Jean-Claude Juncker lors de la cérémonie de remise du Prix Charlemagne 2006 à Aix-la-Chapelle (traduction française)

- Seul le discours prononcé fait foi -

Altesses Royales,
Monsieur le Bourgmestre, cher Jürgen,
Monsieur le Président du Bundestag,
Monsieur le Chancelier fédéral, cher Helmut Kohl,
Monsieur le Chancelier fédéral, cher Gerhard Schröder […],
Mesdames et Messieurs les Présidents,
les Ministres présidents,
les Premiers ministres,
les Ministres,
les Députés du Parlement européen,
Monsieur le Président de ce même Parlement,
Mesdames et Messieurs les lauréats du prix Charlemagne,
Excellences,
Mesdames et Messieurs […],

Monsieur le Bourgmestre, il y aurait beaucoup de choses à dire sur votre ville, sur Aix-la-Chapelle, et il faudrait dire beaucoup de choses sur cette ville – sur la vénérable vieille ville impériale, sur son règne politique et spirituel en Europe occidentale, sur la cathédrale de cette ville et sur le calme qui y règne au point de la faire paraître plus grande qu’elle ne l’est en réalité, sur cette salle de couronnement, sur le destin d’une ville frontière en Europe ayant connu maintes épreuves douloureuses.

Mais le temps me manque pour ne parler que d’Aix-la-Chapelle.

De toute façon, l’éloge le plus long serait insuffisant pour exprimer ce que nous autres Luxembourgeois ressentons pour la ville d’Aix-la-Chapelle. Nous nous plaisons dans cette ville et, surtout, nos étudiants s’y plaisent. Nous avons d’ailleurs non seulement l’impression d’y être bien accueillis, mais d'y être carrément acceptés – ce qui explique d’ailleurs que je sois le seul lauréat du prix Charlemagne à avoir reçu ce prix deux fois, puisque le peuple luxembourgeois se l'est déjà vu décerner en 1986.

Il me tient à cœur de saluer tout d'abord cordialement les citoyens de cette ville européenne qu'est Aix-la-Chapelle. Je salue plus particulièrement son premier citoyen, Monsieur le Bourgmestre Linden, dont je relirai le discours afin de pouvoir savourer une seconde fois le plaisir qu’il procure. J’aime beaucoup les plaisirs qu’on savoure deux fois.

Cher Helmut Kohl, c’est surtout à toi que je veux adresser mes remerciements.

C’est pour moi non seulement un honneur, mais encore un plaisir – et dans l’honneur et le plaisir, il y a aussi un peu de fierté, sentiment que j'éprouve également aujourd'hui – un plaisir, parce que je peux partager le prix Charlemagne avec toi. Tu as reçu cette distinction en 1988 – 18 mois avant la chute du Mur, deux ans et demi avant l’unité allemande et bien des années avant la réunification de l’Europe, qui a commencé à se dessiner au début des années 90.

Tu es pour moi l’Européen que j’ai appris à admirer le plus, l’Européen par excellence qui, en cas de doute, a toujours donné la priorité à la carte européenne, même si cela a très souvent suscité l’incompréhension dans ton propre pays, parce que tu as toujours été d’avis qu’en fin de compte, la solution européenne allait se révéler comme la bonne solution, aussi comme la solution allemande.

La plupart des Allemands ne savent probablement pas ce qu’ils te doivent, parce que si, dans les antichambres européennes, tu n'avais pas poussé la porte vers la réunification allemande, cette unification européenne ne serait pas devenue le lit naturel pouvant accueillir la réunification de l’Allemagne, l’unité allemande.

Or les Allemands, comme tous les peuples, oublient un peu vite. Et vu que je suis un ami des Allemands et qu’après toutes les erreurs et errances de l’Histoire, les Allemands n’ont jamais été d’aussi bons voisins pour nous qu’ils le sont aujourd’hui, je pose la question suivante: pourquoi les Allemands ne peuvent-ils pas être fiers de la réunification allemande? Il y a mille raisons d’être fier de la réunification allemande qui s’inscrit dans le cadre de l'unité européenne, au lieu de se lamenter.

