Le rail luxembourgeois dépend de ses voisins

Interview avec Yuriko Backes dans Paperjam

Interview: Paperjam (Émilio Naud)

 

Paperjam: Le Luxembourg est le seul pays au monde à offrir la gratuité totale des transports publics. Quels échanges concrets menez-vous avec la Belgique, la France et l'Allemagne pour étendre une forme de tarification coordonnée ou créer un pass transfrontalier? Quels sont les principaux freins?

Yuriko Backes: En ce qui concerne la tarification des relations nationales et transfrontalières, il est important de rappeler que chaque pays a sa propre organisation, ses priorités et ses contraintes, qu'il faut nécessairement prendre en compte et respecter lorsqu'il s'agit de travailler ensemble. Trouver des accords entre les diverses parties repose sur la confiance et le partenariat en sachant qu'il n'est pas toujours évident de trouver des accords entre parties.

Au Luxembourg, le ministère de la Mobilité et des Travaux publics est compétent pour la tarification à appliquer dans les trains circulant sous le chapeau d'un contrat de service public, tandis que, par exemple, cette tâche incombe en France aux régions. Au sein des groupes de coordination transfrontaliers et transnationaux existants, des discussions régulières ont lieu afin de renforcer et d'optimiser l'offre des transports publics de part et d'autre des frontières.

Des abonnements transfrontaliers ont été modifiés lorsque la gratuité des transports publics est intervenue au Luxembourg en 2020. C'est ainsi que certains abonnements permettent une utilisation gratuite de parkings près des gares étrangères, comme en gare d'Arlon. Il est aussi à rappeler qu'il n'existe pas de possibilités d'intervention en ce qui concerne la tarification des trains assurée en autonomie commerciale, par exemple pour les TGV. Au Luxembourg, nous sommes fiers de notre gratuité et nous suivons avec intérêt toute initiative allant dans ce sens, notamment dans les pays limitrophes.

Paperjam: Plusieurs projets de liaisons rapides – Bruxelles-Luxembourg, Sarrebruck-Luxembourg – avancent lentement. Pouvez-vous préciser où en sont les discussions bilatérales? Au-delà du projet vers Sarrebruck, y a-t-il une volonté d'ouvrir une connexion plus directe vers d'autres hubs économiques et ferroviaires en Allemagne?

Yuriko Backes: En ce qui concerne les liaisons ferroviaires transfrontalières et internationales, nous sommes en contact constant avec ces trois pays limitrophes. Des efforts considérables sont en cours afin d'homologuer un matériel roulant moderne sur la liaison Bruxelles-Luxembourg sans rupture de charge en gare d'Arlon. La capacité de la gare de Luxembourg a été augmentée et l'extrémité ouest de cette gare sera améliorée, permettant, entre autres, l'arrivée de trains plus longs en provenance de Bruxelles.

Côté belge, les travaux se poursuivent: leurs avancements ont permis de basculer le changement de l'alimentation électrique au-delà de Libramont permettant la desserte de cette gare par du matériel mono-tension à partir de la gare de Luxembourg. Après la fin des travaux entre Ottignies et Namur, d'un côté, et entre Namur et Arlon, de l'autre côté, il sera possible de réduire le temps de parcours des trains circulant sur cette liaison et de réintroduire des trains plus rapides avec moins d'arrêts intermédiaires entre Arlon et Bruxelles. C'est dans ce contexte de renforcement de la coopération ferroviaire que j'ai signé le 29 septembre dernier une lettre d'intention avec mon homologue fédéral, Jean-Luc Crucke, portant sur l'optimisation des relations belgo-luxembourgeoises dans le domaine des infrastructures ferroviaires.

Avec l'Allemagne, nous travaillons actuellement sur l'amélioration des connexions vers plusieurs grandes villes allemandes. Je me suis échangée encore cette semaine au niveau fédéral avec mon homologue allemand, Patrick Schnieder, à ce sujet. De plus, avec entre autres nos homologues du Land de Sarre, une étude de faisabilité est en cours de finalisation concernant la mise en place d'une liaison ferroviaire directe depuis le Luxembourg, en passant par Sarrebruck, jusqu'à Mannheim. Par ailleurs, une amélioration de la connexion vers Cologne est également envisagée qui passerait par la ligne de l'Eifel (Eifelstrecke) et qui constituerait une alternative parallèle à la Moselstrecke passant par Coblence. Cette option fait l'objet de discussions avec nos homologues de Rhénanie-Palatinat.

L'essentiel demeure d'assurer une intégration efficace au réseau allemand de longue distance, ce qui est déjà le cas grâce à la gare de Trèves, et dans le futur, préférablement aussi par les gares de Sarrebruck et Mannheim. L'amélioration des temps de parcours est et restera toujours un objectif à atteindre.

En tout cas, le ministère entretient des relations étroites avec ses homologues voisins en vue d'améliorer la mobilité transfrontalière de la population luxembourgeoise et des travailleurs et travailleuses frontaliers. Ma rencontre avec mon homologue allemand le 19 novembre dernier a permis d'aborder divers sujets allant dans ce sens. Il en va de même avec nos partenaires belges avec la signature le 29 septembre d'une lettre d'intention relative au renforcement de la coopération entre nos deux pays avec la ferme volonté de placer le rail au cœur de la mobilité multimodale durable, d'augmenter le nombre de la clientèle, le volume des marchandises et de diminuer les temps de trajet.

