Intervention du ministre du Travail et de l'Emploi François Biltgen lors de la Conférence sur la dimension sociale de la mondialisation

Madame la Présidente de la République de Finlande,
Madame la Commissaire de l’Union Européenne,
Monsieur le Directeur Général du BIT,
Madame la Présidente de séance,

Je tiens tout d’abord à féliciter la Commission de son soutien au travail de la Commission Mondiale sur la Dimension Sociale de la Globalisation (CMDSG) mise en place par l’OIT. Ce soutien essentiel, alors qu’il apporte un appui politique et un apport de connaissances en matière de prise en compte des aspects économique, emploi et cohésion sociale comme se renforçant mutuellement.

Le Luxembourg a toujours souhaité une plus forte implication de l’OIT pour l’accompagnement social de la globalisation (cf mes derniers discours à la Conférence internationale du travail).

Nous regrettons que la coopération formelle et institutionnalisée entre diverses organisations internationales dont en particulier OIT, OMC et OCDE ne se réalise toujours pas. Ainsi l’attitude de vouloir confiner chaque organisation internationale dans un créneau s’avérera à la longue contreproductive. Nous plaidons toujours pour une institutionnalisation d’une coopération portant sur la prise en compte des aspects sociaux dans toutes les discussions économiques en matière de mondialisation.

Certains voient toujours, mais à tort, une antinomie entre les buts macro-économiques, structurels, de croissance, voire de création d’emplois; et la qualité des emplois ainsi que la cohésion sociale. Or l’expérience tant européenne que celle de mon pays par exemple montrent que chaque côté du triangle vertueux soutient nécessairement l’autre; ainsi la productivité n’est certes pas une pure notion économique, mais est fonction de la qualité et de la sécurité des emplois qui assurent la motivation du salarié et donc sa meilleure productivité; par ailleurs la sécurité et la qualité des emplois créées par une bonne croissance, c’est vrai, sont des facteurs déterminants de cohésion sociale qui joue quant à elle de nouveau un rôle dans la croissance économique (par la consommation qui est rendue possible et par l’assurance d’un filet protecteur qui motive les citoyens à s’investir dans le travail, sans avoir à se soucier de l’absence de protection sociale).

Mesdames, Messieurs,

En brossant l’expérience de mon pays, je mettrai l’accent sur 3 éléments:

1) L’institutionnalisation d’une gouvernance intégrée: condition nécessaire des succès du modèle luxembourgeois

2) Le Luxembourg: Un site attractif grâce – ou malgré – une approche très soucieuse de la cohésion sociale

3) L’approche intégrée doit être complétée par une culture d’entreprise et une action politique volontariste.

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1) L’institutionnalisation d’une gouvernance intégrée: condition nécessaire des succès du modèle luxembourgeois

Pour mon pays, je vais commencer par la gouvernance, l’aspect formel et institutionnel, de la mise en œuvre de l’approche intégrée, car ces aspects conditionnent, selon notre expérience, la mise en œuvre harmonieuse des décisions de fond.

Ainsi voudrais-je signaler que depuis 1977, et même plus tôt dans le cadre des restructurations massives dans le secteur sidérurgique, mon pays dispose, sur une base légale, d’une instance tripartite permanente institutionnalisée, présidée par le Premier Ministre et réunissant quelques membres du Gouvernement ainsi que les leaders de l’économie et des syndicats. Cette "tripartite" fut d’abord un instrument de crise (qui a permis – dans la paix sociale et sans licenciements massifs - la restructuration du secteur sidérurgique dont dépendait le Luxembourg encore largement jusqu’aux années 1980). Mais cet instrument est de plus en plus consulté de manière régulière, en particulier pour l’élaboration et l’évaluation des plans d’action nationaux que chaque Gouvernement est appelé à communiquer à la Commission européenne dans le cadre de la Stratégie intégrée de Lisbonne tant en matière d’emploi qu’en matière d’inclusion sociale. Ces plans, qui reflètent donc cette politique intégrée dont on discute aujourd’hui, sont donc arrêtés consensuellement par le Gouvernement et les partenaires sociaux.

