Jean-Claude Juncker à l'occasion des Rencontres pour l'Europe de la culture à Paris

Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs,

je suis très honoré de pouvoir prendre la parole ce matin. Je le suis d'autant plus que j'ai pu lire, je ne sais plus où, que cette rencontre se veut la prise de parole par les artistes eux-mêmes. Je m'avance donc sur la pointe des pieds vers ce micro, bien que j'aie envie de faire un long exposé sur les ponts qu'il peut y avoir entre l'action culturelle, la création et le monde politique dont je suis l'un des acteurs. Cela pourrait nourrir bien des discours, mais je fais abstraction de la volonté qui est la mienne de me jeter dans la création immédiate. La devise de la Comédie française, "Simul et singularis", me rappelle les rêves, les expériences, les défis, les problèmes qu'il m'est donné de traverser à l'heure où nous sommes. En effet, pendant le premier semestre de l'année en cours, je suis le président du Conseil européen. "Semblable et singulier", c'est une expérience que je traverse au quotidien. La devise de la Comédie française épouse à merveille celle de l'Europe qui s'autoproclame, dans le projet constitutionnel, vouloir être "unie dans la diversité".

"C'est une folie à nulle autre seconde que vouloir se mêler de corriger le monde", disait Philinte à Alceste. Si nous sommes ici aujourd'hui, c'est qu'il y a soixante ans, des hommes aux convictions larges d’esprit et profondes, à la détermination résolue, faisaient fi de cette phrase. Les pères fondateurs de l'Europe ont non seulement voulu corriger le monde, mais l'ont effectivement corrigé. Devant leur succès, on ne peut être qu'admiratif.

On dit beaucoup de choses à l'endroit des pères fondateurs de l'Europe. Comme nous vivons à l'heure des simplifications outrancières, on dit très souvent que l'Europe qu'ils ont faite était et continue à être l'Europe du marché, l'Europe de l'économie. Il est vrai qu'après les terribles moments de la Deuxième Guerre mondiale, Schuman, Monet, Adenauer et d'autres ont commencé à faire l'Europe par le marché. Ils auraient pu commencer par autre chose puisque nombreux étaient les projets de l’entre-deux-guerres et d'après-guerre qui, avec moins de chances de succès, nous auraient probablement conduits au même résultat sinon à des résultats meilleurs. Mais ils ont choisi de faire l'Europe par le marché, par l'économie, parce que cette volonté technique, artisanale, soulevait moins de craintes que de grands projets et de grandes ambitions. Le marché ne soulevait pas de craintes, mais il ne soulevait pas d'enthousiasme non plus. Delors disait un jour : « On ne tombe pas amoureux du marché unique », ni d'ailleurs de la monnaie unique. J'ajoute cette remarque en tant que ministre des Finances que je suis également. La mise en place du marché commun fut difficile. Les problèmes juridico-techniques que posait l'unification du marché ne manquaient pas d'être semés d'obstacles ; de parcours innombrables et parfois insurmontables. Les pères fondateurs de l'Europe ont choisi de faire l'Europe par le marché, non pas parce qu'ils voulaient restreindre l'ambition européenne au seul marché, mais parce que l'unification du marché permettait le rapprochement des peuples. Nous faisions du rapprochement du peuple quand d'autres faisaient sans le savoir de la prose.

L'unification du marché permit aux Européens de mieux se connaître, de mieux découvrir l'autre, de mieux prendre conscience de la réalité de l'autre. Déjà Schuman, lorsqu'il lança le projet de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, le 9 mai 1950, avait fait un discours de méthode européenne, parce qu'il avait dit que l'Europe ne se ferait pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble, mais qu'elle se ferait par des réalisations concrètes qui créeraient d'abord une solidarité de fait. Schuman, le plus grand des pères fondateurs de l'Europe, ne fût-ce que parce qu'il est né au Luxembourg, ne disait pas qu'on allait faire le marché par des réalisations concrètes. Il disait bien qu'il voulait faire l'Europe en créant une solidarité de fait par la réalisation d'actions concrètes. Molière, puisque nous sommes chez lui, disait que « le chemin est long du projet à la chose ». Lui qui ne pouvait pas prévoir les efforts qui furent et qui sont les nôtres pour unifier et intégrer l'Europe, il aurait pu appliquer cette phrase à l'aventure qui nous unit depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Je disais que l'Europe ne pouvait pas se résumer au seul marché et aux efforts qui lui étaient consacrés. Je dois quand même constater qu'aujourd'hui encore, nombreux sont les partisans de cette approche réduite pour qui la construction européenne se réduit au seul marché : au marché qui imposerait sa loi, et non pas à une Europe qui imposerait ses lois au marché. Si nous laissions faire ceux qui découvrent au marché toutes les vertus et aucune défaillance, nous transformerions très rapidement l'Union européenne en une zone de libre-échange, certes de niveau très élevé, mais qui constitue néanmoins un concept trop simpliste pour un continent compliqué.

