Discours de Jacques Delors: "Le pardon et la promesse. L'héritage vivant de Robert Schuman."

Discours de Jacques Delors

"Le pardon et la promesse. L'héritage vivant de Robert Schuman"

Altesse Royale,
Madame,
Monsieur le Premier Ministre,
Messieurs les Présidents,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,

L'appel du 9 mai 1950 demeure, et nous en sommes tous heureux, un événement considérable. Sa commémoration a lieu, aujourd'hui même, dans plusieurs capitales européennes, et aussi devant l'Assemblée des Nations Unies. Sollicité de toutes parts, j'ai choisi de répondre à l'invitation de Jean-Claude Juncker, pour cette cérémonie organisée par l'un des pays fondateurs. Car, c'était pour moi, l'occasion de me rendre dans une ville où a séjourné Robert Schuman et aussi de rendre hommage au Luxembourg qui a tant oeuvré pour bâtir la maison Europe. Je voudrais donc dire toute mon estime à vos compatriotes qui ont si bien servi la cause européenne et, au risque d'oublier de nombreux acteurs de cette aventure, citer Joseph Bech, Pierre Werner (pour qui vous me permettrez d'avoir une pensée émue), Gaston Thorn, Colette Flesch, Jacques Santer, Jacques Poos et, bien entendu, l'actuel Premier ministre, ainsi que tous les collègues luxembourgeois qui ont oeuvré au sein de la Commission Européenne.

Il est bon, en ces circonstances, de rappeler dans quel contexte dominé par la peur, l'initiative de Robert Schuman a vu le jour. Il en est résulté un traité, la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, qui constitue la matrice de ce qui a pu être réalisé jusqu'à présent. Tout y était: le sens de notre action, bien entendu, mais aussi un schéma institutionnel génial qui a permis les avancées, la méthode dite communautaire qui, aujourd'hui encore, doit nous servir de référence.

Certes, chacun le reconnaît, le monde a changé depuis 1950 et vit actuellement une nouvelle mutation placée sous le signe de la mondialisation et d'un progrès technique bouleversant. Certains en tirent argument pour conclure que le modèle communautaire est dépassé ou bien connaît ses limites. Alors que se profile le plus grand élargissement que l'Union ait connu, il n'est pas inutile de revenir aux sources pour ouvrir un débat sur l'Europe de demain.

I. UN CLIMAT DOMINÉ PAR LA PEUR

Revenons donc aux années 1949 et 1950, après cet inoubliable Congrès de La Haye, où, sous la présidence de Winston Churchill, plus de huit cents personnalités venues de presque tous les pays d'Europe Occidentale et des milieux politiques, industriels, syndicaux et culturels, communièrent dans l'enthousiasme. Ils proclamèrent : "plus jamais la guerre entre nous", avant de se diviser sur la conception d'une Europe unie. Jean Monnet et Robert Schuman retinrent la leçon et savaient dès lors, qu'il faudrait trouver le projet concret et limité qui serait le détonateur ouvrant la voie à une aventure n'ayant pas d'équivalent dans l'Histoire.

Les responsables des six pays fondateurs durent alors travailler pour surmonter les divergences doctrinales, ou tout du moins pour les laisser de côté. Dans un contexte dominé par la peur, la peur d'un retour de la guerre, la peur de l'autre, alors que les cicatrices du dernier conflit étaient encore ouvertes et faisaient mal.

La peur de la guerre

La peur de la guerre, paradoxalement peu d'années après la signature du traité de paix. Mais 1949 voit l'explosion de la première bombe atomique russe, faisant surgir le spectre de la guerre froide. La victoire de Mao Tsé-Toung annonce l'extension du communisme et, pour plus tard, l'émergence des pays asiatiques sur le plan économique, après l'indépendance conquise, au travers de conflits sanglants. Enfin, signe des temps, le Maccarthysme fait des ravages en contrepoint du défi lancé par le communisme.

