François Biltgen à l´occasion de la 89e session de la Conférence internationale du Travail à Genève

Madame la Vice-présidente,
Ch(è)r(e)s collègues,
Mesdames, Messieurs,

Il y a quelques semaines, j’ai lu avec beaucoup de plaisir et plein d’espoir un article dans le quotidien français "Le Monde" intitulé "La nouvelle légitimité sociale du Bureau International du Travail".

En effet, le rapport du directeur général Juan Somavia tombe à point, dans une situation économique mondiale ténue et en proie à un ralentissement, pour nous rappeler "le déficit de travail dans le monde".

Il y a un an à peine, l’économie mondiale, mais surtout occidentale, vivait dans l’euphorie de ce qui était faussement appelé "la nouvelle économie", une économie qui selon certains spécialistes, ne serait plus soumise à des récessions conjoncturelles mais serait fondée sur un cercle vertueux de croissance ininterrompue. Cette nouvelle économie, entretenue par les nouvelles technologies, engendrerait une productivité tellement grande que la spirale inflationniste des salaires et des prix, cause des cycles conjoncturels, serait cassée. Bref, on aurait dû s’attendre au paradis sur terre. Bien entendu cette nouvelle économie ne pourrait s’épanouir que dans une économie mondialisée, libéralisée et dérégulée, pour créer à la fois plus d’emplois et plus de prospérité pour chacun.

Or, le paradis n’est pas de ce monde. Pourtant, pendant un certain temps, il miroitait à ceux qui achetaient des titres boursiers d’entreprises dites "de la nouvelle économie". Maintenant que la "bulle boursière" est définitivement éclatée, la morosité revient et les investissements dans les nouvelles technologies marquent même le pas.

Mais les adeptes de la nouvelle pensée unique continuent à plaider pour une libéralisation tous azimuts.

Suite aux déboires boursiers de la dite "nouvelle économie", deux constatations s’imposent :

  • ce sont les marchés boursiers et financiers qui dictent la loi des investissements

  • les nouvelles technologies, boudées aujourd’hui par les mêmes financiers qui les choyaient encore hier, vont continuer à révolutionner tous les rapports de travail dans tous les secteurs et dans tous les coins du monde.

Cette révolution industrielle risquera de creuser encore davantage le fossé entre ceux qui ont des qualifications professionnelles et ceux qui n’en ont pas, entre ceux qui ont accès au savoir et ceux qui ne l’ont pas. Elle risquera encore de creuser davantage le fossé entre Nord et Sud, entre Nations développées et entre Nations en voie de développement.

Mettons donc à profit le temps d’incertitude qui règne sur le monde économique pour remettre les pendules à l’heure et pour procéder à un changement de paradigme. La valeur primordiale du progrès économique ne pourra être et ne sera pas à la longue la valeur boursière.

Remettons à nouveau le travail humain à la une de notre système de valeurs.

Ne considérons pas le travail en tant que "ressource économique" comme une autre. Le travail n’a pas pour unique but de créer de la croissance économique. Juan Somavia a raison de dire "que le travail est un trait déterminant de l’existence humaine".

L’OIT, en lançant le concept de travail décent, a procédé à ce revirement de paradigme qui tient à conférer au travail une valeur humaine fondamentale. Certes, pour obtenir un travail décent, il faut d’abord créer des emplois. Mais ces emplois doivent permettre aux travailleurs de se promouvoir. L’Union européenne vient à son tour de reconnaître formellement que le travail ne peut se réduire à une définition purement économique. La notion d’ "emploi de qualité", consacrée en décembre à Nice, et que la présidence belge concrétisera pour le sommet de Laeken, sera un développement et une déclinaison – à un niveau élevé – de la notion de travail décent. 

Ch(è)r(e)s collègues,
Mesdames, Messieurs,

160 millions de personnes sont au chômage dans le monde. Si l’on ajoute le sous-emploi, elles sont probablement un milliard. 80% des hommes sur la planète sont sans protection sociale.