L'Europe est plus que le seul marché. L'Europe, c'est d'abord l'héritage culturel commun, le patrimoine culturel européen auquel fait référence le texte du traité constitutionnel qui nous est proposé. L'héritage culturel commun remonte loin dans le temps, puisque déjà en 1623, Francis Bacon se référait à « nous, les Européens ». Les valeurs communes, celles qui nous unissent, celles qui font le ciment du continent européen, ne trouvent guère d'objections lorsqu'il s'agit de les décrire en parlant aux autres. Mais lorsque les valeurs communes doivent être appliquées à la réalité des choses, lorsque devant des problèmes qui paraissent insurmontables, on essaie de les surmonter en faisant référence aux valeurs communes, on rencontre très souvent l'échec immédiat. En effet, les craintes qui ne se sont pas exprimées à l'égard du marché, mais qui s'expriment aujourd'hui à l'égard de l'intégration européenne sont vives et très souvent excessivement vives.

Regardez, à chaque fois que l'Union européenne s'élargit à d'autres, il y a remontée des peurs, apparition soudaine des procès d'intention, renaissance de toutes les suspicions dont nous avions pensé qu'elles auraient été éliminées par les événements de guerre et par la construction politique que nous avons mise en place dans l’après-guerre. Il est tout de même curieux de voir l'affaissement méthodique qui aujourd'hui accompagne l'élargissement de l'Union européenne, notamment vers les pays de l'Europe centrale et de l'Europe orientale. Pendant des décennies, il n'y a pas eu de discours dominical au cours duquel il n'aurait pas été dit qu'il suffirait de chasser le communisme, qu'il suffirait de mettre fin à la domination soviétique des pays entourant celle-ci, dans la conception soviétique des choses, comme de dociles satellites. Ce discours est facile. Difficile est l'insertion de ces pays dans les rouages économiques, sociaux, politiques et culturels de l'Union européenne. Ces pays, qui sont européens comme le sont la France, l'Allemagne, la Belgique, le Luxembourg ou l'Italie, est-ce qu'on pense vraiment qu'on aurait pu leur dire, à ces nouvelles démocraties, que les portes allaient rester fermées lorsqu'ils frapperaient à ces portillons ? Ceux qui critiquent aujourd'hui l'élargissement, est-ce qu'ils se rendent compte quelle serait la situation continentale si on n'avait pas élargi la zone de liberté et de tolérance que constitue l'Union européenne vers les pays de l'Europe centrale et orientale ? Est-ce qu'on pense vraiment que ces pays auraient été à même de résoudre, comme ils ont su le faire, les problèmes des minorités qui existent partout, dans chacun de ces pays de l'Europe centrale et orientale ? Est-ce qu'on pense vraiment qu'on peut limiter le patrimoine et l'héritage culturels européens aux seuls pays de l'Europe occidentale ? Non. L'Europe est plus large que les petites idées que certains en Occident se font d'elle. L'Europe culturelle, ce n'est pas l'Europe qui peut avoir recours aux instruments de façonnage qui ont fait le succès de l'Europe économique, de l’Europe sociale et de l'Europe monétaire. La culture ne se prête pas à l'harmonisation, ne se prête pas à la standardisation, ne se prête pas à la réglementation stupide. L'Europe culturelle se prête à l'ouverture, cultive, si vous me permettez cette expression, la diversité qui est celle de l'Europe et qui fait en définitive la richesse de notre continent. Il en est de la culture européenne comme de la politique européenne tout court. Certains nous disent qu'il faut plus d'Europe culturelle, alors que d'autres arrivent presque à nous convaincre qu'il faudrait moins d'Europe culturelle.