L'Europe Occidentale s'inquiète, car elle craint d'être embarquée à nouveau dans une terrible conflagration. Un grand débat s'instaure, d'autant que se profile un affrontement entre les deux Corée. Et d'ailleurs, le 23 juin 1950, quelques semaines après l'appel de Robert Schuman les divisions nord-coréennes envahissent la Corée du Sud.

Les Etats-Unis, après quelques hésitations, interviendront dans le conflit. Ils s'inquiètent, eux aussi, pour l'Europe et plaident pour la réinsertion pleine et entière de l'Allemagne dans l'alliance de la liberté et de la démocratie. Le directeur du journal Le Monde, Hubert Beuve Mery, relance la discussion en réclamant une certaine autonomie pour l'Europe qui la tiendrait à l'écart d'un affrontement entre les Etats-Unis et l'Union Soviétique. D'autres européens font pression dans la direction d'une alliance maintenue et même renforcée entre les Etats-Unis et l'Europe de l'Ouest.

On sait qu'après bien des péripéties, le projet ambitieux d'une Communauté européenne de Défense allait échouer en 1954 et que, faute de mieux et pour rassurer les uns et les autres, allait se constituer l'Union de l'Europe Occidentale.

Si je bouscule la chronologie en allant au-delà du 9 mai 1950, c'est pour caractériser cette époque et opposer deux approches, l'une par la politique proposant une défense commune, attribut essentiel de la souveraineté, l'autre, par la stratégie des petits pas qui allait déboucher sur le traité de la CECA.

Les temps ont certes changé, mais le problème demeure : comment faire de l'Europe unie un acteur politique qui compte ?

L'inspirateur, Jean Monnet, tournait ses perplexités dans sa tête. Il le raconte ainsi dans ses mémoires:

 

"Qu'est-ce qui pourrait lier, avant qu'il ne soit trop tard, la France et l'Allemagne, comment enraciner dès aujourd'hui, un intérêt commun entre les deux pays?"

Et ce fut la mise en commun de ce qui était à l'époque, le nerf de la guerre: le charbon et l'acier.

La peur de l'autre

Car la peur était dans les têtes. L'Allemagne, bien que vaincue, faisait peur. En France, notamment, la querelle était vive entre ceux qui voulaient cantonner le voisin d'Outre Rhin dans une autonomie limitée et privée de moyens, et ceux qui, se rappelant les suites désastreuses du traité de Versailles, cherchaient le moyen de réintégrer progressivement l'Allemagne.

Et ce n'est pas un hasard de l'Histoire qui a fait que Robert Schuman fut l'homme de la situation. Ayant étudié et vécu dans l'Alsace-Lorraine occupée, arrêté par la Gestapo, évadé en août 1942, il était, comme l'Inspirateur, hanté par l'impérieuse nécessité de la réconciliation franco-allemande.

 

"Les dures leçons de l'histoire, disait-il, m'ont appris, à l'homme des frontières que je suis, à se méfier des improvisations hâtives, des projets trop ambitieux, mais elles m'ont appris également que lorsqu'un jugement objectif, mûrement réfléchi, basé sur la réalité des faits et l'intérêt supérieur des hommes, il importe de nous y tenir fermement et de persévérer".

Toute l'illustration de l'action de Robert Schuman se trouve dans cette longue phrase. Son inspiration, qui va au-delà de la méthode et de l'initiative du 9 mai, est remarquablement illustrée par Hannah Arendt, cette juive marquée par la Shoah, cette grande figure de la pensée occidentale qui, n'oubliant pourtant rien, nous proposa le paradigme du pardon et de la promesse.

En abordant ce thème redoutable, Hannah Arendt n'entend pas nier l'impardonnable, ni recommander l'oubli. Mais en associant le pardon et la promesse, elle permet de recréer la vie, de réintégrer dans la communauté des hommes libres et respectueux de la liberté des autres, ceux que le poids du passé, des remords, voire de la culpabilité, aurait pu conduire à l'exclusion et à la négation de tout espoir.