Parfois, j’ai l’impression d’être le seul homme politique maîtrisant l’allemand qui ose encore prononcer une phrase pareille.

L’unité allemande, Mesdames et Messieurs, n’est pas le fruit du hasard. Elle est le résultat de la politique. Elle est le résultat d’une politique européenne. C’est une chose qu’il ne faut jamais oublier. C’est à Adenauer qu’on doit cette phrase intelligente selon laquelle l’unité allemande et l’unité européenne sont les deux faces d’une même médaille. Et il a eu raison, parce qu'après la Seconde Guerre mondiale, les Allemands se sont engagés de manière très résolue dans la voie européenne.

Or, en Europe, nous sommes à présent arrivés à une jonction. Et à cette jonction, il y a énormément de bruit. Et ce bruit est dû au fait que les Européens, et surtout les Allemands – parce que l’apitoiement larmoyant sur leur propre sort est devenu la nouvelle vertu des Allemands –, ne font plus que se plaindre de l’Europe plutôt que de s’en réjouir.

Dieu merci, d’autres, des non-Européens, nous regardent. Les Africains, les Asiatiques, voire les Américains, ne cessent de s’étonner des succès de l’Europe. Les seuls à se plaindre des succès de l’Europe, ce sont les Européens eux-mêmes. C’est une chose que je n’arrive pas à comprendre.

Dieu merci, il y a les autres qui, de loin, ont parfois l’œil sur ce que nous faisons. Ils connaissent nos points faibles beaucoup mieux que nous ne les connaissons nous-mêmes. Cependant, ils connaissent également nos points forts beaucoup mieux que nous ne les connaissons nous-mêmes. Nous ne sommes pas assez fiers de ce qui a été réalisé en Europe. Et beaucoup de choses ont été réalisées en Europe.

Je ne citerai que trois exemples, trois exemples pertinents qui continuent à impressionner énormément le reste du monde.

Je commence par le point où tout s’arrête et où tout doit commencer: la question de la guerre et de la paix.

J’entends les personnalités les plus renommées dire que le discours de la paix n’a plus de succès auprès des jeunes. Et il est sans doute vrai que les jeunes ont développé une certaine surdité face à ce discours. Et pourtant, je considère comme une réalisation unique dans l’histoire du monde, comme une chose à laquelle on ne s’attendait finalement plus, le fait qu’en 1945, lorsque sur ce continent tourmenté, sur ce continent martyrisé, hommes et femmes sont rentrés du front et des camps de concentration pour regagner leurs villes dévastées et leurs villages détruits par les bombes, ils ne se sont pas contentés de répéter sans cesse cette éternelle formule d’après-guerre “Plus jamais la guerre�?, mais que, pour la première fois, cette phrase est devenue une prière pour des millions de personnes, un espoir pour un continent entier et un programme politique que des hommes et des femmes politiques intelligents, de véritables hommes et femmes d’État, ont déduit de cette phrase.

Pourquoi sommes-nous devenus si peu reconnaissants de cette performance collective énorme à laquelle nos parents et grands-parents ont consacré leur vie et qui a mis définitivement fin à la guerre et à la mort en Europe – la génération née au début du XXe siècle a connu une époque où les traînées mortelles se sont succédé –, pourquoi ne sommes-nous pas fiers de cette performance collective à laquelle nos parents et grands-parents ont consacré leur vie, qui ne se sont pas plaints, qui n’ont pas perdu courage, mais qui ont construit l’Europe dans laquelle nous vivons aujourd'hui sous le soleil de la liberté?

D’accord, il se peut que les jeunes aient développé une certaine surdité face à la guerre et à la paix. Et la raison, dont on ne peut leur faire grief, en est précisément la suivante: celui qui n’a pas connu la guerre ne peut apprécier la paix. Et parce qu’il en est ainsi, les visites de cimetières militaires devraient faire partie du programme scolaire obligatoire. C’est à ce moment-là qu’on pourra comprendre les raisons qui font de l’Europe une nécessité.

L’Europe – continent de paix.

Deuxième exemple, plus actuel. L’Europe – continent d’unité monétaire. Je vais me prononcer sur la pointe des pieds sur ces problèmes, parce que je sais que le président de la Banque centrale européenne est derrière moi.

