait peut être plus efficace. Ou faire circuler dans les stades un public worker qui viendrait voir les spectateurs qui commencent à s'agacer, à l'image des street workers dans les gares?

Si des personnes adultes montrent comment se comporter avec calme, ça peut changer la mentalité, de la même manière que ça peut influencer les jeunes négativement quand on se montre agressif.

MENTAL!: Et la responsabilité des médias?

Martine Deprez: Le sujet reste encore tabou, mais c'est la part des politiques de faire passer le message et de changer le discours. Si tout le monde fait attention à tout le monde, peut-être qu'on arrivera tous ensemble à mettre la santé mentale au même niveau que la santé physique. La santé mentale, ça ne se voit pas. Ce sont des petits éléments de début de maladie que souvent on ne voit pas soi-même, et on peut même devenir plus excité alors qu'à l'intérieur on ne va pas bien. Quand vous avez le bras cassé, on le voit, et si ça pèse sur votre moral, on le remarque et on commence à parler. Mais si la santé mentale est défaillante et qu'elle produit des dégâts physiques, on ne va s'occuper que de la santé physique. On ignore le problème et c'est parfois dramatique.

MENTAL!: Depuis 1992, le 10 octobre est consacré à la sensibilisation à la santé mentale. Comment faire pour que cet événement ne reste pas une date sans conséquence dans le calendrier déjà surchargé du ministère de la Santé et de la Sécurité sociale?

Martine Deprez: C'est toute une semaine qui est consacrée à la santé mentale, en partageant les bonnes pratiques, en proposant des activités concrètes, souvent pour les jeunes. Il s'agit de réussir à créer un réseau. Il existe côté réhabilitation après le passage à la psychiatrie. En prévention c'est plus difficile car on ne détecte pas assez. On peut parler, parler, parler, mais à un moment il faut agir. Une semaine ce n'est bien sûr pas suffisant, il faut un fil rouge sur toute l'année, et on essaie de le conserver malgré les autres priorités. En arrivant au ministère, j'ai tenu à mettre l'accent sur les plus jeunes, dans l'optique où si on fait beaucoup côté prévention sur la santé mentale, il y aura aussi un impact sur les troubles psychiques.

MENTAL!: Qu'aimeriez-vous dire à des sportives ou sportifs qui éprouvent un mal-être psychologique dans la pratique de leur sport?

Martine Deprez: Allez en parler. Il faut que j'ai une personne de confiance à qui je vais parler de mes problèmes à me motiver davantage. Mais c'est comme dans n'importe quel métier: parfois on se lève et on se demande pourquoi. On ne prend plus de plaisir dans le sport qu'on pratique. Déjà on doit prendre conscience que dans la vie, il n'y a pas que des jours performants.

Il faut y réfléchir et en parler à son entourage. Il faut choisir quelqu'un de confiance, qui vous est sympathique, qui arrive à connecter avec vous et vous écouter. Les professionnels de la santé mentale sont formés pour écouter et en toute confidentialité, mais parfois le relationnel ne convient pas. Il faut écouter votre propre sensibilité pour savoir qui vous fait du bien et qui ne vous fait pas du bien. Et si vous ne trouvez pas cette personne, il existe SOS détresse, et c'est peut-être une idée à mettre en place d'installer une ligne spécifique pour les sportifs. Car chez certaines personnes, la recherche de la performance sportive s'apparente aussi à une addiction.