La même ambivalence caractérise le débat européen dans son entièreté. Nous avons en Europe la juxtaposition de deux camps qui se regardent en chiens de faïence : le camp de ceux qui veulent avoir plus d'Europe et le camp de ceux qui estiment que l'Europe telle qu'elle est aujourd'hui va déjà au-delà du nécessaire. Il est devenu impossible, en Europe et dans tous les pays membres de l'Union européenne, de jeter un pont entre ces deux camps : le camp du "trop d'Europe" et le camp du "pas assez d'Europe". Le traité constitutionnel essaye de le faire, de réaliser ce mariage entre ceux qui veulent aller plus loin et ceux auxquels l'Europe inspire surtout craintes et peurs.

Je suis Premier ministre du Luxembourg, qui est un Grand-Duché blotti entre deux petites républiques voisines. Dans mon pays, nous connaissons les fantasmes auxquels donne lieu la peur de la domination de l'autre, y compris la domination culturelle. Nous savons ce dont nous parlons lorsque nous faisons référence à la volonté de laminage des autres qui, parfois, s'exprime militairement comme dans le cas de mon pays. Or nous savons aussi, nous Luxembourgeois, que la diversité culturelle de l'Europe fait sa richesse. Elle fait notamment la richesse culturelle de mon pays puisque nous, Luxembourgeois, savons au sujet des Allemands et de leur culture des choses que nos amis français n'arriveront jamais à comprendre. Nous avons de la France une profonde connaissance dont sont strictement incapables les plus nobles des penseurs allemands. Nous respirons et nous vivons au rythme de ces doubles influences qui ne se neutralisent pas, qui ne s'annulent pas, mais qui apportent la richesse de l'un aux nombreuses richesses de l'autre. Nous avons su faire notre affaire de ce double apport culturel, allemand et français.

Le traité constitutionnel, qui est soumis à examen scrupuleux notamment dans ce pays, donne à la culture ses véritables titres de noblesse. Je vous ai dit que les pères fondateurs de l'Europe avaient commencé à faire l'Europe par l'économie et par le marché. Jean Monnet, arrivé au sommet de son autorité morale, avait même dit un jour, puisque  l’autocritique n'est pas un sentiment tout à fait étranger aux hommes politiques, que s'il devait refaire l'Europe, il commencerait à la faire par la culture. Mais il ne l'a pas fait et d'autres n'ont pas pu le faire. La culture, comme objet du traité, n'a fait son apparition sur la scène européenne qu'avec le Traité de Maastricht qui a été signé dans la capitale du Limburg néerlandais le 7 février 1992. Auparavant, on ne parlait pas de culture en Europe. Si, on parlait de la culture comme objet de commerce. La culture était considérée comme un bien économique, comme tant d'autres. La Constitution, elle, fait avancer la culture parmi le cercle des objectifs fondamentaux de l'Union européenne.

On discute beaucoup de la Constitution. On s'apprête à la soumettre à l'appréciation du suffrage universel, mais rares sont ceux qui ont lu cette Constitution. D'ailleurs je pense, très modestement, que si la lecture peut être intéressante, elle n'est certes pas nécessaire. Parce que dire oui à cette Constitution, ce qui est une exigence patente, devrait être possible sur la base de vieux réflexes continentaux qui auraient dû s'installer dans tous les pays membres de l'Union européenne. Voir 25 gouvernements représenter 25 pays, reflétant des centaines de petites et grandes sensibilités politiques, toutes sous-tendues par le suffrage universel, se mettre d'accord sur un projet commun, sur une ambition commune, sur un traité et donc sur une Constitution, devrait être à lui-même une raison suffisante pour dire oui. Où, sinon en Europe, trouveriez-vous 25 pays, 25 gouvernements, un Parlement supranational comme celui que nous appelons européen être à même de se mettre d'accord sur un même projet ? Cela n'existe nulle part ailleurs.