Bon, je vais laisser de côté ce qui me serait encore venu à l’esprit.

[…] Nous avons réussi en Europe, sur ce continent – après ce que l’histoire nous a fait subir et après ce que nous avons fait subir à l’histoire –, à trouver un dénominateur commun sur le plan monétaire. Nous n’y sommes pas encore tout à fait, mais nous sommes en route pour y arriver. Personne ne nous en a crus capables. Pour la petite histoire: je pourrais vous citer de nombreux entretiens avec le président américain Clinton et bien d’autres qui étaient en fait très sceptiques face au projet d’unifier l’Europe en matière de politique monétaire. Il faut surtout citer des professeurs allemands, que j'aimerais saluer très cordialement, qui se sont lourdement trompés. Car si l’euro est là – les professeurs, eux, le sont encore aussi.

L’union monétaire européenne, l’euro, c’est le fruit des efforts conjoints de la génération Kohl-Mitterrand et de ma génération. Kohl et Mitterrand, parce qu’ils ont fait preuve d’innovation, et les hommes et les femmes de ma génération, parce que, comme eux, nous avons compris qu'une Europe où la politique monétaire relèverait de la nation, et exclusivement de la nation, finirait par devenir un ensemble faisant beaucoup de bruit sur le plan de la politique monétaire et, par conséquent, sur le plan de la politique économique et mondiale, mais incapable de donner des impulsions.

Nous y sommes arrivés en tant qu’Européens. Personne ne nous en a crus capables. Et le programme de musculation que nous avons dû présenter avant l’introduction de l’euro a coûté à certains hommes politiques en Europe leur mandat. En revanche, il nous a apporté l’euro.

Par ailleurs, en regardant de très près la liste de ceux qui ont signé le traité de Maastricht en 1991, je constate que l’euro et moi, nous sommes les seuls survivants du traité de Maastricht.

Cependant, nous n’avons pas encore terminé la construction monétaire européenne. Il faut en effet renforcer le bras politique, le bras politique économique de l’Union économique et monétaire européenne. La politique économique et monétaire européenne ne se limite pas à son aspect monétaire. En plus, il ne faut pas que notre inaction en matière de politique économique nous conduise à surcharger notre politique monétaire et à trop exiger d’elle. Je plaide résolument pour une politique économique européenne plus coordonnée, permettant de doter la politique monétaire d’une base économique capable de faire de l’ensemble de la politique économique et monétaire un élément de relance économique européenne ayant un effet largement bénéfique sur le reste de l’humanité.

De même, on ne parle jamais du profit énorme que nous tirons de l'euro. Même moi je ne le fais pas. Je me demande parfois comment il est possible que nous soyons devenus tellement réticents à expliquer les choses. Il devrait quand même être possible d’expliquer aux gens – et ce serait d’ailleurs facile – ce que l’Europe, ses espaces économiques, ses devises nationales seraient devenus au cours des dix dernières années sans l’existence de l’euro, sans ce mécanisme de discipline et de solidarité que représente l’euro.

Au lendemain de la première guerre en Europe après la Seconde Guerre mondiale – dans les Balkans –, que seraient devenues nos devises nationales s’il n’y avait pas eu, pendant la phase préparatoire à l’introduction de l’euro, un degré élevé de discipline collective? Que se serait-il passé après le 11-Septembre? Après les crises financières en Amérique du Sud, en Russie, en Asie du Sud-Est? Que se serait-il passé après la guerre en Iraq? Quelles auraient été les répercussions de la crise pétrolière si nous avions toujours 14 devises nationales au lieu de l’euro? Et que se serait-il passé en Europe après le “non�? des Français et après le “non�? des Néerlandais?

J’étais tout de même là, en tant que jeune ministre des Finances, lorsqu’en 1992, les Danois ont voté “non�? et que le camp du “oui�? l’a emporté de justesse en France. Et nous, c’est-à-dire les ministres des Finances de l’époque, nous nous sommes quand même réunis à Washington, parce que nous craignions qu’une crise monétaire hors du commun ne se produise en Europe si le “non�? français l’avait emporté de justesse.