Hannah Arendt a traité de ces thèmes dans "La condition de l'homme moderne" paru en 1961, bien après l'appel du 9 mai. Et pourtant, comment ne pas voir la relation éthique entre ces deux personnalités. Car notre philosophe fait appel à l'Evangile pour étayer sa thèse. Ainsi, cite-t-elle l'Evangile selon Saint-Mathieu : "Si vous pardonnez aux hommes leurs manquements, Dieu vous pardonnera aussi..." Comment ne pas rapprocher cette référence de celle que fait constamment Robert Schuman à sa foi chrétienne. Les termes sont un peu différents, mais l'esprit est le même. Retenons cette citation prélevée dans son recueil "Pour l'Europe":

 

"Et par un paradoxe qui nous surprendrait, si nous n'étions pas chrétiens - inconsciemment chrétiens peut-être - nous tendions la main à nos ennemis d'hier, non simplement pour pardonner, mais pour construire l'Europe de demain?"

Quelle profondeur et quelle modernité dans cette règle de conduite. Le pardon sans l'oubli, la promesse pour permettre à l'autre de ne pas s'enfoncer dans le désespoir ou la vengeance. Songeons à ce que pourrait être la force de cette règle appliquée aujourd'hui en Bosnie et au Kosovo. Ne se lèverait-il pas, dans chaque camp, des hommes et des femmes capables à la fois de pardonner et de s'allier la promesse que pourrait proposer l'Union Européenne, précisément par l'engagement mutuel et contractuel. Ainsi, planterait-on quelques jalons de sécurité, avec le concours et l'aide de l'Union. Ainsi, reconstituerait-on ces solidarités de fait dont Robert Schuman disait qu'elles seraient le plus sûr ciment de la compréhension mutuelle et de la coopération, puis de la réalisation d'un projet commun.

Ce projet, il nous a été donné en héritage. Et dans celui-ci, un traité, celui de la CECA, où tout était en germe.

II. DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE LA MÉTHODE COMMUNAUTAIRE

Le secret fut bien gardé. Sept personnes seulement - dont Konrad Adenauer - étaient au courant, lorsqu'il pénétra, le mardi 9 mai 1950, vers 18 heures, dans le Salon de l'Horloge du Quai d'Orsay. Nul ne se doutait qu'il allait poser l'acte fondateur de la Communauté Européenne. Cette association placée sous une Haute Autorité commune serait la première pierre, disait-il, "d'une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix".

Les réactions furent nombreuses et contrastées de la part des responsables politiques et professionnels. En revanche, l'appel ne perça pas le mur d'indifférence de la presse et de l'opinion publique. Il en fut d'ailleurs longtemps ainsi, concernant les faits marquants de l'histoire communautaire.

Toujours est-il qu'en présence de l'accord de principe entre Paris et Bonn, la Belgique, l'Italie, le Luxembourg et les Pays Bas se joignirent à cette initiative. Un traité fut établi et signé à Paris, le 18 avril 1951, puis ratifié par les Parlements des pays concernés.

Sans vouloir trop insister, car on tombe vite dans l'exagération, sur l'accord franco-allemand, il importe cependant de souligner que celui-ci transcendait bien des difficultés : les craintes que le Conseil de l'Europe - créé en 1949 - ne comble pas les espoirs mis en lui, ce qu'allait confirmer très vite Paul Henri Spaak en démissionnant de sa présidence, la coopération nécessaire pour assurer le succès du Plan Marshall, les divisions entre Français sur l'attitude vis-à-vis de l'Allemagne, les modalités de réinsertion de cette dernière dans l'alliance occidentale.

Une référence incontournable

Tout était, selon moi, dans ce traité de la CECA, un texte clair, sans considérations inutiles, ni mauvaise graisse. L'expérience se chargera de prouver, en premier lieu, la validité du schéma institutionnel mis en place. Aujourd'hui, on peut, au risque de simplifier, le résumer ainsi: deux législatifs, le Parlement et le Conseil; deux exécutifs, le Conseil et la Commission - à l'époque la Haute Autorité - cette dernière ayant l'exclusivité du droit d'initiative; un judiciaire, la Cour de Justice.

