Discours prononcé par le Premier ministre Jean-Claude Juncker lors de la cérémonie de sa nomination au rang académique de docteur honoris causa de l´Université de Bucarest

Monsieur le Recteur,
Messieurs les Ambassadeurs,
Madame et Messieurs les Ministres,
Monsieur les Professeurs, Mesdames et Messieurs les étudiants,
Mesdames et Messieurs,

Il est vrai que lorsqu’on est élevé à la dignité de docteur honoris causa tout dépend du lieu où cet évènement intervient. Comme il intervient à Bucarest, je dois vous dire que je ressentirai le jour d’aujourd’hui comme ayant été marqué d’un sceau particulier. Devenir docteur honoris causa, être élevé au grade académique que vous avez bien voulu me conférer, le devenir à Bucarest, pour moi n’est pas un évènement neutre, puisque nous nourrissons à l’égard de la Roumanie des sentiments qui sont tout sauf neutres.

Il y a une énorme quantité d’appointances entre la Roumanie et le Luxembourg. Parmi celles qui me paraissent devoir être plus particulièrement soulignées est sans doute celle qu’au 12e siècle des Luxembourgeois, des agriculteurs, quittèrent leur pays pour s’installer au pied des Carpates. Parmi ces Transylvaniens, beaucoup jusqu’à nos jours – au détour de chaque phrase cela devient perceptible – continuent à parler une langue qui rappelle celle que nous parlons, le luxembourgeois. On la parle, ils sont 60.000 à la parler dans le Meusenerland. Je le dis pour les spécialistes de la géographie locale.

Devenir docteur de vos facultés, des facultés au rayonnement international, me rappelle que la Roumanie et le Luxembourg font partie d’une même ambiance culturelle, d’une même ambiance intellectuelle, très souvent d’une même vision de l’homme. Votre vie intellectuelle et culturelle est restée forte, même pendant les trop longues décennies de plomb, pendant l’application souvent brutale de ce funeste décret de l’histoire qui voulait que l’Europe soit séparée et partagée, scindée à tout jamais.

Les intellectuels roumains ont donné à la culture européenne des apports qui ne cessent d’irriguer la pensée continentale. Vos peintres, vos sculpteurs, vos écrivains du passé et ceux d’aujourd’hui comptent parmi les intellectuels du continent. Je citerai comme exemple Eli Wiesel, d’origine roumaine, ce grand témoin des tragédies du siècle qui vient de se terminer, cet observateur parfois cruel des tragédies déjà visibles, perceptibles du siècle qui vient d’entamer sa route et dont on ne sait pas vers où le conduira la maturité, lorsqu’il l’aura trouvée après avoir quitté ses premiers pas du cillement pubertaire. Eugène Ionesco, qui nous accompagnait lorsque d’autres ont essayé au Luxembourg et à l’étranger de nous former, qui, regardant le monde pensaient voir un bloc opaque, qui l’empêchait de voir ce qu’il y avait à voir et qui l’empêchait de comprendre ce qui d’après lui restait strictement incompréhensible. Parfois en regardant les tendances lourdes de notre époque, je pense à cette phrase qui dans l’œuvre grandiose d’Ionesco traduisait l’incompréhensibilité restante du monde et j’espère que sur ce constat il se trompât lourdement, mais je suis de moins en moins sûr qu’il se trompât vraiment.

J’étais sensible au fait que vous ayez fait référence, Monsieur le Recteur et Monsieur le Vice-président, dans le laudatio que vous avez bien voulu lire sans qu’il s’apparente trop à la nécrologie immédiate, au rôle que j’ai pu avoir dans la construction européenne ces dernières années et au fait qu’il ne vous ait pas échappé que d’autres peuvent me compter parmi les artisans de l’union monétaire. Je ne revendiquerai jamais ce titre sauf pour dire que j’ai toujours considéré que l’unification du continent passait par son intégration monétaire. J’ai toujours pensé que l’union monétaire, demain, serait la mère de tous les rêves européens et le père de tous les processus européens, qu’elle donnerait à l’Europe ce béton dont ce continent compliqué a besoin pour pouvoir survivre aux défis qu’il trouvera devant lui.

J’étais très sensible au fait que vous ayez mentionné les quelques convictions que j’ai pu avoir, et que j’ai toujours d’ailleurs, en ce qui concerne l’Europe sociale, l’aspect social de l’Europe, qui reste une parcelle déficitaire de la construction européenne à laquelle nous n’apportons pas les soins qu’elle requiert. La politique sociale, ses mouvements, c’est le néant. Tout cela pour vous dire que oui, je me sens honoré de devenir docteur honoris causa de cette université, non seulement pour les raisons que vous avez citées mais aussi pour le fait que vous ayez choisi de faire d’un humble et modeste Premier ministre d’un petit pays de l’Europe occidentale un des docteurs de votre université. Je peux vous dire peut-être, mais puisque vous n’étiez pas diplomatique sur tous les points, qu’il m’est arrivé plus souvent de refuser ce genre d’honneur que de l’accepter et je vais le faire avec plaisir dans cette université, dans cette ville et dans ce pays pour lequel nous nourrissons énormément de sympathies.

Je crois que l’aventure qui est devant nous devra être et sera une aventure commune. Je suis d’ailleurs venu en Roumanie la veille de la signature des traités d’adhésion pour bien marquer que dans notre esprit il n’y a pas de différence, qui serait artificielle à introduire, entre les pays qui mercredi vont signer à Athènes et la Roumanie qui signera plus tard.

Nous vivons à une époque qui reste difficile. Les déchirements à travers le monde sont nombreux. Mais les pays de la vieille et de la nouvelle Europe, les pays fondateurs et les pays membres de l’Union européenne et les pays qui demain et après-demain adhéreront à cette sphère de solidarité que constitue l’Union européenne doivent donner le meilleur d’eux-mêmes pour faire en sorte que les vieux rêves de l’humanité deviennent réalité: faire de cette Europe qui fut séparée en dépit de la volonté des hommes un havre de paix et un modèle pour le monde. C’est la signification que moi je voudrais donner à cette distinction, à cet honneur qui me sont faits.

Gaudeamus igitur.

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