Avec la France, nous continuons de travailler sur le protocole de Paris, tout en réalisant des études complémentaires pour définir les projets transfrontaliers nécessaires au défi de la mobilité de demain. À la mi-décembre se tiendra la prochaine réunion de la Commission intergouvernementale franco-luxembourgeoise et la thématique de la mobilité transfrontalière devrait figurer à l'ordre du jour.

Paperjam: Le plan européen du rail à grande vitesse à l'horizon 2040 n'intègre pas le Luxembourg dans les corridors principaux. Comment expliquez-vous cette exclusion d'un État membre central?

Yuriko Backes: Il s'agit d'un document de la Commission européenne pour lequel les États membres n'ont pas été consultés et qui vise à accélérer le déploiement du réseau ferroviaire européen à grande vitesse à travers l'Europe avec des horizons jusqu'à 2040. Il y a lieu de distinguer entre des lignes à grande vitesse (>200km/h) et des lignes améliorées (160km/h).

Il n'y a pas lieu de parler d'exclusion: le Luxembourg est un État fondateur de l'Union européenne, la Ville de Luxembourg est une des trois capitales européennes. Le Luxembourg a pris connaissance de cette publication et continuera à travailler avec les pays voisins en vue de pouvoir offrir les meilleures liaisons possibles vers le réseau à haute vitesse. Il n'est pas envisagé, à ce jour, qu'une ligne à haute vitesse passe par le Luxembourg, le potentiel pour ce type de service n'est pas suffisant pour que les entreprises ferroviaires, offrant ces services en autonomie commerciale, y trouvent un intérêt. Nous avons actuellement des TGV directs partant en vitesse conventionnelle vers Paris, Strasbourg et le sud de la France.

Le Luxembourg restera connecté par les lignes existantes améliorées vers les pays voisins. La nouvelle ligne Luxembourg-Bettembourg, actuellement en construction, permettra ainsi une vitesse de 160km/h. La liaison actuelle jusqu'à Pagny-sur-Moselle, afin d'y atteindre la ligne à grande vitesse Est-européenne, est existante et le ministère interviendra auprès de la Commission afin que la liaison vers la capitale française soit dûment reprise sur leurs cartes.

Comme déjà mentionné, il existe bien entendu également la liaison en TGV (circulant partiellement à grande vitesse) vers Strasbourg et le sud de la France, mais la carte publiée par la Commission ne reprend que les capitales européennes.

Paperjam: L'UE prévoit un renforcement du réseau transeuropéen de transport (RTE-T) d'ici 2040. Avez-vous identifié des priorités luxembourgeoises qui pourraient être intégrées au prochain cycle de financement européen?

Yuriko Backes: Nous suivons de près les discussions menées en nous y impliquant activement afin de garantir la prise en considération de nos intérêts. Nous avons immédiatement entamé des réflexions quant à l'adaptation du réseau ferré transeuropéen en application du règlement (EU) 1679/2024. Étant donné que le premier délai imposé dans ledit règlement est déjà fixé à l'horizon 2030, des travaux doivent être entamés avant le lancement du prochain programme de cofinancement CEF III, qui débutera en 2028. Les priorités luxembourgeoises concernent, entre autres, l'augmentation de la capacité à certains endroits du réseau permettant d'offrir un nombre suffisant de sillons et l'adaptation du réseau aux besoins des trains d'une longueur de 740 mètres. Les CFL, en tant que gestionnaire de l'infrastructure ferroviaire, travaillent sur ces points et nous maintenons ensemble une dynamique de travail constructive afin que nous puissions positionner de façon réaliste et convenable le pays sur l'échiquier ferroviaire européen.

Paperjam: Dans un contexte où plusieurs opérateurs européens relancent des trains de nuit internationaux, le Luxembourg a-t-il reçu ou étudié des propositions d'arrêts ou de liaisons sur son territoire? Si oui, quels acteurs ou destinations sont concernés?

Yuriko Backes: Pour rappel, un État membre ne peut intervenir en matière de tarification à appliquer pour des trains exploités en autonomie commerciale. Nous restons bien évidemment attentifs aux lignes de trains de nuit qui se mettent en place dans les pays voisins afin d'évaluer les possibilités réalistes pour des trains en correspondance vers un train de nuit qui passerait par exemple à Metz. Actuellement, le marché luxembourgeois seul n'a pas assez de potentiel pour un train de nuit de sorte que, jusqu'à présent, aucun opérateur n'a entamé des démarches en ce sens.

Paperjam: Comment le Luxembourg pourrait-il devenir un nœud ferroviaire européen plutôt qu'un simple terminus régional?

Yuriko Backes: Le Luxembourg se trouve au cœur de l'Europe, demeure un acteur politique de confiance et maintient son attractivité économique qui dépasse largement l'échiquier européen. Nous poursuivons activement notre rôle dans la construction européenne et dans ce cas précis, dans le renforcement du potentiel ferroviaire, avec des investissements substantiels, en coordination étroite avec nos voisins.