Ce qui a permis, au-delà des hommes, des caprices de l'Histoire, de progresser, c'est la force de nos institutions. Jean Monnet disait d'elles:

 

"L'expérience de chaque homme se recommence. Seules les institutions deviennent plus sages: elles accumulent l'expérience collective et, de cette expérience et cette sagesse, les hommes soumis aux mêmes règles verront non pas leur nature changer, mais leur comportement graduellement se transformer".

Si l'on touche à une de ces institutions, c'est alors tout un équilibre précieux, riche de ses réussites passées, qui est menacé. Or cette tentation a existé et existe encore. Elle se précise même, au fur et à mesure où s'efface la mémoire de ce qui a réussi et de ce qui a échoué, par le passé. D'où de multiples amendements et corrections empruntés au "salon des petits inventeurs de génie" et qui ne font que rendre l'ensemble indéchiffrable et non transparent. La leçon de la CECA, c'est aussi cet avertissement de succomber un jour sous le poids de l'hypercomplexité.

On pourrait multiplier les exemples concernant chaque institution, mais le jour n'est pas à la controverse. Rappelons simplement ce que disait Robert Schumanà ses collègues, durant un Conseil des ministres:

 

"Vous n'êtes pas en train de négocier, vous êtes en train de trouver une solution".

Ce traité de la CECA allait nous servir d'inspiration lorsque fut préparée la réforme des institutions qui aboutira à l'Acte Unique. Un texte sobre, sans enflure qui, comme son illustre référence, portait en lui les atouts d'une révolution pacifique. Un texte qui doit beaucoup à la présidence luxembourgeoise, au Premier ministre Jacques Santer, au ministre des Affaires étrangères Jacques Poos, à leurs collègues et collaborateurs qui ont voulu et réalisé une coopération exemplaire avec la Commission. Certains chefs de gouvernement ne découvrirent que plus tard la portée d'un traité qui pourtant ne cachait rien, mais qui confirmait l'esprit et la lettre du triangle institutionnel, qui introduisait explicitement dans le contrat de mariage, la cohésion économique et sociale, la perspective monétaire, la dimension sociale, la politique commune de l'environnement.

Les institutions communautaires n'ont pas de valeur qu'en elles-mêmes, par leur ingéniosité. Elles valent et vaudront surtout par leur esprit, esprit qui caractérise aussi ce que l'on appelle la méthode

Actualité de la méthode communautaire

À ce stade, sans doute faut-il clarifier ce que l'on entend par là.

Certains pensent, en premier lieu, à la méthode des petits pas, se référant ainsi à la déclaration Schuman et à sa phrase la plus citée: "L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble; elle se fera par des réalisations concrètes, créant d'abord une solidarité de fait".

Il est vrai que ces cinquante années vécues en commun ont véritablement abouti à des solidarités de fait qui expliquent, pour partie, les bonds en avant réalisés depuis. Et aussi, l'émergence d'un acteur international, notamment dans le domaine des relations commerciales. D'autres mettent l'accent sur le cercle vertueux de l'engrenage, un progrès en appelant un autre. On a pu le vérifier dans les premières années du marché commun où les six pays membres réalisèrent les intégrations programmées avant les échéances prévues. Ou encore, à partir de 1985, où l'adoption de l'objectif 92 d'un marché unique induisait un changement du traité - ce fut l'Acte Unique - puis le renforcement des politiques communes et des moyens financiers qui lui étaient consacrés. Une autre illustration de l'engrenage peut être trouvée dans l'émergence, dès 1988, de l'idée selon laquelle l'avènement d'un grand marché - fondé sur la liberté de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux - appelait une monnaie unique.

