L'économie luxembourgeoise en 2050 - discours de Henri Grethen à l'Executive Club Luxembourg

Mesdames, Messieurs,

Je vous rassure d’emblée : je n’ai aucunement l’intention de me livrer à un exercice de science-fiction.

Je ne sais pas si dans cinquante ans, mes concitoyens passeront leurs vacances sur la lune, s’ils se déplaceront par télépathie, s’ils travailleront à distance dans des entreprises virtuelles ou si leur réfrigérateur sera connecté à Internet.

En 50 ans, tant de choses peuvent changer qui dépassent les imaginations les plus fertiles.

Je laisse ces visions aux futurologues qui cherchent à dépeindre de quoi notre quotidien sera fait dans un demi-siècle.

En tant que ministre de l’économie, je vais me contenter plus modestement de faire quelques réflexions à propos du débat qui agite actuellement l’opinion publique, je veux parler de la perspective des 700.000 ou 800.000 habitants que le Luxembourg est sensé compter dans cinquante ans.

En février de cette année, le Bureau international du Travail (BIT) a remis une étude sur le financement des retraites au Luxembourg. Cette étude contient une projection démographique qui suggère un doublement de la population. 

Cette perspective, qui n’est pas neuve, semble avoir suscité un vif émoi chez bon nombre de nos concitoyens. L'étude envisage également une projection alternative, celle d'une stagnation de la population. Cette deuxième hypothèse n'a guère été retenue dans l'opinion publique.

Tout d’abord, il faut rappeler qu’il y a une différence entre prévision et simulation.

Dans le cas de la prévision, il s’agit d’extrapoler une tendance observée dans le passé et de continuer la série dans le futur. La prévision nous apprend ce qui va advenir, lorsqu’elle est bien faite et que le prévisionniste est bien inspiré.

La simulation, en revanche, s’appuie sur le passé mais pose des hypothèses plus ou moins réalistes sur l’évolution des grandeurs, comme la fécondité et l’emploi, et fait varier certains paramètres fondamentaux comme l’âge de la retraite, l’indexation ou le rendement des actifs. Les différents jeux d’hypothèses étudiés définissent des scénarios alternatifs.

L’étude du BIT est une simulation. Cette étude n’a donc pas vocation à vouloir prévoir ce qui va advenir avec certitude dans 50 ans !

L’étude évalue les résultats auxquels mènent les différentes évolutions sous-jacentes et les réformes paramétriques du système de pension. L’étude du BIT tente d’appréhender la sensibilité de certains résultats aux variations des paramètres du modèle et au changement de certaines grandeurs.

Une simulation ne fait donc que baliser certains résultats possibles, ceteris paribus, chaque résultat ayant une certaine probabilité de se réaliser.

D’emblée, je voudrais souligner que la question de savoir quel scénario est le plus probable, et, plus fondamentalement, quel est le scénario que nous préférons, reste ouverte.

Mesdames, Messieurs,

Le Bureau international du Travail a eu l’intelligence de ne proposer que deux scénarios et non pas les classiques trois scénarios, comprenant, dès le départ, une solution moyenne et consensuelle à mi-chemin entre la vision pessimiste et la vision optimiste.

En ne proposant que deux projections, le BIT a eu la sagesse d’esquisser deux situations bien contrastées, renvoyant les partenaires sociaux et les décideurs politiques devant leurs propres responsabilités. Il faut regretter que le fond de l’étude très riche et très féconde, ait été aussi peu analysé et discuté dans les médias et dans l’opinion publique.

Permettez-moi de rappeler les principales hypothèses de la simulation du BIT.

Commençons par le premier scénario, considéré comme le plus "favorable", entre guillemets.

Dans ce scénario, la croissance de l’emploi passe de 263.000 à 666.000 personnes actives, ce qui correspond à un taux de croissance moyen de près de 2% sur un demi-siècle.

L’afflux de frontaliers viendrait alimenter l’emploi : il y avait 88.000 frontaliers en l’an 2000, il y en aurait 316.000 en l’an 2050, soit 228.000 personnes de plus qui traverseront les frontières du pays dans 50 ans. Cela correspond à 51% de la population active.

C’est surtout l’immigration qui ferait augmenter la population de 439.000 à 780.000 citoyens résidants en fin de période.

En 2050, il y aurait donc, en journée, environ 1,1 millions de personnes vivant ou travaillant au Luxembourg !

Je signale ici, en passant, qu’en 1995, le STATEC a élaboré trois scénarios d'évolution de la population du pays sous certaines hypothèses de migration, de fécondité et de mortalité.

