Le Premier ministre Jean-Claude Juncker à l'Assemblée de l'Union de l'Europe occidentale

Seul le discours prononcé fait foi

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,

Il est d’usage de dire, avant de s’adresser à une Assemblée, que l’on éprouve un plaisir particulier à prendre la parole. En règle générale, cela n’est pas vrai. Mais cette fois-ci, la remarque s’impose car c’est pour moi , en effet, un grand plaisir de pouvoir m’adresser à cette Assemblée présidée par mon ami Marcel Glesener, que je connais depuis des décennies et avec lequel j’ai fait un bout de chemin.

De plus, j’ai le plaisir de prendre la parole en présence de mon ministre de la défense, qui est un ancien de la maison et qui fut votre président pendant des années. Et j’ai découvert en arrivant que se trouve parmi vous un nombre important de ceux que j’ai pu côtoyer dans mes diverses fonctions et dans leurs diverses activités. Je suis heureux de pouvoir les retrouver aujourd’hui.

Votre Assemblée, connue par les uns, trop souvent mal connue par les autres, fut toujours, pour nous, Luxembourgeois, et pour les autres gouvernements de l’Union européenne, un forum de réflexion auquel nous tenions beaucoup, un cadre de réflexion pour canaliser la pensée parlementaire européenne en vue d’irriguer ensuite les sociétés politiques européennes, ainsi qu’un guide pour notre action publique et politique.

Je ne vous apprendrai pas que la défense, c’est-à-dire la dimension européenne de la défense, est une ambition européenne déjà vieille. Dans les aléas de la conjoncture politique, on feint parfois de croire que l’idée d’inventer et de mettre sur pied une défense européenne est une idée neuve, apparue brutalement. Cela n’est pas vrai. La sécurité et la défense sont parmi les plus anciennes ambitions européennes puisque ceux qui, en 1952, avaient mis sur les rails la Communauté européenne du charbon et de l’acier, au vu des premiers succès de celle-ci, avaient immédiatement pensé mettre sur pied la Communauté européenne de défense. Celle-ci devint malheureusement la victime des errements parlementaires de l’Assemblée nationale française de la IVème République. Echec retentissant à l’époque mais qui, finalement, donna naissance à votre Assemblée, en 1954.

Ceux qui n’avaient pas connu le succès qu’ils auraient dû connaître avec la Communauté européenne de défense ne désarmèrent pas, si je puis dire, puisqu’ils poursuivirent leur œuvre européenne avec le Traité de Rome, mettant l’accent sur l’intégration économique, puisque l’intégration politique se révélait impossible à l’époque.

Tout économique qu’était, dans ses dispositions, le Traité de Rome, il ne faut pas oublier que la finalité de l’intégration européenne fut à l’époque, resta ensuite et est aujourd’hui, par essence, politique. Nous l’avons bien vu le 7 février 1992, lors de la signature du Traité de Maastricht, qui mit au monde la politique extérieure et de sécurité commune et  rappela l’objectif de défense commune.

Il est normal que l’Union européenne s’implique fortement dans tout ce qui relève de la sécurité et de la défense. Voilà l’Union européenne qui, au 1er mai 2004, sera composée de 450 millions d’hommes et de femmes. Voilà une Union européenne devenue marché intérieur après l’Acte unique de 1987, lequel représente un quart du produit intérieur brut mondial. Voilà ce grand marché intérieur, ce vaste ensemble démographique et géographique qui s’est doté, depuis le 1er janvier 1999, d’une monnaie unique. Il n’y a pas au monde ensemble régional plus cohérent que l’Union européenne.

Cet ensemble cohérent mais incomplet est confronté aux mêmes risques que tous les ensembles qui existent sur la carte politique mondiale, que tous les autres acteurs de la vie politique internationale. Il y a l’énorme défi du terrorisme, défi déjà vieux mais toujours présent à nos esprits, à cause des méfaits qu’il ne cesse de commettre. Il y a le problème de la prolifération des armes de destruction massive. L’Union européenne, comme les autres acteurs internationaux, est exposée aux troubles causés par les Etats que nos amis anglais appellent les « failed states ».

Mais parmi les défis qui mettent en péril notre sécurité, il serait erroné de compter exclusivement les défis militaires, les défis stratégiques et les défis qui menacent la stabilité et notre sécurité. Il convient aussi de compter parmi les grands défis mondiaux le fait que 45 millions de personnes meurent chaque année de faim ou de malnutrition à travers le monde. Ce défi est tout aussi important que le terrorisme ou la prolifération nucléaire. Il est donc évident que l’Union européenne doit mettre en place des moyens civils et militaires pour faire face à cet ensemble hétéroclite de défis majeurs.

