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Interview avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker au sujet de la CIG
Europe 1: Monsieur Jean-Claude Juncker, Bonjour.
Jean-Claude Juncker: Bonjour Madame.
Europe 1: Alors vous êtes le plus ancien membre du club des responsables européens. Vous étiez donc à Rome samedi pour l’ouverture de la conférence intergouvernementale qui doit travailler sur ce projet de Constitution européenne. Franchement, quand on se retrouve aujourd’hui avec 25 représentants de pays autour de la table, est-ce que lorsque l’on est un chef de gouvernement, on ne se dit pas « oh là là, on n’arrivera jamais à travailler ensemble, c’est beaucoup »?
Jean-Claude Juncker: Il est vrai que la coopération sera plus difficile, mais elle est d’autant plus excitante, plus alléchante, plus porteuse d’avenir.
Europe 1: Oui, mais quand-même vous avez dit par exemple de cette réunion qu’elle était « sans valeur ajoutée », qu’en gros elle n’avait servi à rien, quoi déjà ?
Jean-Claude Juncker: C’est un peu vrai. C’est même beaucoup vrai. Nous avons eu un premier round, non pas de négociations, mais d’exposés nationaux. Il semblait que tout le monde avait l’impression de devoir dire aux autres ce que nous avions dit au cours des dernières semaines lorsque nous nous exprimions devant nos opinions publiques nationales. En ce sens, la réunion n’avait pas de valeur ajoutée, mais nous sommes bien fixés sur les intentions des uns et des autres. Mais il n’y a pas eu une véritable négociation au cours de la réunion des seuls chefs d’Etat et de gouvernement.
Europe 1: Alors on a vu donc se dessiner, comme on l’imaginait, une opposition de l’Espagne et de la Pologne notamment. Est-ce qu’à votre avis vraiment ces deux pays peuvent prendre ou acceptent de prendre la responsabilité de faire capoter la négociation?
Jean-Claude Juncker: Il n’y a pas opposition de ces deux pays sur l’ensemble des points qui ont été réglés, si j’ose dire, par la Convention sous la présidence du président Giscard d’Estaing. Il y a opposition de ces deux pays sur un point précis, c’est-à-dire le mode de prise de décision. Je veux dire par là, l’introduction souhaitée par la Convention et souhaitable d’après nous du principe de la double majorité qualifiée, ce qui veut dire que tous les Etats ont une voix et puis, dans un deuxième tour, on vérifie si oui ou non la majorité ainsi obtenue correspond bien à 60 % de la population européenne. L’Union européenne, c’est une union des Etats, c’est une union des peuples. C’est une union des peuples. Il faut bien que les deux éléments soient présents lorsqu’il s’agit de décider. Je discuterai de cela avec mon collègue polonais, Monsieur Miller, qui me rendra visite cet après-midi pour lui expliquer que la plupart des Etats membres souhaitent ce qu’il ne souhaite pas et puis on verra.
Europe 1: Alors vous avez trouvé, vous l’avez dit, vos collègues, notamment Monsieur Miller et puis aussi Monsieur Aznar, « splendides ». Ça veut dire quoi? Décryptez ce langage !
Jean-Claude Juncker: Ils étaient égaux à eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils reproduisaient, si j’ose dire devant nous ce qu’ils n’avaient cessé de dire au cours des dernières semaines. C’est-à-dire qu’ils aimeraient rester au stade auquel nous étions arrivés à Nice, c’est-à-dire à la pondération des voix, mise en place sous présidence française à Nice il y a trois années où la Pologne atteint presque le nombre de voix des grands Etats membres comme la France ou comme l’Allemagne. Déjà à Nice, nous étions plusieurs à avoir souhaité ce que nous appelons la double majorité, « un Etat, une voix » et puis vérification démographique, si j’ose dire. Il faudra expliquer aux Polonais - je le ferai cet après-midi - que c’est la règle du bon sens.
Europe 1: Alors vous allez, quoi, jouer les intermédiaires entre par exemple les Polonais et puis ceux qui, comme la France ou l’Allemagne en tête, souhaitent que ce projet de Constitution soit adopté à peu près dans les termes ?
Jean-Claude Juncker: Nous pensons nous, Luxembourgeois, tous comme nos amis belges et néerlandais, donc les trois du Benelux, qu’il faudrait que nous ne nous écartions pas trop par rapport au tronc commun des travaux de la Convention et que le risque est grand de voir les points être ajoutés les uns aux autres si certains gouvernements soulèvent des points de substance ou qui sont des points de substance pour d’autres. L’Allemagne tient beaucoup à ce qu’il y ait insertion dans le dispositif du traité du principe de la double majorité. Il faudra que les Polonais, que les Espagnols, que d’autres comprennent que pour l’Allemagne, par exemple, c’est un point important. Il y aura très certainement sur ce point comme sur d’autres un compromis. Je verrai avec mon collègue polonais cet après-midi ce en quoi peut consister un tel compromis.