Les prévisions de population élaborées pour ces années ont été dépassées. Dans le scénario le plus dynamique, il y aurait 493.000 habitants en 2010, 553.000 en 2020 et 744.000 en l'an 2050. Si la croissance économique se ralentit, le solde migratoire sera plus faible et, selon la projection, la population comptera 558.000 âmes en 2050. L'étude du BIT trouve un ordre de grandeur comparable à celle du STATEC.

Le PIB est supposé augmenter de 4,1% en moyenne, ce qui correspond à une productivité du travail par heure de 2,1% et de 2% de croissance de l’emploi.

Au cours de cette période, la masse salariale, sur laquelle sont prélevées les cotisations et en partie l’impôt, augmente de 6% par année. Cette augmentation se décompose en trois éléments : la progression de la productivité du travail de 2%, l’adaptation de l’inflation de 2% et la progression de l’emploi de 2% en moyenne.

Voyons le scénario 2, "l’horreur économique"

L’hypothèse centrale, ici aussi, est l’évolution de l’emploi. Les experts du BIT supposent que le réservoir de main d’œuvre sera épuisé et que donc la croissance sera bridée à 2% par an. Un taux très faible, comparé à la moyenne de la croissance du Luxembourg sur les 25 dernières années, mais pas invraisemblable dans l’histoire économique du pays.

Il y aurait 263.000 salariés et indépendants en l'an 2000 et 259.000 en l'an 2050, soit une légère baisse de l’emploi. La masse salariale augmente de 4% en moyenne, moins vite que dans le premier scénario. Cette croissance est due à la progression de la productivité, supposée égale à 2% et de l’inflation qui s’élève à 2% par an au cours de la période de simulation. Ces évolutions sont-elles soutenables?

Nous avons trois indicateurs pour mesurer l’état de la soutenabilité du régime de pension : premièrement, la prime de répartition qui exprime le rapport entre les prestations et les recettes sociales, c'est-à-dire une combinaison du coefficient de charge et du taux de remplacement; deuxièmement, le niveau relatif de la réserve; et, enfin, le crédit ou la dette sociale qui reflète la somme actualisée des surplus ou des déficits au cours de la période.

Dans le premier scénario : le solde entre recettes et dépenses sociales reste positif au cours de la période, les réserves augmentent continûment et le niveau relatif de la réserve passe de 2,88 à 5 en 2020, pour diminuer ensuite jusqu’en 2050. La prime de répartition augmente sensiblement à partir de 2025. La dette implicite est en fait un excédent actualisé et s’élève à 30% du PIB par rapport à 2000.

Il y a un autre indicateur dont on a peu parlé : les dépenses de sécurité sociale dans le PIB passent de près de 8% à 10%, soit 2 points de pourcentage en plus.

Dans le deuxième scénario, le solde entre recettes et dépenses devient négatif à partir de 2020, les prestations deviennent plus importantes que la masse des cotisations prélevées au taux actuel.

La réserve diminue et devient négative à partir de 2030. La prime de répartition augmente rapidement et dépasse 24% à partir de 2015 pour atteindre 45% en 2050. Le niveau relatif de la réserve tombe à 0,78 en 2025 et devient négatif à partir de 2030, il est de –12 en 2050. La dette implicite monte à 136% du PIB sur l’ensemble de la période.

La part des dépenses sociales dans le PIB augmente de 8% en 2000 à 17% en 2050. La part des dépenses sociales serait donc multipliée par 2. C'est le scénario catastrophe qui n'a guère été évoqué sérieusement au cours des derniers mois.

En effet, pour assurer le financement des caisses de pensions dans le deuxième scénario, il faudra donc augmenter les ressources - doubler les cotisations sociales, augmenter les transferts de l’Etat et donc l’impôt ou diminuer les prestations sociales ou encore une combinaison des ces trois possibilités.

Théoriquement, il est aussi possible de laisser filer le déficit public et d’augmenter l’endettement public, actuellement très faible. Mais le Traité de Maastricht et le Pacte de Croissance et de Stabilité excluent les déficits excessifs et l’endettement public au-dessus de 60%.

C’est précisément cette hypothèse qu’a examiné le secrétariat de l’OCDE dans son rapport sur l’économie luxembourgeoise, présenté en janvier de cette année.

L’augmentation des transferts sociaux va au détriment du budget affecté aux autres politiques publiques : l’éducation, la sécurité et les infrastructures publiques. L’augmentation de la charge fiscale donnerait un coup fatal au moteur de la compétitivité et à l’attractivité du site luxembourgeois. La compétitivité des entreprises va en pâtir, le chômage va exploser et des problèmes sociaux difficiles risquent de mettre à rude épreuve le modèle social luxembourgeois. 