Mais nous, en Europe, nous avons honte d'être fiers de nos performances, il en va ainsi depuis le début de la construction européenne. II en est ainsi de nos jours. Prenez l'exemple de la monnaie unique. Lorsque nous avons lancé, après les événements qui ont façonné différemment l'Europe à partir du début des années 90, la marche de l'Europe vers l'union monétaire, rares étaient ceux qui pensaient que nous y arriverions. Je me rappellerai toujours un voyage aux États-Unis, en tant que jeune ministre des Finances, en 1994. J'avais une entrevue avec le ministre des Finances américain et le président Clinton. Clinton me demanda alors de m'expliquer l'Europe. Je me mis à lui expliquer les éléments monétaires, les critères de Maastricht, le pacte de stabilité qui commençait à prendre des contours qu'il a quasiment perdus depuis. Clinton m'interrompit et me dit : « Non, non, parlez-moi de la Turquie. » Je rencontre le ministre américain des Finances. Je lui fais le même numéro, il m'interrompt tout de suite et me dit : « Non, moi je voudrais savoir ce que vous pensez de la Turquie et de son économie. » Alors que nous étions occupés à préparer nos économies et nos états d'esprit à l'unification monétaire de l'Europe, qui est un aspect de pacification du continent par d'autres moyens – il ne s'agit pas de monnaie, il s'agit de faire en sorte que l'Europe ne retombe plus dans les travers qui lui ont fait tant de mal –, les Américains, songeant à l'Europe, pensaient à la Turquie. D'ailleurs, certains pensent aujourd'hui plus à la Turquie lorsqu'on parle de l’Europe qu'à la construction européenne proprement dite, bien qu'il n’y ait aucune sorte d'antinomie entre les deux processus. Les Américains, comme beaucoup d'Européens, n'y croyaient pas. L'année suivante, je reviens à Washington pour une réunion du Fonds monétaire international. Je suis installé à mon hôtel, un samedi soir, le téléphone sonne. Il s'agit du ministre américain des Finances. Il me dit : "Je vous ai vu il y a un an. Vous m'avez parlé de la monnaie unique. Pourriez-vous venir me voir immédiatement pour me réexpliquer la chose ?" Prenant soudainement conscience de ma grande importance, je lui réponds : "Je n'ai pas le temps de venir vous voir ce soir." Nous nous sommes vus le dimanche matin, au petit-déjeuner, ce qui pour moi fut le signe évident que les Américains avaient compris que la monnaie unique se ferait. D'ailleurs aujourd'hui, lorsqu'on leur en parle, ils sont fiers de pouvoir dire que depuis 1995, ils y ont cru. Nous, les Européens, qui l'avons fait, nous sommes strictement incapables d'être fiers de l'avoir fait !

La Constitution élève donc la culture au rang d'objectif fondamental de l'intégration européenne. Mais elle ne le fait pas d'une façon non nuancée, brutale, d'une façon qui ne prendrait pas la mesure de la véritable dimension de la culture. En effet, la Constitution établit le principe que nous devons d'abord respecter la diversité culturelle. C'est essentiel, d'abord pour les nombreux petits ensembles qui font le grand ensemble européen. Il ne faut pas croire que la grande culture européenne est seulement celle qui est française, celle qui est allemande, celle qui est italienne. Non, la grande culture européenne est aussi lettonne, estonienne, luxembourgeoise, lituanienne, danoise. Les petits ensembles sont des ensembles qui, en termes de culture, peuvent souffrir toutes les comparaisons avec les autres. Il ne faut pas croire qu'en matière culturelle, la nécessité qu'éprouvent les hommes et les femmes d'Europe de se faire alimenter chaque jour par leur proximité immédiate n'aurait aucune raison d'être.

Je mets en garde ceux qui, dans le camp pro-européen, donnent à penser que nous serions en train de remodeler le continent européen sur l'exemple du modèle américain. Ils se trompent lourdement. Nous ne voulons pas avoir les États Unis d'Europe. Les nations ne sont pas une invention provisoire de l’Histoire. Elles sont faites pour durer. Il y a en Europe ce patriotisme moderne qui est à la fois national et continental. Je suis Européen. Je le suis à 100 %. Mais je suis Luxembourgeois à 100 %. Je voudrais que ceux qui sont Français, Allemands, Italiens, Belges, Estoniens le soient à 100 %, patriotes européens et patriotes français, allemands, estoniens, etc. Il n'y a aucune contradiction entre cette double dimension du patriotisme qui enlève le caractère nocif au patriotisme exagéré lorsqu'il est national et qui donne toute sa noblesse au patriotisme lorsqu'il est européen. Il ne faut pas donner l'impression que nous sommes en train, parce que nous adopterons une Constitution, d'éliminer et d'éradiquer les nations et les États membres. Ce serait une conception qui nous induirait, nous et ceux qui nous écoutent, dangereusement en erreur.