Les partenaires sociaux codéterminent donc dans une large mesure la politique économique, de l’emploi et sociale de mon pays, sachant évidemment que le Gouvernement respectivement le Parlement gardent leur obligation de trancher s’il y désaccord.

Cette approche tripartite et intégrée quant à la fixation des politiques sur les trois aspects faisant l’objet de l’approche intégrée préconisée à juste titre par l’Union européenne a été pour une large part la garante de deux avantages substantiels du modèle dit luxembourgeois et de l’attractivité pour les entreprises installées au Luxembourg:

  1. la cohésion de la société luxembourgeoise;

  2. le sentiment de sécurité et d’appartenance à une société solidaire qui favorise la motivation de créer et donc d’apporter sa contribution à la croissance, dont les fruits se retrouvent par la suite socialement répartis.

Deux réflexions sur la situation de l’emploi et du chômage au Luxembourg:

De 1985 à 2000, l’emploi total intérieur a augmenté de 3,3% , le taux de chômage a été de 2% en moyenne. Il était de 3,5 en 1997; il est redescendu à 2,4% en 2001 pour se diriger à nouveau vers la barre des 3,5%.

La situation a changé sous le coup de la conjoncture internationale, du moins en partie, par la suite:

  1. On remarque donc que le chômage n’est pas directement lié à la création d’emplois, mais à d’autres facteurs comme l’inadéquation de l’offre et de la demande, notamment en termes de formation professionnelle.

  2. Les frontaliers constituent entre-temps plus d’un tiers de la population active. D’ailleurs les Luxembourgeois sont minoritaires sur le marché du travail, puisque le Luxembourg connaît une forte population non luxembourgeoise. C’est cette politique ouverte à l’égard de la main d’œuvre qui a permis au Luxembourg son éclosion économique  et la création supplémentaire de 33% d’emplois depuis 1990 !

2) Le Luxembourg: Un site attractif grâce – ou malgré – une approche très soucieuse de la cohésion sociale

Quels sont les indicateurs d’attractivité du site "Luxembourg"? Pour les investisseurs étrangers et domestiques; celle-ci dépend à la fois de facteurs de performance économique mesurables et de perceptions des investisseurs quant à la capacité du pays à contribuer à la réalisation de leurs objectifs d’entreprises.

Ainsi, le Institute of Management Development de Lausanne, évalue chaque année la performance compétitive d’une cinquantaine de pays sur la base de paramètres quantitatifs et d’appréciations qualitatives des chefs d’entreprises. Dans le rapport 2002 (IMD World Competitiveness), le Luxembourg sort 3e dans le ranking global, se classant notamment 2e pour la performance économique et 7e sur le point "efficience des entreprises".

Ces performances se sont réalisées grâce (des économistes libéraux diront "en dépit") de l’approche intégrée qui fait la part belle à l’accompagnement de la politique de croissance et structurelle par les volets politique active de l’emploi et politique de cohésion sociale.

Sans entrer dans le détail, encore un mot sur la politique fiscale qui a sous-tendue la politique économique et sociale notamment en 2001 et 2002:

  • le minimum tarifaire exonéré a fortement été augmenté,

  • certaines tranches ont été supprimées et les taux marginaux ont été réduits de 2% par rapport aux taux en vigueur depuis 1998,

  • le taux maximal a été réduit à 38% (encore 46% en 2000),

  • le taux d’entrée est désormais de 10% au lieu de 14% encore en 2001.

La charge fiscale a non seulement fortement diminué sur les contribuables physiques, mais aussi sur les entreprises. Le Luxembourg connaît désormais un des taux d’imposition les plus faibles d’Europe dans les deux domaines (fiscalité individuelle et fiscalité des entreprises). Cela vise notamment les faibles rémunérations, ainsi le Salaire Social Minimum net a cru de 4% ces deux dernières années sous la seule influence des réformes fiscales.

Les partenaires sociaux ont d’ailleurs été unanimes pour soutenir cette politique fiscale.

Le Gouvernement luxembourgeois persiste à croire que sa politique de l’emploi et sa politique de cohésion sociale n’a pas entamé les résultats économiques , mais les a fortement soutenus.

Ainsi, les entreprises étrangères souhaitent fortement venir à Luxembourg, non seulement pour les avantages fiscaux, de site géographique central etc, mais aussi en raison d’une paix sociale quasi-certaine due à une politique sociale progressiste volontariste.