Sur la voie de la mise en place de ces moyens civils et militaires, nous avons su, au cours des dernières années, réaliser un certain nombre de progrès. A lire les journaux, on pourrait croire que l’Europe est en crise permanente, nos échecs, nos faiblesses, nos défaillances cachant bien des succès que nous avons pu aligner depuis que le Traité de Maastricht, le Traité d’Amsterdam et, dernièrement, celui de Nice sont entrés en vigueur. Sachons que nous avons été capables de mettre en place les comités militaires. N’oublions pas que l’état-major européen existe déjà aujourd’hui. Il n’est pas à inventer.

Il convient aussi de relever, non pas pour les savourer, mais pour constater leur existence, les quelques opérations d’envergure que l’Union européenne a su conduire ces dernières années. Je vous rappellerai l’opération « Concordia » que nous avons menée et que nous poursuivons jusqu’au 15 décembre, en Macédoine. Cette première opération militaire de l’Union européenne sera bientôt relayée par l’opération « Proxima ».

Je vous rappellerai aussi que l’EUMP fait un travail remarquable en Bosnie. J’étais, il y a quinze jours, en Macédoine et en Bosnie et j’ai pu constater l’espoir et l’espérance que procurent les opérations « Concordia » et « Proxima » et mesurer la présence policière de l’Union européenne en Bosnie, où l’OTAN vient de décider, hier, de réduire les effectifs de la SFOR. Il n’est pas exclu qu’au cours des années à venir, une autre opération militaire prenant appui sur les structures de l’Union européenne vienne relayer la présence des troupes de la SFOR en Bosnie.

Je vous rappellerai, dans cette même rubrique, l’opération « Artemis », qu’à la demande du Secrétaire général de l’ONU, nous conduisons à l’heure actuelle au Congo.

Voilà un ensemble de réussites, institutionnelles, d’abord, opérationnelles ensuite, que l’Union européenne, sur la base des traités existants, a su conduire, me semble-t-il, avec succès.

Il est évident, devant ce progrès, tempéré toutefois par le caractère inachevé de la logique entière de l’Union européenne, que de nouveaux progrès sont nécessaires, que de nouvelles frontières doivent être découvertes et que de nouvelles perspectives doivent être dégagées.

La Conférence intergouvernementale est l’enceinte où ces progrès et ces perspectives doivent être dégagés et réalisés. Je veux parler de la nécessaire clarification de tout ce qui relève de la défense européenne. Devant la demande croissante d’Europe à travers le monde et le fait que, déjà, les 25 pays membres de l’Union européenne alignent un budget militaire de 160 milliards d’euros. Il est évident que d’autres initiatives sont devenues indispensables. J’observe, avec inquiétude le plus souvent, avec amusement parfois, que l’on essaie de présenter le désir d’émancipation militaire de l’Europe comme voulant signifier, en fait, une espèce de putsch contre les Etats-Unis d’Amérique. Je dirais très simplement qu’à nos yeux les Etats-Unis d’Amérique doivent rester l’allié privilégié des Européens lorsqu’il s’agit de faire en sorte que la paix et la stabilité règnent partout.

Il est étonnant de voir que nos amis américains qui, au cours des décennies écoulées, ne cessaient de nous rappeler à l’ordre lorsqu’il s’agissait de prendre en charge une part plus importante de la responsabilité continentale, nous reprochent aujourd’hui d’avoir des velléités et des intentions que, d’ailleurs, nous n’avons pas. Ce à quoi l’Europe prétend, c’est l’émancipation et la responsabilité continentales. Nous ne voulons pas le divorce et l’irresponsabilité d’action. C’est tout le contraire que nous voulons et, par conséquent, je considère, et continue à considérer, que le renforcement de la dimension européenne de l’Alliance atlantique est, en fait, bénéfique pour toutes les parties engagées. Il est curieux de voir – mais Thucydide le disait déjà – que les conflits intenses naissent toujours entre des semblables, entre ceux qui partagent les mêmes ambitions. A l’époque, les Grecs contre les Grecs. Aujourd’hui, les Européens contre les Européens et les Européens contre les Américains.

En fait, nous partageons la même ambition. Nous sommes soudés des deux côtés de l’Atlantique par un même canon de valeurs et de convictions et, par conséquent, il n’y a pas lieu de créer de différends là où des similitudes existent partout. Ce que je dis au sujet de notre relation avec nos amis et alliés américains, je pourrais le dire avec la même verve de nos relations entre l’Union européenne et l’Alliance atlantique, car cette dernière doit rester, et restera, le fondement de notre sécurité.

Il est évident qu’au moment où les chefs d’Etat et de gouvernement s’apprêtent à terminer, je l’espère en beauté, la Conférence intergouvernementale, exercice commencé il y a deux années par la Convention présidée par M. Giscard d’Estaing,  nous devrons concentrer nos efforts pour pouvoir recentrer le propos européen en ce qui concerne la défense et la sécurité. Il ne fait aucun doute que la politique européenne en la matière ne sera pas le recours au seul usage de la force. Je sais bien que Blaise Pascal disait qu’il n’y a pas de justice sans la force. Mais dans un monde moderne compliqué, aux tendances et stratifications multiples, la maîtrise de la crise passe d’abord par des moyens civils, ensuite par des moyens militaires. Ce qui revient à dire que le futur ministre des Affaires étrangères de l’Union européenne sera d’abord une instance de prévention et d’analyse, quelqu’un qui sera un « facilitateur pro-actif » de la stabilité et de la sécurité. Il s’agit, pour les Européens, de prévoir et de voir les conflits, afin d’aligner d’abord les moyens civils pour les empêcher et d’être en position de menacer de l’emploi de la force pour les dépasser s’il le faut.