Mais si l'Union européenne est ce mariage vertueux, cette intersection noble entre ce qui est national et ce qui est continental, il est évident que la notion de diversité culturelle trouve sa place logique dans l'arsenal constitutionnel que nous sommes en train de mettre en place. Je lis, en entrant à la Comédie, sur des tracts distribués par nos amis de la CGT – j'aime bien la CGT, car j'ai été ministre du Travail pendant 17 ans et il me reste de bons souvenirs, même si un certain syndicalisme garde un moins bon souvenir de mon passage au ministère du Travail –, que la Constitution, qui fait si souvent référence au marché intérieur et à la concurrence libre et non faussée, serait en fait le point de départ pour laminer la dimension culturelle nationale et européenne, serait le début de la guerre contre l'expression culturelle en Europe. En fait, le contraire est vrai. Le traité parle de la libre concurrence et de la concurrence non faussée. Les traités le font depuis 1957 et la Constitution ne fait que reprendre, sur ce point, les acquis qui sont ceux de l'Union européenne et de sa construction économique.

D'ailleurs, je suis pour la concurrence libre et non faussée. Avant que nous mettions cette expression, qui nous vient du traité de Rome, dans la nouvelle Constitution, personne ne disait qu'il était contre la concurrence. Maintenant que nous l'avons écrit, on s'évertue à démontrer que la concurrence ne doit pas être libre et qu'elle doit être faussée. C'est tout de même une curieuse approche que celle que certains sont en train d'adopter. La concurrence doit être libre et non faussée pour que ceux qui sont plus faibles, je parle des États, ne soient pas soumis à la seule volonté de ceux qui sont plus forts, parce que plus grands, parce que géographiquement et démographiquement plus importants que les petits ensembles. Par conséquent, la concurrence doit être libre. Mais la concurrence, tout en étant libre, doit respecter un certain nombre de principes, d'abord en matière de politique économique. Pour moi, il est évident; que les services d'intérêt général, que les services publics doivent pouvoir suppléer aux faiblesses du marché lorsqu'elles existent. Le marché n'est pas à même de résoudre tous les problèmes. Par conséquent, l'action normative étatique, qu'elle soit nationale ou européenne, a une place à prendre.

Tout en faisant référence à la logique du marché intérieur, tout en faisant référence au principe de la concurrence libre, le traité constitutionnel précise bien que ces principes doivent respecter la diversité culturelle. La Constitution dit même que « sont compatibles avec le marché intérieur les aides destinées à promouvoir la culture et la conservation du patrimoine ». Qu'on ne nous dise pas que la Constitution dit le contraire puisqu'elle dit le contraire du contraire de ce qu'on prétend qu'elle dit. II faut donc remercier ceux, au niveau de la Constitution et de la Conférence intergouvernementale, qui ont comme la France lourdement insisté sur l'inscription dans le texte du traité du principe que les aides étatiques à la création sont compatibles avec le marché intérieur. D'ailleurs, je ne comprendrais pas une Europe et je ne voudrais pas d'une Europe qui interdirait aux États, aux régions, aux collectivités locales d'appuyer l'action culturelle nationale, régionale ou locale. La culture n'est pas un produit de commerce. La culture est une attitude face à la vie. Par conséquent, il est de l'obligation des collectivités publiques d'appuyer l'action culturelle. La Constitution ne l'interdit pas, tout comme elle érige, en souci majeur de tout comportement politique européen futur, la défense de l'exception culturelle. Je note que dans certains pays, on fait germer cette impression que cette nouvelle Constitution serait d'inspiration exclusivement anglo-saxonne, alors que dans certains pays anglo-saxons, on prétend que nous sommes engagés sur l'avenue qui mène tout droit au socialisme centralisé. Ni l'un ni l'autre ne sont vrais. La Constitution européenne protège l'exception culturelle. Je veux dire par là la diversité culturelle, une expression qui me plaît autrement mieux que cette notion d'exception culturelle.