Non, non, non, l’euro offre aux Européens une protection inouïe. Et c’est une chose inouïe que nous autres hommes politiques, nous ne parvenions pas, parce que nous sommes trop paresseux pour le faire, à expliquer aux gens que l’euro constitue une protection pour eux et que les tentatives nationales de faire cavalier seul en matière monétaire auraient mis l’économie européenne complètement à l’écart.

Troisième exemple de réussite de l'Europe – l’élargissement vers l’Europe centrale et orientale.

Beaucoup n’apprécient plus du tout le pas de l’Europe de l’Ouest en direction de l’Europe centrale et orientale. C’est là encore un phénomène que je n’arrive pas vraiment à m’expliquer.

Celui qui se remémore le régime de guerre et d’après-guerre des années 40 et 50 constatera sans peine que c’était un ordre basé sur le combat que nous avons connu en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une logique virtuelle de conflit, de confrontation et de guerre.

Moi-même, tout comme les hommes et les femmes de ma génération, nous avons encore grandi dans la peur des missiles russes. Et les habitants de Prague, de Budapest, de Varsovie avaient peur – parce qu’on leur faisait croire qu’ils devaient avoir peur, ou peut-être parce que leur peur était réelle – d’une agression et de l’agressivité de l’OTAN. Je préfère voir les habitants de Prague, de Varsovie, de Budapest, de Ljubljana diriger aujourd’hui leurs espoirs vers l’Europe de l’Ouest plutôt que de voir les missiles dirigés sur l'Europe de l'Ouest.

Et à la fin des années 80, au début des années 90, les gens en Europe, pour la première fois depuis longtemps, ont à nouveau façonné eux-mêmes l’histoire plutôt que de voir l’histoire se faire contre eux. À Dresde, à Leipzig et dans de nombreux endroits en Europe centrale et orientale, les hommes ont pris en main l'histoire, au lieu de la subir passivement et d’en devenir les prisonniers. Plutôt que de devenir les esclaves de l’histoire, des peuples entiers sont devenus des architectes de l’histoire.

Et nous ne nous réjouissons pas d’avoir réussi à faire entrer ces 22 États, 23 depuis dimanche dernier, nés depuis 1989 en Europe et à la périphérie de l’Europe, dans le canal des eaux qui alimentent la solidarité et la paix en Europe! Au début des années 90, aurions-nous dû laisser ces 22, ces 23 États se trouver tout seuls, les abandonner au libre jeu des démonstrations de force intergouvernementales? N’a-t-on pas bien fait, parce qu’eux aussi le voulaient, de les accueillir dans cette sphère européenne de solidarité et de paix?

Le continent se porterait beaucoup plus mal aujourd’hui, il connaîtrait un désordre profond, voire le chaos, si nous n’avions pas réussi à unir de manière idéale l’Europe centrale et orientale et l’Europe de l’Ouest dans le cadre d’un remariage entre l’histoire européenne et la géographie européenne, et ce malgré toutes les difficultés auxquelles ce processus a donné lieu.

Le 1er mai 2004, le jour où nous avons pu fêter à Dublin l’adhésion à l’Union européenne des dix nouveaux États d’Europe centrale, orientale et méditerranéenne, a été le jour où nous avons enterré Yalta.

Ce fut bien la victoire définitive de la civilisation sur la folie de MM. Staline et Hitler.

Pourquoi ne nous réjouissons-nous pas du fait que Churchill, et non pas Staline, ait eu raison? Churchill qui, à La Haye, pas loin d’ici, a dit à l’occasion du premier congrès du Mouvement paneuropéen en 1948, suite au refus des Soviétiques de laisser bénéficier les États d’Europe centrale et orientale du plan Marshall, et suite au refus des Soviétiques de permettre aux États d’Europe centrale et orientale de devenir membres du Conseil de l’Europe: “Nous commençons aujourd'hui à l'Ouest ce qu'un jour nous pourrons terminer à l'Est.�?

Voilà où nous en sommes. Staline a perdu, Churchill a gagné, et nous ne nous en réjouissons pas!