Mesdames, Messieurs,

Le modèle qu’utilise le BIT est une maquette très réduite de notre économie, dans laquelle la plupart des variables et des relations sont supposées être exogènes, fixée arbitrairement. Ce n’est pas un reproche, mais une limite inhérente à la démarche méthodologique choisie.

A ce propos, je me permets de formuler quelques remarques.

Tout d’abord, concernant la croissance économique. Il n’est pas sûr qu’elle va progresser au rythme des dernières vingt années. Au cours de ce siècle, nous avons connu des périodes de croissance faible. La croissance a été lente entre 1913 et 1951 soit 1,6% contrastant avec les "Trente Glorieuses" où le taux moyen de croissance atteignait 3.6% entre 1956 et 1970 et 3.5% entre 1970 et 1985.

Une analyse plus fouillée du STATEC montre qu’entre 1956 et 1969, la croissance a marqué le pas par rapport à nos voisins immédiats – la Belgique, la France et l’Allemagne. Ce n’est qu’à partir de 1978 que la croissance luxembourgeoise décroche et se situe durablement au-dessus de celles de ses voisins et de l’Union européenne.

Le scénario 2 du BIT n'est donc pas aussi invraisemblable que certains tentent de le faire croire!

Ensuite, la croissance ne tombe pas du ciel ! Le Luxembourg a bénéficié du décollage et du développement de la sidérurgie et puis du développement fulgurant de la place financière. Or, l’histoire économique fonctionne selon des cycles longs, portés par des branches motrices dont aucune ne peut durer éternellement .

Chaque activité suit un cycle de vie qui passe par trois étapes: le lancement, la maturité, puis le déclin. Il faudra donc continuer à mettre en place des nouveaux pôles de croissance, source de développement. Quelle sera la marge de manœuvre d’un petit Etat souverain dans une Union européenne à 20 ou 30 membres? Pourrons-nous valoriser la "souveraineté" – fiscale, sociale, politique – comme par le passé ?

Le BIT, quant à lui, met le ralentissement possible de la croissance uniquement sur le compte de la pénurie de main d’œuvre frontalière de la Grande Région. Or, ce goulot d’étranglement n’est pas un obstacle fatal : avec l’élargissement, il n’est pas impossible que de nouvelles vagues d’immigration venues de l’est suppléent la main-d’œuvre déficiente. Le Luxembourg est une veille terre d’accueil. L’histoire du 19ème et du 20ème siècle a démontré la capacité d'intégration culturelle et sociale du peuple luxembourgeois. Cette capacité d'intégration restera-t-elle intacte au cours du demi-siècle à venir?

Ensuite, l’étude du BIT calcule la croissance comme une identité comptable, elle résulte de la somme de la croissance de la productivité du travail et de celle de l’emploi. Or, la croissance, dépend aussi du progrès technologique et du stock de capital, matériel et immatériel. Qui plus est, l’extension et l’approfondissement du capital, nécessite un effort d’épargne conséquent et un mécanisme adéquat pour que les projets d’investissement puissent être financés. Ces dimensions essentielles sont laissées de côté dans le modèle de simulation du BIT. Il faudra creuser ces aspects.

Enfin, dans les deux scénarios, le salaire brut par heure travaillée et donc le coût salarial unitaire est supposé rester au même niveau tout au long de la période. La simulation se fait donc à compétitivité- coût égale. Or, nous savons que la compétitivité n’est pas une donnée mais une conquête permanente des entreprises et de leurs collaborateurs sur des marchés globalisés. Elle suppose un effort continu de recherche et d’innovation et d’amélioration de la qualité des produits et des services. Il y a là une hypothèse forte qui mérite d’être maniée avec prudence.

Dernière remarque : je suis convaincu qu’on peut imaginer des scénarios alternatifs comme celui d’une croissance basée sur le développement endogène, misant intensément sur la connaissance, porté par des branches à haute valeur ajoutée et à forte intensité capitalistique. Cette voie n'a pas encore été explorée.

Mesdames, Messieurs,

Le débat politique s'est réduit à une controverse stérile sur l’existence du "Mur des Pensions". L’étude du BIT a évité la question piège.

La question du "Mur" n’a d’ailleurs aucun sens. Dans le premier scénario, la société luxembourgeoise aura un niveau de vie plus élevé mais pas une qualité de vie supérieure, même si le financement du régime de pension évite le fameux "Mur des Pensions".