Si la globalisation doit réduire ce déficit social, il faut agir. La simple libéralisation et dérégulation ne fera qu’aggraver ce déficit. Pour apporter davantage de justice sociale, il faut prendre des initiatives.

Oui, nous devons doubler la globalisation économique d’une globalisation sociale.

Pour ce faire, il nous faut trois choses:

  • le contenu, à savoir un socle social mondial minimum

  • une méthode, à savoir le tripartisme

  • une structure : le systèmes des organisations internationales

Si nous voulons doubler la globalisation économique d’un volet social, nous devons remplir le vide que laissera la dérégulation au niveau national. Nous devons créer de nouvelles règles internationales.

Notre directeur général veut "dépoussiérer" l’OIT. Bon nombre des 183 conventions existantes vont être abolies. Il est bien de renoncer à des normes trop détaillées et pointilleuses pour recentrer les normes vers ce qui est essentiel, vers des standards minimum, vers les droits fondamentaux des travailleurs. Mais des standards "minimum" ne doivent pas devenir des standards "minimalistes".

Je mets en garde devant la tentation de nous focaliser sur des normes trop consensuelles et donc pas assez ambitieuses respectivement trop limitées dans leur champ d’action. Je comprends Juan Somavia lorsqu’il dit dans une interview au journal "Les Echos" : "L’OIT est aujourd’hui ressentie comme un obstacle à la mondialisation par les multinationales. C’est pourquoi elle tente depuis 1998 de recentrer son action sur les droits fondamentaux des travailleurs qui peuvent difficilement être récusés : travail des enfants, travail forcé, discriminations, liberté d’association et de négociation." "Mais j’estime que l’objectif du "travail décent" doit aller au-delà de ce qui est "difficilement récusable".

Je connais et comprends la crainte de certains pays, notamment en voie de développement devant des normes qui pour eux semblent souvent résulter plutôt d’un protectionnisme que d’une conviction philanthropique.

Or, comme le dit le rapport du directeur "ces principes et droits fondamentaux font partie intégrante du développement lui-même". J’ai en effet bien peur que les pays qui n’adopteraient pas ce socle social ne pourront guère attraper le train post-industriel. Ils risquent à mon avis de subir gravement les conséquences de plusieurs risques dont ceux de ce véritable fléau que constitue le "brain drain".

La compétition que se livrent aujourd’hui entre eux les pays industrialisés pour savoir qui est le plus inventif pour attirer les compétences et les qualifications contribue également à vider de leurs talents les pays en voie de développement. Mais ne nous trompons pas : derrière l’expatriation de la main-d’œuvre hautement qualifiée se profile l’exode de ceux que la globalisation n’inclut pas forcément dans son schéma de mobilité mondiale.

C’est pour éviter ces tendances irréparables qu’il nous faut enfin donner consistance au droit au développement : promouvons la formation, l’accès à la nourriture et à la santé, ne vidons pas les pays les plus pauvres des talents dont ils ont besoin pour se développer.

Si nous voulons que les normes ne demeurent pas des engagements politiques creux, mais deviennent des réalisations concrètes, il faut promouvoir la méthode tripartite. Je mets en garde contre l’euphorie actuelle qui tend à remplacer le dialogue avec des intermédiaires structurés par le dialogue avec la "société civile".

Le dialogue avec la société civile doit pouvoir se répercuter sur le dialogue social et le tripartisme, il ne peut pas le remplacer.

L’OIT a été à ce jour la première et malheureusement seule organisation internationale tripartite. Mais c’est le tripartisme qui a fait son fort et son succès. Si l’OIT veut que ses normes deviennent réalité au niveau national, il faut cependant que le tripartisme devienne réalité dans tous les pays.

Or le danger existe que l’illusion de contre-pouvoirs démocratiques issus d’une société civile diffuse parce que non organisée, nous porte à faire l’économie de partenaires sociaux forts, indépendants, autonomes et structurés.

Les pays qui ne connaissent ni patronat indépendant structuré ni de mouvement syndical libre, auront davantage de problèmes à créer un environnement propice à la réalisation du progrès social.