Le Luxembourg n’a d’ailleurs jamais cédé aux pressions par exemple de l’OCDE et du FMI tendant à faire abolir le salaire social minimum ou encore l’indexation automatique des salaires, comme pouvant être des obstacles à l’emploi et notamment l’embauche de jeunes ou de chômeurs. Mon Gouvernement considère ces institutions non seulement comme instruments de politique sociale, mais encore comme politique économique en ce que ces mesures favorisent la consommation interne, voire comme des mesures favorisant la qualité de l’emploi.

Dans le même ordre d’idées il y a lieu de mentionner le droit du travail strict qui garantit la qualité des emplois, donc la satisfaction et la sécurité des travailleurs, tout en assurant aux entreprises de la flexibilité nécessaire; les garde-fous intégrés par l’intermédiaire du droit du travail sont des garants de motivation et de productivité des salariés.

D’ailleurs je viens de renforcer la protection des jeunes travailleurs et d’introduire le droit commun, avec certaines dérogations limitées, en matière de durée de travail dans le secteur de l’hôtellerie restauration. En dehors des arguments de qualité et sécurité du travail, l’attractivité du secteur s’en trouve augmenté et pourrait à nouveau draîner des travailleurs/chômeurs résidents.

Mon Gouvernement persiste à croire que notre droit strict des licenciements tant individuels que collectifs et le caractère contraignant du droit du travail en général ne sont nullement nuisibles à la croissance et à l’emploi, bien au contraire, et les chiffres relatifs à notre économie le prouvent (augmentation de l’emploi salarié de 1990 à 2002 de 175.000 à 260.000). Nous estimons que plus on donne des libertés de licencier aux employeurs, plus cette liberté est utilisée et plus les chômeurs se multiplieront; nous restons opposés au système hire and fire et préconisons d’autres voies que la dérégulation pour fortifier et soutenir la croissance et l’économie, par exemple l’accompagnement étatique des restructurations.

Un mot encore sur le droit de la représentation du personnel dans les entreprises (délégations, comités mixtes, représentation des salariés dans les conseils d’administration) : nous avons fait de très bonnes expériences avec le jeu de la démocratie sociale et du dialogue social en général, et ce à tous les niveaux ; ce qui nous amène à renforcer sous peu ces textes tout en les adaptant aux évolutions économiques, techniques et de mentalité de notre temps. Dans le même contexte nous avons déposé un projet de loi modernisant et renforçant la négociation de conventions collectives, en innovant par l’introduction d’accords-cadre et d’accords subordonnés et par la création de la possibilité d’accords interprofessionnels par les partenaires sociaux au niveau national.

3) L’approche intégrée doit être complétée par une culture d’entreprise et une action politique volontariste

Nous mettons dès lors beaucoup d’espoir sur la mise en pratique du concept, fortement soutenu par la Commission européenne, de responsabilité sociale des entreprises, donc d’efforts volontaires des chefs d’entreprises dans le sens d’un comportement social plus responsable, visant le long terme et prenant en compte tous les paramètres de notre société. Il est impensable de prendre des "cadeaux fiscaux" et de ne pas se comporter conformément à un modèle social qui a quand-même fait ses preuves. Cette responsabilité sociale jouera un grand rôle, en plus des instruments législatifs, dans l’anticipation et la gestion des changements; on peut attendre d’un gestionnaire des réflexions à et réflexes à long terme, dont la gestion prévisionnelle des ressources humaines, terme en passe de "passer à la trappe" de nos jours.

Mais il faut également une politique étatique volontariste.

Il en va ainsi de l’investissement dans les ressources humaines, la formation continue, élément déterminant dans la Stratégie intégrée de Lisbonne et notamment la Stratégie européenne de l’emploi, appelée Stratégie de Luxembourg. A l’époque, le Luxembourg accusait un retard certain en la matière, car l’avantage de pouvoir recruter une main d’œuvre qualifiée dans la Grande Région n’incitait pas les entreprises à appuyer la formation professionnelle continue. Une nouvelle loi de 1999 qui prévoit des mesures fiscales et des mesures directes sur base de concepts intégrés de formation des entreprises, a redressé la barre. Là encore, l’encadrement et l’évaluation sont assurés par un dialogue tripartite formel institutionnalisé.