Et maintenant, nous pouvons enfin, après des décennies de séparation, redevenir Européens à part entière – Luxembourgeois et Européens, Luxembourgeois et Européens à Rome, à Berlin, à Aix-la-Chapelle, mais aussi à Prague et à Varsovie. J’aime être Européen à part entière, partout en Europe. Or c'est précisément ce que nous permet la réunification du continent européen.

Pour que tout cela ne s’effondre pas, il faut travailler pour que l’Union européenne continue à être une réussite. Pour ce faire, il existe des règles simples qu’il faut observer. C’est ainsi que les chefs d’État ou de gouvernement, les ministres des ressorts et bien d’autres ne devraient pas uniquement prendre la parole au sujet de l'Europe que quand ils ont des choses négatives à dire.

Si, du lundi au samedi, les Européens entendent dire des Premiers ministres, des présidents, des ministres que tout ce qu’on fait en Europe est complètement impossible, qu’il faut se défendre tout le temps et se battre contre les autres, on ne peut attendre de ces mêmes Européens, appelés à s’exprimer le dimanche par voie référendaire, qu’ils voient tout à coup dans leur fiancée, décrite par tous comme étant très laide, leur dame de cœur. Cela ne marchera jamais! Cela ne marchera jamais!

Et c’est pour cette raison que les premiers représentants de l’Europe feraient bien de s’exprimer en des termes plus sympathiques, c'est-à-dire plus objectifs, sur les affaires européennes, plutôt que de donner l’impression qu’il faut gouverner l’Europe les uns contre les autres.

Non, il faut gouverner l’Union européenne ensemble et, pour cette raison, nous ferions bien d’arrêter de dénigrer nous-mêmes l'Union européenne.

Il existe une deuxième méthode qui mène à la réssuite, à savoir la poursuite de la méthode qui a permis de réussir: la méthode communautaire.

Voilà la méthode de gouvernement européenne. La Commission fait des propositions, le Conseil et le Parlement devant en décider sur un pied d’égalité. Le président de la Commission n’est pas l’exécutant des décisions des Premiers ministres. Il devrait en être l’inspirateur. Le Parlement dispose d’une légitimation démocratique. Et les gouvernements ont également à défendre des intérêts nationaux et, par conséquent, ils ne doivent pas se faire traiter de putschistes européens.

J’ai eu à régler plus d’un différend avec les deux chanceliers ici présents. Et pas seulement en matière fiscale. Même vous, vous saviez que j’avais raison et la discussion n’a jamais duré longtemps. Cependant, nous nous sommes également disputés au sujet de beaucoup d’autres questions. Or, même si les divergences d’opinion ont parfois donné lieu à des discussions violentes, je n’ai jamais eu l’impression que nous étions devenus des ennemis pour autant.

C’est bien cela la démocratie européenne: il faut régler les divergences d’opinion.

Si, au Bundestag allemand, un débat s’engage entre le gouvernement et l’opposition, personne ne dira que l'Allemagne traverse une crise profonde pour autant. Par contre, si, en Europe, il y a des discussions, on nous croit tout de suite au bord de la crise.

En fait, il y a actuellement une crise européenne – non pas là où on le croit, mais là où on aurait dû s’y attendre, parce qu’il y va des peuples d’Europe. 50% des personnes en Europe veulent plus d’Europe et 50% d’entre elles pensent qu’il y a déjà trop d’Europe. C’est cela, la crise européenne.

Le fait est que, dans les années 50, 60 et 70, nous savions tous les citoyens d’Europe de notre côté et nous étions également de leur côté, alors qu'actuellement, on est confronté à une opinion publique européenne – c’est-à-dire composée de 25 nations – séparée en deux, divisée au milieu. Et c’est pour cette raison, Mesdames et Messieurs, qu’il faut faire très attention aux lapsus malheureux.

Je n’aime pas du tout, bien que je comprenne ce débat, qu’on parle de grands et de petits États membres dans l’Union européenne. Tout d’abord, je sais tout de suite à quel groupe j’appartiens. Je suis un spécialiste des petites entités, et je m’y connais. Je sais ce qui se passe dans mon pays. Quant à la question de savoir si chaque chancelier allemand savait à tout moment, si chaque président de la République française, si chaque Premier ministre espagnol savait à tout moment ce qui se passait chez la plupart des gens qu’il devait gouverner et encadrer, j’ai parfois des doutes à ce sujet.

