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Jean-Claude Juncker, Transcription du discours prononcé à l'occasion de l'inauguration du nouveau palais de la Cour de justice des Communautés européennes
Altesse Royale, à chaque fois que le pays franchit un pas important, à chaque fois que nous nous lançons vers de nouveaux horizons, à chaque fois que nous nourrissons de nouvelles ambitions, Vous ne manquez pas de couronner l’événement par Votre présence. Soyez donc remercié de donner à l’événement de ce soir l’éclat particulier qu’assure à chaque fois Votre présence et soyez remercié de celle-ci.
Monsieur le Président de la Cour,
Madame la Vice-présidente du Parlement européen,
Monsieur le Président de la Commission,
Madame la Présidente du Conseil des ministres,
Monsieur le Président de la Chambre des députés,
Mesdames et Messieurs les juges et avocats généraux,
Excellence,
Mesdames,
Messieurs,
Je sais gré à celui qui était en charge de la chorégraphie protocolaire de ce soir d’avoir tout fait pour me donner le mot de la fin. Dire le dernier mot, et ne pas devoir avoir l’anxiété de me voir être apporté la contradiction par ceux qui me suivraient à une tribune.
Nous ne célébrons pas la mise en place de la juridiction communautaire. Nous fêtons l’inauguration du nouveau palais de justice de la Cour de justice des Communautés européennes et vous me permettrez donc de rendre d’abord hommage à l’architecte, à Dominique Perrault, dont l’œuvre, ensemble avec d’autres qui donnent son profil au plateau du Kirchberg, permettra tout jamais à cette ville d’échapper à l’ordinaire et à la banalité des simplifications urbaines des temps modernes.
Les Allemands disent "das Werk lobt seinen Meister". Il n’y a pas de traduction convenablement française, n’étant pas trop approximative de ce dicton en français et en langue française. Ça veut dire à peu près que l’œuvre applaudit son maître. Je crois que celui qui, par son génie créateur, vient d’enrichir le paysage architectural de cette partie de la ville, mérite félicitations et compliments.
L’immensité des lieux impressionne. Le palais de justice, ses annexes, l’ensemble des bureaux occupe 125.000 mètres carrés. Ça fait 18 fois un terrain de football, 18 terrains de football pour 27 États-membres, probablement davantage dans les années à venir.
Vous avouerez, monsieur le Président, que vous êtes loin de vos débuts, puisque, lorsque la cour commença ses travaux en 1952 comme Cour de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, elle débuta ses travaux à la Villa Vauban – que de nombreux Luxembourgeois ne cessent d’appeler la Villa Pescatore, pour des raisons d’ailleurs qui m’échappent. Le propre de cette villa, où la première Cour s’installa, fut qu’elle n’avait pas pu mettre à disposition de la plus haute juridiction européenne des lieux convenables, ce qui fit que les audiences eurent lieu dans le cabinet du président.
Ce qui eut pour conséquence que les premiers juges furent assermentés dans la salle de mariage de l’Hôtel de ville de Luxembourg.
Ce qui eut pour conséquence que le bureau du greffier, au premier étage de la Villa Vauban, ressemblait drôlement, puisque ce fut le même, à la chambre à coucher du futur Premier ministre Pierre Werner, qui, dans cette chambre, passa ses nuits de noces avec une Demoiselle Pescatore.
Ce qui eut pour conséquence que, lorsque la Cour prit de plus en plus d’importance, qu’elle ait dû se réunir au Cercle municipal à Luxembourg.
Vous avouerez, monsieur le Président, que vous êtes mieux loti aujourd’hui et que depuis 1952 le gouvernement luxembourgeois et le Grand-Duché de Luxembourg ont fait bien des efforts pour vous abriter convenablement, puisque vous n’avez plus à passer vos journées de travail dans les chambres à coucher des autres.