La nouvelle Constitution européenne protège la diversité culturelle. Voilà une bonne nouvelle pour la création en Europe. Il ne suffit cependant pas de dire et d'écrire que les principes sont ceux que j'ai annoncés. II s'agit surtout d'agir. La Constitution pousse à I’action, mais elle ne prédétermine pas la nature de l'action. Le traité constitutionnel européen ressemble en cela aux lois fondamentales des pays membres de l'Union européenne. Les constitutions sont un contenant. Elles ne préjugent pas du contenu. La Constitution de la Ve République a permis à la France de nationaliser des groupes industriels, de les privatiser quelques années plus tard, et de les soumettre ensuite à un régime plus concurrentiel. La Constitution ne l'interdit pas, il ne faut pas faire comme si l'adoption par les Européens de leur Constitution signifierait la fin de l'action publique et de l'action politique. Ce sera le début de l'action publique et de l'action politique. La Constitution sera mise en œuvre par ceux qui auront été investis du  suffrage universel dans leur pays. C'est une exception européenne et culturelle. Les gouvernements nationaux mettront en application, en leur qualité de législateurs au niveau européen, cette Constitution. La réunion des chefs d'État et de gouvernement que je préside n'est pas une réunion de putschistes. Nous sommes élus par les Européens. Nous sommes chargés d'appliquer les traités européens et, demain, la Constitution européenne. Cette Constitution n'est ni libérale, ni socialiste, ni de gauche, ni de droite. Ce sont les décideurs politiques, les hommes et les femmes investis du suffrage universel qui donneront une tonalité à cette Constitution, qui n'est pas neutre puisqu'elle a pris le soin d'énumérer les principales vertus européennes, et notamment celles qui nous viennent directement du patrimoine culturel européen.

Il ne s'agit pas seulement d'écrire et de dire. Il s'agit avant tout d'agir. C'est pourquoi je dis oui à cette initiative du président de la République française, consistant à lancer une bibliothèque numérique européenne. Je dis oui à cette initiative parce que je crois que l'Europe ne doit pas se soumettre devant la virulence de l'attaque des autres. Je dis oui à un budget culturel européen plus important. C'est le ministre qui parle. J'attire votre attention sur cette exception luxembourgeoise. Dans mon pays, le budget de la culture représente plus d’1 % du budget national. Je voudrais qu'en Europe, nous sortions le budget culturel de sa médiocrité, tout en sachant que les compétences culturelles ne sont pas exclusivement européennes, puisque la Constitution a attribué à la politique culturelle européenne un rôle d'appui. Il sera bien sûr suffisant puisque la politique culturelle européenne ne peut pas éliminer les politiques culturelles nationales. Mais je voudrais que nous n’en restions pas aux 0,12 % du budget européen dédiés à la culture. Ce montant insignifiant traduit mal les nouvelles ambitions culturelles de la Constitution. Je l'ai dit ici à Paris. Je pourrais aussi le dire aux Pays-Bas, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Suède, au Danemark. On n'arrivera pas à sortir le budget culturel de l'Union européenne de l'impasse dans laquelle il se trouve si nous devions continuer à penser que l'ambition de l'Europe peut se limiter à l'emploi de 1 % de son produit intérieur brut. Ceux qui disent que l'Europe, après avoir été élargie, pourrait voir ses ambitions être plafonnées par un rapport budgétaire européen d’1 % du PIB, se trompent lourdement. La Commission se trompe elle aussi, parce qu'elle a des vues budgétaires un peu mégalomanes par rapport à la réalité de nos budgets nationaux. Mais si nous plaidons pour une augmentation du budget culturel de l'Europe, il est évident que nous devons mettre à la disposition de l'Europe des volumes financiers autrement plus importants que ceux auxquels pensent certains qui voudraient limiter les ambitions de l'Europe. Le relèvement des volumes budgétaires attribués à la culture demande un effort culturel national parfois plus conséquent que celui que nous avons dans nos différents États. Je préconiserais également, si j'étais créateur, une autre approche budgétaire nationale.

II est trop facile de revendiquer en Europe ce qu'on n'arrive pas à avoir dans nos propres pays. Que ceux qui font le monde de l'imagination et de la création s'adressent d'abord à leurs hommes politiques nationaux avant de s'adresser à l'Europe. Les ministres de la culture, qui sont présents dans la salle, ne diront pas le contraire. La ministre de la Culture du Luxembourg, qui est présente dans la salle, me rappellera, en tant que ministre des Finances, mes propos d'aujourd'hui lorsque nous préparerons le budget. Mais je suis convaincu que l'action étatique culturelle doit développer plus de vigueur qu'elle ne l’a fait jusqu'à présent.