A mes yeux, l’Union européenne a besoin, dans le texte même de la nouvelle Constitution, d’une clause de défense mutuelle. Je suis un peu gêné, je l’avoue, par le débat qui a pu graviter autour de cette notion. Si l’intégration européenne est à finalité politique, si nous visons à augmenter, jour après jour, la masse importante de nos solidarités transnationales, il est évident que l’Union européenne et ses Etats membres doivent s’engager, entre eux-mêmes, à porter secours et assistance à celui qui serait attaqué de l’extérieur. Croit-on vraiment – je le dis pour les pays membres neutres – que si, demain, l’Autriche ou la Finlande était attaquée, nous resterions les bras croisés dans nos salons feutrés de Bruxelles et d’ailleurs pour observer la suite des événements ? Déjà, l’assistance mutuelle est dans les têtes. Pourquoi ne la mettrions-nous pas dans la Constitution elle-même ?

Lors du conclave des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne, les gouvernements du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne ont saisi leurs collègues d’un certain nombre de propositions, d’idées et de textes concernant la coopération structurée permanente en matière de défense. En ce qui nous concerne, dès mercredi dernier, nous avons apporté notre soutien à ce texte qui, à ce moment-là, était en gestation. Je continue à considérer que cette initiative prise par les trois gouvernements est une initiative heureuse parce qu’elle met à profit la nécessité pour nous de nous entendre sur le texte d’une Constitution européenne. Elle met à profit cette opportunité de ne pas manquer ce rendez-vous de l’histoire européenne avec les lendemains et les perspectives européennes. Comment pourrions-nous nous mettre d’accord sur une Constitution qui, d’après un raisonnement sommaire de M. Giscard d’Estaing, devrait durer cinquante années, si nous ne prenions garde d’inclure dans son dispositif central une stratégie européenne de la défense et de prévoir les modalités de sa mise en oeuvre ? Par conséquent, je crois que l’intégration politique européenne restera inachevée tant qu’elle n’incorporera pas dans le dispositif central de ses ambitions la dimension de sécurité et de défense et aussi longtemps qu’elle ne mettra pas en place des modalités pratiques d’application de celle-ci.

Je souhaiterais que cette coopération structurée permanente fasse partie non seulement de la Constitution mais de l’Union européenne elle-même, du Traité lui-même, qu’elle ne s’établisse pas en annexe au Traité ou en dehors du Traité. L’ambition pour l’Europe d’avoir un jour les jambes qui lui permettront de courir doit prendre place au cœur même de la Constitution, qui résume l’essentiel et la partie noble de nos ambitions communes. Cette coopération doit être structurée, inclusive, ouverte. Elle ne gêne pas la souveraineté d’entrée et l’autonomie de sortie de ceux qui s’y engageront.

Je voudrais qu’on n’essaie pas de faire comme si l’intention de mettre en place une nouvelle cellule de planification opérationnelle était le début du commencement d’un éloignement de l’Union européenne de nos amis américains et de l’Alliance atlantique elle-même. J’aimerais qu’on mette un terme à ces procès d’intention que nous conduisons des deux côtés de l’Atlantique et je désirerais qu’ensemble, avec nos amis et alliés américains, nous prenions à cœur le souci de rendre plus forte la dimension européenne de la défense et le pilier européen de l’Alliance atlantique.

A côté de ce problème, d’autres restent pendants, notamment celui du contrôle parlementaire de la politique européenne de sécurité et de défense. Pour autant que ces éléments de suivi et de contrôle parlementaire relèveront d’un ensemble cohérent communautaire, il est évident que ce contrôle doit pouvoir être exercé par l’instance parlementaire prévue à cet effet par les Traités et par la Constitution. Dans la mesure où des éléments intergouvernementaux perdureront, un forum interparlementaire, dont votre Assemblée fera partie pour l’animer à titre principal, devra être mis en place pour nous assurer que ne se glissent pas dans les dispositifs d’ensemble des pans entiers où aucun contrôle parlementaire ne s’exercerait.

Tels sont, mesdames et messieurs, brièvement exposés, les quelques éléments dont je voulais parler devant vous.  Nous ne sommes pas encore arrivés au bout de nos peines. Il est clair qu’en matière de politique extérieure de sécurité et de défense, l’Europe n’en est qu’au début de ses ambitions. Beaucoup de temps et de patience seront nécessaires pour arriver à bon port. Il n’y a pas d’aventure noble et pas de longue distance qui n’aient besoin de patience.

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