Ce bâtiment, celui que nous inaugurons aujourd’hui, est à l’image de la Cour, puisque la Cour, son œuvre, son parcours prétorien, sont aussi impressionnants que l’immeuble que nous inaugurons ce soir. C’est le palais de la primauté du droit. C’est à l’honneur de l’Europe d’être le seul ensemble régional structuré au monde qui se soumette volontairement et par la décision de ses peuples à la suprématie normatrice du droit. La règle du droit, son observation, son interprétation judicieuse, constitue un cordon sanitaire à l’intérieur duquel les États-membres peuvent prendre refuge. C’est vrai pour les grands ensembles que composent l’Union européenne, c’est plus vrai encore pour les plus petits espaces qui donnent, en se conjuguant aux grands ensembles, sa véritable identité à l’Union européenne.
Représentant d’un État qui ne se distingue pas par l’immensité de sa géographie et de sa démographie, je peux vous dire que pendant des siècles nous fûmes les victimes de l’absence de droit. Nous fûmes les victimes de la libre expression des seuls vouloirs inspirés par les puissances qui furent. Aujourd’hui, ensemble avec tous les autres, nous sommes protégés par la règle du droit et donc par le juge qui l’applique.
Est-ce que les gouvernements aiment toujours la Cour de justice européenne? Oui et non. Ah oui, nous aimons la Cour lorsqu’elle dit le droit en notre faveur, et très souvent contre la Commission, mon cher. Nous aimons la Cour lorsqu’elle donne raison à d’autres États qui, sans que nous ayons eu à nous joindre à l’instance, ont argumenté de la même façon que nous aurions argumenté, si nous avions eu le courage de joindre les procédures en cours.
Non, lorsque la Cour donne raison à ceux qui s’opposent à nous, à la Commission très souvent, à d’autres puissances étrangères. Je dis alors deux fois par année à monsieur le président de la Cour, que je regrette beaucoup la mégalomanie prétorienne de la Cour, pour ne pas nous avoir donné raison. Il m’oppose toujours un sourire de non recevoir et il a certainement raison, puisque le droit n’est pas un ensemble dans lequel on peut choisir, le droit est une règle interprétée qui s’impose à tous, grands, petits, institutions ou non.
Si on lisait, ce que je n’ai pas pu faire, les 8.000 arrêts de la Cour, on s’apercevrait aisément que l’apport constructif de la Cour au développement de la pensée européenne, de l’identité européenne est inestimable. Je ne connais pas d’institution qui, avec un tel sens de l’approche systématique, aurait jour après jour, arrêt après arrêt, réflexion après réflexion ajouté à l’édifice européen. Donc, je voudrais que jamais nous ne sous-estimions le rôle de bâtisseur européen que fut la Cour et que la Cour restera à tout jamais.
Si je dis que parfois les gouvernements aiment moins la Cour, parce qu’ils perdent leur cause devant la Cour, j’attribue cette frustration gouvernementale au fait que les règles de droit que vous avez à appliquer ne se distinguent pas toujours par leur caractère de sculpture esthétiquement réussie. Nos textes, très souvent, sont le fruit de compromis. Nos textes, très souvent, sont difficilement interprétables, puisque ceux qui les ont créés l’interprètent de 27 fois façons différentes.
La ratio legis est difficilement perceptible dans la construction du droit européen et je voudrais donc, au lieu de critiquer la Cour, ce qui m’arrive très régulièrement, que nous nous appliquions à un travail de rédaction et de façonnage de nos règles juridiques, qui soit autrement plus impressionnant que celui dont nous faisons preuve à l’heure actuelle.
En un mot comme en mille, monsieur le Président, la Cour de justice des Communautés européennes, tous ceux qui, dans le long cortège de ses nombreux magistrats, ont forgé l’image qui est la sienne dans l’opinion publique européenne, ceux qui ont contribué à donner à cette Cour une réputation mondiale, cette Cour, oui, a bien mérité de l’Europe, elle mérite donc son nouveau palais.
Merci.