Un autre élément important dans l’ensemble du package politique est la politique active de l’emploi, l’accompagnement individuel des chômeurs et notamment des groupes à risque, où nous avons fait de grands efforts au niveau de l’encadrement socio-psycho-éducatif individuel, les mesures actives de placement (se soldant par plus ou moins 60% de placements dans le marché normal du travail, etc ); cette politique active restera de mise alors que le marché lui-même ne règlera pas la situation de ces personnes, sinon par leur exclusion .

Il faudra encore mentionner le volet "cohésion sociale", l’existence d’un revenu minimum garanti assez conséquent pour toutes les personnes résidant au Luxembourg, combiné à des mesures de mise au travail des personnes capables de le faire.

De même nous venons de réformer notre législation sur l’invalidité en prévoyant des mesures de reclassement interne et externe pour les personnes incapables de faire leur dernier emploi, afin de les garder tant que faire se peut en activité et continuer à gagner une rémunération plus élevée que la pension d’invalidité dans laquelle ces personnes se seraient retrouvées sans cette loi et notamment l’accompagnement individuel qu’elle prévoit.

Bien entendu, le modèle, après avoir fait ses preuves pendant les années d’expansion économique, devra désormais affronter d’autres défis. Ces défis seront notamment

  • La productivité et la compétitivité comparées de notre économie; dans le passé la productivité au Luxembourg se développait favorablement, depuis l’an 2000, la productivité comparée est en recul, bien qu’un avantage certain demeure.

  • En effet, un certain dérapage du coût salarial unitaire s’est fait jour. Les partenaires sociaux devront donc à nouveau s’engager sur la modération salariale, accord déjà réalisé par la première réunion tripartite dans le cadre des Plans d’action nationaux "emploi", et reconduit par la suite.

  • Enfin, nous constatons aussi que le modèle social très large a conduit à un abaissement du taux d’activité des personnes plus âgées, surtout au-delà de 50 ans, le plus faible en Europe.

Les ajustements nécessaires se feront sur base du dialogue social institutionnalisé dont je vous ai parlé. En effet, face à cette situation, le comité national de coordination tripartite, l’institution tripartite la plus élevée du pays, sous la présidence du Premier Ministre et regroupant les présidents des principaux syndicats et des principales organisations patronales, a repris ses travaux, en prenant comme trame les plans d’action nationaux en faveur de l’emploi, tels que requis dans le cadre de la Stratégie européenne de l’emploi, levier déterminant de la Stratégie intégrée de Lisbonne, telle que la Commission l’a présentée.

En résumé, les conclusions que nous tirons de notre expérience:

  • Le marché en lui seul ne règle rien – il faut l’encadrer pas seulement au niveau national, mais encore au niveau européen, voire mondial.

  • Les 3 côtés du "triangle vertueux" de la stratégie de Lisbonne, à savoir politiques économiques, politiques de l’emploi et politiques sociales sont indissociables; il faut donc les combiner et resserrer les liens qui les unissent.

  • Sans politique fiscale responsable et sérieuse, point d’attractivité pour les entreprises.

  • Sans politique de l’emploi active – y compris en matière de formation professionnelle de base et tout au long d’une vie -  point de ressources humaines performantes.

  • Sans sécurités et garanties pour les travailleurs, point de productivité, point de motivation.

Et j’ajouterais:

  • Sans vision et convictions politiques à long terme (de la part des autorités politiques, des travailleurs, mais aussi des entreprises), point de performances économiques durables.

Je laisserai le mot de la fin à Klaus Schwab, président fondateur du forum de Davos, qui, dans une interview du jeudi 23 janvier au "Monde" a déclaré: "…Nous avons été victimes d’une euphorie coupable. Il faut désormais revenir aux valeurs fondamentales…Les chefs d’entreprise doivent maintenant comprendre que nous entrons dans une période de modestie et que l’humilité devient une valeur en hausse…Nous devons trouver l’équilibre entre l’efficacité de l’économie de marché et la justice sociale, deux éléments complètement opposés."

Je vous remercie de votre attention.

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