Cependant, cet indicible rabâchage de ce débat de fond qu’on ne cesse de ranimer sur la question de savoir si grands et petits devraient disposer des mêmes droits au sein de l’Union européenne est une absurdité. Il faut que les petits sachent qu’ils sont petits. Et je peux vous dire qu’ils l’oublient très rarement. Nous n’hésitons parfois pas à nous rengorger. Il faut bien qu'on se fasse remarquer. Toutefois, les grands doivent apprendre à leur tour que sans les petits, ils ne font plus rien dans l’Union européenne. Plus rien.

Et c’est précisément pour cette raison qu’il faudrait éviter de parler des États-Unis d'Europe. Cela vient à propos, car les nations ne constituent pas une invention provisoire de l’histoire, mais sont conçues pour durer. Je ne veux pas devenir citoyen des États-Unis d’Europe et je m’opposerais à toute tentative d’intégration forcée.

J’aime être Luxembourgeois et Européen. Je n’ai pas besoin de deux États, mais de calme, d'ordre, de sécurité, de paix en Europe. Cela me suffit. Je n’ai pas besoin d’un drapeau européen que je dois saluer. On a salué trop souvent les mauvais drapeaux en Europe.

Le hasard a donc voulu qu’aujourd’hui, le représentant d’un petit pays reçoive le prix Charlemagne – on aurait en effet pu opter pour un pays plus grand – et pour la deuxième fois. Je l’ai déjà dit au début de mon discours.

Et un aussi petit pays que le Luxembourg, un peuple aussi capable et courageux que les Luxembourgeois sait très bien – parce qu'il a toujours été victime des conflits franco-allemands, parce que l’Allemagne et la France n’ont jamais trouvé d’autre territoire pour leurs affrontements que ce petit pays qu’est le Luxembourg –, il sait très bien ce que signifie la non-Europe.

Et c’est la raison pour laquelle ce prix que je reçois aujourd’hui revient avant tout au peuple luxembourgeois. Merci.

Nous devons continuer dans cette voie européenne. Et c’est pour cette raison que nous avons besoin de cette Constitution européenne. Cette Constitution européenne n’est pas morte. Il ne suffit pas qu’il y en ait deux qui disent qu’une chose est morte. Il faut que tous la déclarent morte. Tant que tous n’auront pas constaté la mort, on ferait mieux de renoncer à des avis de décès anticipés. Je continuerai à me battre pour cette Constitution – même si on aurait peut-être mieux fait de l’appeler Loi fondamentale – jusqu’à ce que tous aient donné leur accord à la substance de cette Constitution européenne.

Et pour ce faire, il ne nous reste pas 20 ans, mais il nous reste quelques années. Il faut que, d’ici les élections européennes, ce projet de Constitution européenne, ou de Loi fondamentale européenne, soit mené à bien. Car si cette génération-ci n’y arrive pas – et je vous dis cela sans noircir l’avenir –, la génération suivante ne le fera pas. Le souvenir que cette génération aura d’Hitler et de Staline sera à peu près aussi flou que celui que j’ai de Guillaume II ou de Clemenceau.

Non, l’initiative de donner une base solide à l’Europe doit être prise par ceux dont les pères étaient encore soldats pendant la guerre. Leurs arrière-petits-enfants ne peuvent plus le faire, c’est maintenant qu’il faut agir. Et nous devrions essayer de faire en sorte que tous participent à l’ensemble du processus.

Cette idée d’un noyau dur européen n’est pas un concept durable qui permet de faire face aux défis de l’avenir. Il ne faut pas que nous disions a priori qu’il y a certaines choses que nous réglons à quatre, à cinq, à six, alors que les autres projets sont réalisés par d’autres.

Toutefois, le fait que je refuse par principe d’aller dans le sens d’un noyau dur européen ne devrait pas avoir pour effet que ceux qui veulent aller moins vite, que ceux qui ne cessent d’appuyer sur le frein et de mettre des sabots sous la pédale d’accélérateur chaque fois que le projet européen commence à prendre de la vitesse, pensent que nous ne créerions jamais un noyau dur européen. Non, un noyau dur européen n’est pas un concept, mais un noyau dur européen est la seule issue au manque d’orientation de l’Europe tout entière s’il n’y a qu’un nombre insuffisant d’États membres qui parviennent à se mettre d’accord sur des ambitions européennes communes.