Mais la méthode communautaire est aussi, et même avant tout, un système institutionnel qui, lorsqu'il fonctionne bien, permet une bonne préparation des projets, un processus clair de décision et une bonne exécution. Si le triangle institutionnel fonctionne bien et est convenablement relié au Conseil Européen, il est possible d'avancer, de gagner en lisibilité, de trouver les voies de la responsabilité démocratique et donc de la citoyenneté.

Si au contraire, le triangle s'enlise, pour de multiples raisons, si la Commission ne se voit pas reconnue dans la plénitude de ses droits et de ses devoirs, si le Conseil des Affaires Générales ne joue plus son rôle d'arbitre et de synthèse, alors le Conseil Européen s'éloigne de ses bases et veut se charger de tout. Tel est le risque que court actuellement l'Union Européenne, d'autant qu'elle doit faire face au défi du nombre d'adhérents qui, en soi, pose de redoutables problèmes d'organisation des institutions et des méthodes de travail.

Le passé nous fournit d'ailleurs bien d'autres exemples où la méthode communautaire fut ignorée, qu'il s'agisse du conflit entre la Commission Hallstein et les pays membres, du trouble causé par les rapports Fouchet 1 et 2, ou enfin, de la longue crise liée à la contribution financière de la Grande Bretagne. Les bonnes méthodes communautaires sont alors oubliées, non pas faute de propositions intéressantes, mais parce que le conflit domine tout. Pour ceux qui n'en seraient pas convaincus, il suffit de les renvoyer aux brillantes analyses et aux solutions proposées par la Commission Thorn, mais ignorées par les protagonistes de l'époque.

Mais des raisons d'optimisme existent. La prise de conscience se fait de la nécessité de redonner à chaque institution son rôle tel que défini par le traité fondateur. Le Président Prodi a annoncé une réflexion d'ensemble sur la gouvernance de cet ensemble original et complexe qu'est l'Union Européenne. Dès 1997, sous l'impulsion de Jean-Claude Juncker, alors président de l'Union et selon son intuition d'appliquer au social la méthode des critères de Maastricht, une résolution dans ce sens fut adoptée à Luxembourg, avec le concours efficace de la Commission Santer. Comment concilier la volonté des Européens de lutter contre le chômage avec le fait que les politiques de l'emploi sont de compétence nationale et doivent être appliquées au plus près du terrain. Pour surmonter cette contradiction, Antonio Guterres proposa au dernier Conseil Européen une méthode ouverte de coordination tendant à concilier la convergence des objectifs avec la diversité des moyens et des traditions de chaque pays.

Clarifier les compétences à chaque niveau, appliquer la subsidiarité, mieux préparer les décisions par une coopération étroite entre la Commission et un Conseil des Affaires générales rénové, proposer de grandes orientations au Conseil européen, diversifier les modalités de mise en oeuvre, telles sont les pistes d'une simplification et d'une amélioration des procédures de décision et des modes d'action.

III. POUR UNE REFONDATION DU PACTE COMMUNAUTAIRE

Les commémorations sont non seulement l'occasion de témoigner notre reconnaissance à ceux qui nous ont ouvert la bonne voie, mais aussi d'exprimer espoirs et inquiétudes pour l'avenir. Agir ainsi, ce n'est pas gâcher la fête, mais s'efforcer de tirer du passé, des enseignements valables pour le présent et pour l'avenir.

Je sais, vous le savez. Réunifier l'Europe constitue notre devoir historique. Mais faire la grande Europe sans défaire la Communauté, tel est le redoutable dilemme auquel nous devons faire face. Ou plutôt qu'un dilemme comportant la nécessité d'un choix, l'obligation de réussir, dans le même temps, et pour reprendre les termes traditionnels, l'élargissement et l'approfondissement.