Comment ne pas parler, lorsqu'on est à Paris, du débat qui traverse actuellement la France, et au-delà, l'Europe entière. Je veux parler du débat sur la ratification de la Constitution européenne. J'ai lu quelque part que j'aurais été invité pour plaider vigoureusement devant les artistes la cause du oui. Je sais d'expérience que les créateurs ne sont pas malléables à merci et qu'ils se font des choses et des hommes leurs propres idées. Je ne suis pas un plaideur du oui, mais je plaide pour le oui. Comment saurait-il en être autrement ? J'ai négocié et signé ce traité. Nous l'avons soumis à référendum au Luxembourg. C'est le premier référendum que le Grand-Duché organisera depuis 1937. C'est le troisième référendum que nous organisons au Luxembourg. Les référenda – ou faut-il dire les référendums ? –, je préfère dire les référenda, mais mon service de presse me dit toujours qu'il faut dire "les référendums", je pense qu'il faut dire "référenda" –, les référenda au Luxembourg nous conduisent toujours à d'étonnants résultats. En 1937, le gouvernement d'alors voulait interdire par voie référendaire le parti communiste. Les Luxembourgeois, à 51 % ou 52 %, ont dit non à cette absurde volonté du pouvoir d'alors de vouloir interdire le parti communiste. Le peuple décida autrement que la volonté des gouvernants leur suggéra. En 1921, nous avons soumis au peuple luxembourgeois la question de savoir s'il voulait faire du Grand-Duché du Luxembourg une république ou une monarchie. Si on avait posé la question aux Français, la réponse aurait été la même que celle des Luxembourgeois : "oui à la monarchie !" Je note à cet égard que le Grand-Duc a une conception républicaine de sa charge, alors que dans certains pays voisins, il fut un temps où l'inverse pouvait sembler être le cas. Comme il m'arrive souvent de rencontrer les têtes non couronnées qui nous viennent des républiques voisines, je ne dirai jamais qu'il ne faut faire aucune différence entre les deux. La deuxième question était la suivante : "Voulez-vous une union économique avec la France ou avec la Belgique ?" La grande majorité des Luxembourgeois répondit "Avec la France". Comme si souvent dans l'Histoire, nous avions promis de demander leur avis aux autres. Le Premier ministre d'alors s'est donc déplacé à Paris, a dû attendre dans le couloir du Quai d'Orsay pendant trois semaines avant d'avoir un rendez-vous et s'est vu signifier par un sous-secrétaire d'État aux affaires étrangères que la République n'était pas intéressée, elle, par une union économique avec le Luxembourg. Ce qui fait que depuis bientôt soixante ans, nous sommes en union économique avec la Belgique. Pour vous dire que les résultats des référendums, ou faut-il dire référenda, peuvent parfois produire des résultats qui ne correspondent nullement aux intentions de ceux qui posent la question. Nous aurons donc notre troisième référendum. Nous verrons à l'autopsie quelle aura été la volonté des Luxembourgeois.

Cette Constitution, si j'avais eu à la rédiger seul, serait bien différente. Elle serait bien meilleure, parce que j'aurais pu traduire, en termes constitutionnels, toutes mes idées sur l'Europe, tous mes rêves sur l'Europe, toutes mes convictions sur l'Europe. Mais c'eût été ma constitution à moi, partagée par personne. Si nous nous mettions à deux dans une salle pour rédiger la Constitution, nous découvririons déjà les premiers désaccords. Nous sommes tous d'accord sur les valeurs fondamentales. Mais lorsqu'il s'agit de les dérouler, de les expliciter, de les couler en force un jour définitivement jugé, nous découvririons entre nous d'énormes différences. Nous sommes là, quelques centaines, et nous pensons tous que nous sommes à 100 % d'accord sur les valeurs de l'Europe. Mais si nous devions les mettre par écrit, si nous devions établir une hiérarchie entre ces valeurs, déjà les premiers différends apparaîtraient. Je dis cela pour vous faire comprendre et pour me faire comprendre qu'il ne faut pas comparer cette Constitution à l'idéal égoïste, à l'idéal individuel. Si j'étais le seul rédacteur de la Constitution, elle me plairait. Mais comme je suis un des corédacteurs, comme cette Constitution n'est pas faite pour un homme qui a son idée et ses convictions pour l'Europe, puisqu'elle est faite pour 450 millions d'Européens, il faut bien que nous adoptions, pour nous mettre d'accord sur un projet, une démarche qui consiste à tenir compte des convictions et des idées des autres. La raison d'État du continent européen consiste non pas à mélanger les choses, mais à séparer les choses des uns des choses des autres pour qu'il n'y ait pas affrontement et collision entre les démarches et les convictions des uns et des autres. Le produit final ne ressemblera jamais à l'idéal que tout un chacun d'entre nous a. Mais cette Constitution combine un socle de principes communs, y compris culturels – puisque déjà le préambule de la Constitution fait référence au patrimoine culturel européen –, qui décrit des instruments et des finalités que ces instruments doivent servir comme la diversité culturelle, avec les spécificités nationales de ceux qui composent et composeront l'Union européenne.