En faisant le pari du premier scénario, le scénario "favorable", celui-ci devient l’étalon socio-économique de la politique de croissance et d’emploi.

En effet, à l’avenir, si la croissance tombe durablement en dessous de 4%, si la progression de l’emploi s’affaiblit et n’atteint pas les 2% d’augmentation annuelle, les recettes générées ne permettront plus de financer les dépenses de pension et d’invalidité du généreux système de retraites.

Mesdames, Messieurs,

Avec une population de 780.000 personnes, il nous faut penser aux infrastructures : transport, télécommunications, urbanisme et logement sont des défis colossaux dont nous apercevons dès à présent toute la difficulté dans un Etat de 450.000 âmes.

La stratégie de développement durable sera mise à rude épreuve. Du point de vue social, surtout si on se place du côté des retraités, l’avenir des retraites est assuré durablement dans le premier scénario.

Mais, du point de vue de la qualité de vie et du patrimoine naturel, les choses sont moins évidentes. Certes, le PIB par habitant va être multiplié par 4 et progressera de 3,8% par an.

En effet, la qualité de l'environnement risque de se dégrader. Par exemple, la congestion du réseau routier risque d’augmenter de manière dramatique : il y avait 320.000 véhicules en l'an 2000. Il faudra probablement multiplier le parc automobile par 2, voire plus si la population double. Je vous laisse imaginer les embouteillages monstres que cela va engendrer.

L’utilisation des sols va sensiblement augmenter. La surface occupée par les voiries et les bâtiments était de 5,7% en 1938, 6,8% en 1972, 8,2% en 1990 et 11% en 1999. Celle-ci risque de doubler. Il y a donc encore de la marge, si l’on compte que 90% du territoire est occupé par des surfaces agricoles et sylvicoles. Cependant, la densité de la population va augmenter rapidement : 167 personnes habitent par km2 en l'an 2000 sur notre territoire. C'est-à-dire plus que la moyenne de l'Union européenne, mais moins que la Belgique, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l'Allemagne et la Suisse. Il y aura 260 habitants par km2 en l'an 2050. Nous ressemblerons donc de plus en plus à la ville de Hambourg ou, plus proche de nous, au Land de Sarre qui sont actuellement plus peuplés que nous.

Une affectation des sols disponibles pour les différentes activités : agricole, industrielle et tertiaire, est nécessaire, mais ardue. Nous ne connaissons que trop bien le syndrome du "NIMBY – not in my backyard" – qui touche nombre de nos concitoyens. Et l’occupation du territoire n’est pas planifiée dans un ministère, mais suppose la coopération de tous les acteurs, des collectivités locales comme des propriétaires.

Les investissements publics qui servent à améliorer et à augmenter la capacité des infrastructures sont financés par les recettes fiscales et les excédents dus à la croissance exceptionnelle. Nous avons certes le taux d’investissement public le plus élevé d’Europe, mais il n’est pas sûr qu’il soit suffisamment élevé pour supporter un doublement de la population et de sa densité. Hélas, ces questions ne sont pas traitées dans le rapport du BIT. 

Mesdames, Messieurs,

Dans mon discours à la Foire Internationale de l’année passée, j’avais déjà plaidé pour un vaste débat sur l’avenir du pays qui est le nôtre.

Je me cite : "Tous les acteurs de la société, politique ou civile, les forces vives de la nation devraient s'atteler à un vaste exercice de prospective". 

La prospective est une réflexion destinée à éclairer l’action présente à la lumière des futurs possibles. 

Je pense qu’un exercice de prospective, qui s’intéresse davantage aux points de bifurcations qui conduisent la société à emprunter telle trajectoire plutôt que telle autre, est devenu indispensable.

Il est devenu urgent de fixer un cap, d’évaluer les conséquences de la croissance de la population et de nous donner les moyens de maîtriser un tel défi.

Il nous faut un grand débat d’orientation, afin de construire un projet partagé par toute la société.

C’est ce que certains ont appelé le "Zukunftstisch".

Réfléchir sur l’avenir est ou devrait être une obligation ardente pour tous les acteurs de la vie publique.

Je vous invite tous plus précisément à réfléchir sur la qualité de vie de demain.

Le défi qui nous attend, loin d’être un risque est une chance. Ce débat requiert calme et sérénité.

Je suis convaincu que la volonté politique et l’action collective peuvent renverser la tyrannie du hasard et de la nécessité.

Comme disait Sénèque, et je terminerai par cette citation : "Il n’y a point de vent favorable pour celui qui ne sait où il va" !

******

Dernière mise à jour