Enfin, il faudra que le système multilatéral devienne, ou redevienne, devrais-je dire une "union sacrée" poursuivant un objectif commun : la paix et la prospérité pour l’ensemble de l’humanité.

Malheureusement aujourd’hui on a l’impression que certaines organisations voire leurs Etats membres oublient les liens de parenté qui existent entre elles. Je vise avant tout l’OIT et l’OMC : mon pays a été parmi les premiers à plaider pour l’intégration formelle des normes sociales de l’OIT dans le commerce mondial avec des processus de surveillance multilatérale.

Je crois qu’il faut reconnaître aujourd’hui la contribution décisive du directeur général de l’OIT, Juan Somavia, au débat sur la dimension humaine de la globalisation. En effet l’argument de la seule contrainte ne suffit pas quand il s’agit de prendre en compte la complexité de situations que l’interdit refoule mais ne résout pas. De même, comme le tend aujourd’hui à montrer l’exemple du Myanmar, la possibilité de faire sanctionner un pays par la communauté internationale, fût-elle tripartite, ne donne guère de résultats. Faut-il se résigner à l’indifférence ? se cacher derrière les différences culturelles insurmontables ? je ne le crois pas. Il faut en revanche accepter de mettre tous les sujets sur la table, c’est ce que fait aujourd’hui Juan Somavia avec son rapport sur le travail forcé, c’est ce qu’il fait en nous proposant la création d’une commission de haut niveau chargée de promouvoir la dimension sociale de la globalisation. Cet exercice n’est pas joué d’avance. De fait le directeur général ne cesse de nous placer devant nos obligations d’Etats souverains parties au système multilatéral.

En fin de compte le développement durable, le travail décent ou encore l’emploi de qualité seront ce que nous, Etats, en auront fait.

Pour moi, les notions de "travail décent" et "emploi de qualité" font assurément partie du "développement durable". Dans ses propositions en vue du Sommet de Goeteborg du week-end prochain, la Commission de Bruxelles le dit clairement

La lutte pour le travail décent doit se baser sur une approche intégrée couvrant les Etats-membres, l’OIT et tout le système multilatéral.

Or pour que cette approche marche, il faut la structurer, la doter d’instruments, je dirais presque l’institutionnaliser. Il faudra aller au-delà d’un dialogue plus ou moins mou, s’il existe, notamment avec l’OMC. Il faut obligatoirement impliquer les organisations concernées dans ce "dialogue structuré".

Pourquoi ne pas oser aller vers un système fait d’objectifs clairs, qualitatifs voire quantitatifs, s’il le faut, doublés d’un système de surveillance multilatérale et à long terme, de conclusions publiques à tirer au niveau de l’OIT.

Le directeur général Somavia à raison de citer les objectifs stratégiques en matière économique et financière. Mon gouvernement estime qu’il faut oser alors faire le deuxième pas, à savoir établir un système parallèle en matière sociale.

Voilà la voie à emprunter. Espérons que par ce dialogue toutes les organisations internationales comprendront que dans un sens de développement durable, l’économique et le social sont comme deux jumeaux siamois qu’on ne peut séparer.

En Europe nous semblons avoir compris que la politique économique et structurelle, la politique de l’emploi et la politique d’inclusion sociale sont les trois côtés nécessairement complémentaires d’un même triangle. Seule une politique cohérente et volontariste, juridiquement encadrée et visant les trois aspects précités peut nous faire avancer vers un ordre mondial comprenant une économie performante, des démarches actives contre le chômage et en faveur de l’emploi pour tous et une politique efficace contre l’exclusion sociale.

L’OIT malgré ses 82 ans veut retrouver un nouveau souffle à l’orée de ce siècle nouveau. Saisissons donc l’occasion en affirmant unanimement le rôle essentiel de l’OIT dans la régulation sociale de l’économie mondialisée.

Monsieur le Président, Ch(è)r(e)s collègues, Mesdames, Messieurs, je vous remercie de votre attention.

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