Je ne suis pas avant-gardiste par principe. Je connais des avant-gardistes qui ne savent pas où ils veulent aller; la seule chose qu’ils veuillent, c’est arriver les premiers. Or cela ne suffit pas. Il faut que nous formulions des objectifs communs. Si cela s’avère impossible, quelques-uns le feront; cependant, il ne faudrait pas que certains soient exclus du parcours commun dès le départ.

Et si nous voulons que l’Europe atteigne à nouveau le cœur des hommes, il faut deux choses.

Je pourrais, mais le temps me manque pour le faire, parler de la politique étrangère et de sécurité commune, de la justice, des affaires intérieures, de la politique de santé commune […] de beaucoup de choses – mais laissons cela.

J’aimerais dire deux choses.

Si nous ne parvenons pas, dans les dix prochaines années, à faire en sorte que cette construction très efficace en termes de politique économique qu’est l’Europe devienne également une Union européenne efficace en termes de politique sociale, impliquant aussi une réduction du chômage de masse en Europe, l’Europe échouera.

On ne peut mener l’Europe à la réussite en refusant de tenir compte de la situation des salariés. Il s’agit là de la majorité des habitants de l’Europe, de gens simples qui ne sont pas plus bêtes que les élites autoproclamées, non.

Si nous voulons éviter un échec à l’Europe, il faut que nous enthousiasmions les salariés européens pour l’Union européenne en mettant en place un socle de droits salariaux minimums garantis applicables partout en Europe.

Sans Constitution, sans l’achèvement du marché intérieur, sans cette dimension sociale de l’Union européenne, l’Europe, que nous le voulions ou non, se transformera, sans que nous nous en rendions compte, peu à peu en une zone de libre-échange avancée. Au début, on ne s’en rend pas compte. Car le poison de la zone de libre-échange réside dans son caractère insipide et inodore. Or, un jour, on en sera là.

À défaut de poursuivre l’intégration européenne en faisant des pas en direction d’une politique d’intégration plus poussée et d’une Union européenne approfondie, nous finirons par nous retrouver dans une zone de libre-échange.

Et la zone de libre-échange est un concept trop simple pour un continent éminemment complexe comme l’Union européenne. Il faut que l’Union européenne soit politique, il ne faut pas l’envisager du seul point de vue économique. Le marché à lui seul ne crée pas de solidarité, ni entre les hommes et les femmes ni entre les peuples. Or nous avons besoin de cette solidarité entre les peuples européens. Et c’est la raison pour laquelle il faut que ces plaintes indicibles au sujet des contributeurs nets et des bénéficiaires nets cessent un jour. Un mois de guerre coûte plus cher que 20 ans d’Union européenne.

Et nous devons arrêter de ne voir dans l’Europe qu’une invention faite pour nous-mêmes, quelque chose dont nous serions toujours les seuls à pouvoir sans cesse tomber amoureux. Non, l’Europe a également une mission dans le monde.

L’Europe n’existe pas que pour l’Europe.

Tant que, chaque jour, 25.000 enfants meurent de faim dans le monde, l’Europe n’a pas rempli sa mission dans le monde. Pour nous autres Européens – et, si nécessaire, pour nous seuls –, le plus grand projet européen pour les 30 prochaines années doit consister à éradiquer la faim et la pauvreté dans le monde. C’est là une obligation européenne.

Mesdames et Messieurs, je suis content d’être lauréat du prix Charlemagne.

Je le reconnais franchement.

J’aimerais – lorsque tout sera fini et que l’on dressera les bilans définitifs et qu'on ne pourra plus répondre, parce que seuls d’autres écriront – qu’on dise et qu’on écrive: “Juncker a reçu le prix Charlemagne à juste titre. Il en était digne, même après l’avoir reçu.�?

Merci beaucoup pour le prix et merci beaucoup pour votre attention.

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