Europe 1: Alors certains, et notamment l’Allemagne, font déjà remarquer qu’on pourrait faire un lien entre les aides distribuées par l’Union européenne et la participation plus ou moins active au projet de Constitution européenne, car comme le dit le ministre belge des Affaires étrangères, certains pays ne peuvent pas avoir le beurre et l’argent du beurre, c’est-à-dire que s’ils disent non à la Constitution, ils seront privés d’un peu d’aides. Est-ce que vous êtes assez d’accord avec ce moyen de pression ?
Jean-Claude Juncker: Je n’aime pas trop les menaces sur le glacis des négociations véritables. Si déjà nous avons des points de discorde, il ne faudrait pas que nous fassions tout pour en accroître le nombre. Donc il ne faut pas céder à ce genre de menaces ou à la tentation de prononcer de telles menaces.
Europe 1: Néanmoins, est-ce que vous pensez toujours possible d’aboutir à un accord avant la fin de l’année?
Jean-Claude Juncker: Je crois que c’est possible puisque tous les points litigieux sont sur la table tout comme déjà ils étaient sur la table niçoise. Il faudra que nous fassions de grands efforts pour nous convaincre les uns et les autres, ce qui présuppose que tous, nous ayons d’abord une grande faculté d’écoute. Il faut voir quelles sont les sensibilités des uns et des autres. Il ne faut pas humilier les uns et les autres. Il faut un bon compromis et le compromis est nécessaire. Donc, il va y avoir un compromis parce que tous ceux qui sont assis autour de la table des négociations savent très bien que si nous n’y arrivons pas cette fois-ci, nous n’y arriverons plus jamais. Donc, il faudra conclure probablement avant la fin de l’année. Si ce n’est pas possible avant la fin de l’année, nous le ferons vers la Saint-Valentin sous présidence irlandaise.
Europe 1: Concernant la Saint-Valentin, ce sera une belle histoire d’amour entre les Européens. Néanmoins vous croyez à un accord, mais si par hasard ou par malheur il n’y avait pas d’accord sur ce projet de Constitution, vous dites « on n’y arrivera jamais ». Qu’est ce qui se passera en Europe?
Jean-Claude Juncker: On dit d’abord, à la veille de chaque conférence intergouvernementale, qu’il sera très difficile d’y arriver. C’est toujours très difficile. Si nous n’arrivions pas, nous resterions au Traité de Nice qui, sur certains points, est mal ficelé, qui ne permettra pas de faire fonctionner l’Europe à 25. Si je dis on n’y arrivera plus jamais, c’est que j’ai la crainte que le jour où nous aurons quitté la table des négociations, ceux qui, au moins de par les témoignages directs de leurs parents, savent encore pourquoi l’Europe a du être faite après la Deuxième Guerre mondiale. Si l’Europe de demain sera gouvernée par des plus jeunes qui n’ont pas eu les récits directs de leurs parents, qui ont un souvenir d’Hitler et de Staline, qui correspond en qualité à celui que nous deux avons de Guillaume II et de Clemenceau, nous ne trouverons plus autour de la table des négociations la conviction, l’ambition de ceux qui ont fait l’Europe et dont nous sommes, il faut le dire, les modestes et parfois médiocres héritiers.
Europe 1: Monsieur Juncker, en France il y a une grande méfiance en ce moment à l’égard de l’Europe. Francis Mer sera aujourd’hui chez vous justement à Luxembourg avec ses collègues pour expliquer pourquoi les Français ne respecteront pas cette fameuse règle du déficit de 3 % et sont largement au-delà. Est-ce qu’il y a un risque de sanctions à votre avis à l’égard de la France ou est-ce que vous ferez preuve de compréhension ?
Jean-Claude Juncker: Je suis non seulement Premier ministre, mais ministre des Finances et je verrai donc Francis Mer ce soir. Je crois que la France doit savoir ce à quoi s’attendent ses partenaires. Il y a le pacte, il y a la nécessité absolue de l’assainissement budgétaire, mais il y a aussi la nécessité non moins absolue de la croissance et donc il faudra voir quelle peut être l’intersection entre les nécessités, que doit nous inspirer la croissance souhaitable et les arrières conjoncturels et leurs conséquences budgétaires. Dire que la France, en toute occurrence, sera sanctionnée est une parole un peu trop facile qui ne correspond en rien aux défis multiples qui nous sont posés.
Europe 1: Donc vous ne le souhaitez pas? Oui ou non ?
Jean-Claude Juncker: Plutôt non.
Europe 1: Merci, Jean-Claude Juncker.