Réunifier l'Europe

Les deux parties de l'Europe ont été séparées, arbitrairement, durant ce dernier demi-siècle, du fait du partage de Yalta et de la guerre froide. Ces événements pèsent lourd dans les consciences et dans les comportements. Mais n'oublions pas d'autres séparations qui, au cours des siècles, du fait de l'histoire et de la géographie, ont affecté notamment les pays aujourd'hui candidats : le schisme d'Orient d'abord et la séparation des églises orientales de celle de Rome, la conquête ottomane ensuite, le poids des souffrances et frustrations sous le régime communiste, et, ceci étant la conséquence de cela, les profondes disparités dans le développement économique et social.

Nous allons accueillir de vieilles nations - mais de jeunes Etats, placés sous le signe de la discontinuité, des pays dont les frontières ethniques ne coïncident pas toujours avec les frontières politiques et qui ont le légitime souci d'affirmer leur souveraineté retrouvée.

Avons-nous vraiment cherché à comprendre des mentalités et une histoire différentes de la nôtre? Reconnaissons-le. Au-delà des difficultés inhérentes à l'adaptation économique et législative de ces pays à la situation de l'Union, il existe bien des malentendus d'ordre politique et culturel. Aussi, devrions-nous nous exercer, selon la formule d'un sénateur tchèque, Josef Jarab, "à reconnaître les différences pour les respecter et en tirer les leçons".

Souvent marqués par leur douloureux passé, moins nantis matériellement que nous le sommes, les Européens de l'Est et du Centre sont plus ouverts que nous à ce "rêve européen". Ne les décevons pas, par des promesses illusoires ou démagogiques. Demandons leur plutôt d'apporter leur pierre à la construction commune, sans leur dissimuler les obstacles qui restent à franchir.

En dehors de deux nations très peuplées, il s'agit de nations de taille moyenne ou même de petites nations. Ecoutons Milan Kundera nous en parler:

 

"Il me semble souvent que la culture européenne connue recèle une autre culture inconnue, celle des petites nations... Celles-ci savent que leur existence peut à n'importe quel moment être remise en question, qu'elles peuvent disparaître".

Ces considérations vous paraîtront peut-être éloignées de notre propos d'aujourd'hui et plus encore de l'agenda prévu par la Conférence Intergouvernementale en cours. Mais elles justifient, à mon sens, que nous nous interrogions sur le seul sujet qui vaille: "Que voulons-nous faire ensemble?". Ou, autrement dit, jusqu'où sommes-nous disposés à aller pour obtenir, par l'intégration politique, ce qui nous tient à cœur et que nous ne pourrons pas réaliser pour notre propre compte, chacun de notre côté?

Il ne s'agit pas d'un prétexte pour dissuader les candidats. Notre mission historique est de rassembler tous les pays d'Europe, mais avec des objectifs réalistes correspondant à notre diversité accrue.

La mondialisation en cours nous oblige d'ailleurs à constituer ce grand ensemble capable d'en tirer les profits, mais d'en éviter les excès. Bâtissons un ensemble géopolitique qui pourra servir d'exemple le jour où les organisations internationales et les grandes nations voudront bien fixer les règles du jeu d'une mondialisation réussie.

Ce grand ensemble n'aurait pas à s'assigner des objectifs aussi ambitieux que ceux inscrits dans le traité de Maastricht, alors même qu'à quinze nous éprouvons bien des difficultés pour en réaliser, ne serait-ce qu'une partie. N'entretenons donc pas des illusions qui pourraient nous conduire à de graves échecs.

Dans une telle perspective ne serait pas oubliée l'autre grande préoccupation des pays candidats, à côté de la modernisation économique et sociale, je veux parler de la sécurité dont pourrait se saisir la Conférence Européenne qui réunit pays membres et pays candidats. Il suffirait de lui fournir les moyens d'un suivi quotidien des problèmes concernés et de prévoir les concertations nécessaires. Monsieur Pesc et la Commission pourraient s'en charger.