L'Europe, contrairement aux apparences et contrairement aux jugements superficiels et aux hypocrisies du moment qui font l'ambiance de l'époque, n'est pas un continent simple. C'est un continent compliqué, il n'y a pas de continent plus compliqué que celui qui est européen. Je ne parle pas des nuances qui traversent notre continent et qui, à quelques exceptions près, sont toutes culturelles. Les nuances entre les cultures et les littératures scandinaves et méditerranéennes ne sont pas un élément continental qui nous éloignerait les uns des autres. Ce sont des enrichissements qui font de l'Europe une terre culturellement agréable à vivre. Mais il y a, sur notre continent, d'énormes différences entre le Nord et le Sud, entre les nouveaux et les anciens pays membres, entre les jeunes démocraties et les vieilles démocraties qui ont nourri cette volonté qui a fait de leur coopération, et non pas de leur juxtaposition, l'ensemble politique cohérent que l’Union européenne est devenue. Ces jeunes démocraties, celles qui sont sorties de l'ombre, celles qui voient évoluer sur leur territoire des hommes et des femmes qui, au tournant du siècle dernier, et même dix années auparavant, ont cessé de subir l'Histoire pour faire l'Histoire eux-mêmes, qui ont dû s'exposer à des processus d'ajustement terriblement compliqués, qui ont dû passer d'une économie administrée à une économie sociale de marché, qui ont dû remettre à zéro tous leurs systèmes économiques et sociaux, ces pays-là, qui ont grandi dans l'ombre continentale alors que nous avons grandi au soleil européen, ont des soucis très différents des soucis des anciens pays membres de l'Union européenne. L'Europe reste compliquée. Nous devons avoir en Europe la culture de la nuance : comprendre l'autre, nous ouvrir à l'autre, cesser de faire la leçon aux autres. Il n'y a pas de domaine où l'Europe est plus performante que celui du donneur de leçons. Nous expliquons à la Terre entière comment il faut faire. La bonne gouvernance est devenue un produit d'exportation de l'Europe, alors qu'elle ne se vérifie que très rarement en Europe même. Cessons donc de faire la leçon aux autres, mais prenons tous ceux qui sont venus et ceux qui viendront, avec leurs différences, avec leurs spécificités, avec leur amour-propre qui équivaut au nôtre. Pourquoi est-ce que notre amour-propre serait autorisé alors qu'on l'interdirait aux autres ?

Pensons, lorsque nous décidons du sort de l'Europe, que l'Europe n'est pas une construction qui aurait été faite pour les seuls besoins de notre continent Très souvent, je trouve les meilleures descriptions de l'Europe, les propos les plus laudatifs sur l'Europe lorsqu'ils sont faits par des non-Européens. Regardez la vision que peuvent avoir les autres continents de l'Europe. Ah, que je suis fier d'être Européen lorsque je suis en Asie. L'Asie entière admire l'Europe. Elle est admirative devant cette incroyable performance européenne. Ah, que je suis fier d'être Européen lorsque je suis en Afrique. Et que les Africains seraient tristes si l'Europe devait décider de ne pas laisser entrer en vigueur cette Constitution. Qui prendra soin de l'Afrique, si souvent martyrisée, si souvent oubliée, si ce n'est l'Europe ? Pour pouvoir le faire, nous devons doter l'Europe des ambitions dont elle a besoin et des instruments qui doivent servir ses ambitions.

Sur ce chemin vers cette Europe qui sourit aux autres et vers cette Europe qui se construit de l'intérieur, nous aurons besoin de beaucoup de détermination et de beaucoup de patience, de cette détermination et de cette patience qui accompagnent toujours les grandes ambitions et les longues distances. Je vous remercie.

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