Cette double démarche équivaudrait à une refondation spirituelle et politique du projet européen enrichi par l'apport des nouveaux pays candidats, comme le souligne Vaclav Havel:

 

"J'estime que l'Occident démocratique et riche lui aussi, probablement lui avant tout, a besoin d'autoréflexion morale qui l'empêcherait de sacrifier l'avenir au présent. Il me semble que malgré l'importance de l'aide qu'il nous apporte depuis la chute du rideau de fer, nous pouvons lui rendre un service en partageant avec lui l'expérience qu'il n'a pu faire au cours des décennies passées".

Pour une avant-garde

Si l'accord se faisait sur les deux objectifs réalistes de l'élargissement que je viens de mentionner, alors serait-il possible de concilier élargissement et approfondissement par la création d'une avant-garde. Une avant-garde ouverte à ceux qui, un jour ou l'autre, pourront et voudront la rejoindre.

Il s'agît, faut-il le rappeler, de poursuivre la voie déjà entamée vers l'intégration économique et monétaire, le progrès social, le développement écologique, la constitution d'une force européenne de projection pour assurer les missions de Petersberg, la conduite de vraies actions communes en matière de politique étrangère, la constitution d'un espace de sécurité pour les personnes...

En agissant ainsi, nous resterions fidèles aux pères de l'Europe que nous célébrons aujourd'hui à travers l'acte fondateur du 9 mai 1950. Car ils voulaient non seulement la paix et la liberté, mais une Europe puissante et généreuse à la fois, capable de répondre aux défis lancés par les mutations contemporaines.

Ils nous ont légué - à cette fin - une philosophie institutionnelle originale qui concilie le souci de l'efficacité quotidienne avec le respect des souverainetés nationales et de la subsidiarité. Certes, je le répète, les changements du monde sollicitent notre capacité d'adaptation et d'innovation, mais sans pour autant condamner un système qui a fait ses preuves.

Il suffit de revenir à l'esprit qui caractérisait le traité de la CECA, d'appeler chaque institution à se réformer pour rester fidèle à l'inspiration d'origine. Telle est la tâche qui nous incombe aujourd'hui, si nous voulons concilier efficacité et responsabilité, saine compétition, coopération et solidarité.

Ces propos, je le sais, heurtent le climat de contentement qui accompagne cette fuite en avant que la Commission dénonçait déjà au Conseil Européen de Lisbonne, en 1992, alors qu'il n'était question déjà que de l'élargissement de l'Union à douze.

Sans vouloir pousser l'analogie plus loin qu'elle ne doit l'être, je voudrais ici rappeler une anecdote racontée par Albert Coppe, lors du quarantième anniversaire de la déclaration Schuman. En 1969, notre ami belge interpellait son Ministre en lui disant : "Vous allez nous élargir à eux sans avoir commencé à approfondir". Il lui fut répondu: "C'est trop tard, c'est engagé".

Ce raisonnement, je l'entends souvent ces temps-ci. Comme s'il était trop tard pour bien faire. Comme si la multiplication des "opting out" et des coopérations renforcées pouvait résoudre le problème alors qu'elles ne feront qu'aggraver la complexité du système aux dépens de l'efficacité et de la transparence.

La célébration du 9 mai 1950 m'a fourni le prétexte pour vous entraîner dans un débat de grande actualité. Je n'avais pas l'intention d'en poser objectivement tous les termes, ce qui nous aurait entraîné trop loin. Non, mon seul désir est que le débat s'ouvre dans toute son ampleur, sans scepticisme, ni cynisme. Et qu'il se poursuive, tant est vitale sa nécessité, au-delà des conclusions de la Conférence Intergouvernementale en cours, dont certains disent déjà qu'elle en appellera une autre avant tout élargissement.

Ce qui nous y encourage, Mesdames et Messieurs, est le message apporté par les pères de l'Europe, dont Robert Schuman. Ils nous ont démontré que la manière de faire était déterminante, le réalisme incontournable, mais que sans vision de l'avenir, sans un coeur qui bat pour la fraternité humaine, il est vain de vouloir influer sur le destin.

(Publié le 9 mai 2000)

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