Henri Grethen: Un juge français ne rencontrera pas d'obstructions au Luxembourg

Le Nouvel Economiste: Comment avez-vous vécu les attaques lancées récemment parla commission d'enquête parlementaire française contre votre pays, à propos du blanchiment de l'argent sale? Vincent Peillon et Arnaud Montebourg ont été cinglants dans leur mise en cause du Luxembourg. Qu'en pensez-vous?

Henri Grethen: Personnellement, je vis mal ces attaques continuelles contre la place financière luxembourgeoise, et je réponds qu'un juge d'instruction français, capable de présenter des preuves, ne rencontrera aucune obstruction au Luxembourg. Lorsque l'on nous accuse d'avoir bâti notre puissance sur le secret bancaire, je réagis vivement car ce qui fait notre force, c'est l'accumulation des compétences et du savoir-faire dans l'industrie des fonds. Nous sommes aujourd'hui parmi les premiers dans ces domaines et nous disposons désormais d'un très grand know how. Nous n'avons pas besoin du secret bancaire pour cela. J'y tiens uniquement car il protège ma sphère privée et fait partie de notre culture. Cela ne veut pas dire qu'il peut être un alibi pour masquer toutes les bassesses. Sur le problème du blanchiment, je n'ai pas d'inquiétude, puisque deux pays ont été félicités par les Etats-Unis en raison des mesures prises à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001: le Canada et le Luxembourg. Finalement, il m'importe de rappeler que le secret bancaire ne peut être invoqué en matière pénale.

Les deux parlementaires du PS récidivent mais s'enflamment cette fois contre une région française, la Provence-Alpes-Côte d'Azur, toujours à propos du blanchiment de l'argent sale. Y voyez-vous un rapport avec leur offensive précédente?

Ces reproches sont tout aussi incompréhensibles que ceux lancés contre mon pays. Je les place dans le cadre de la campagne électorale, les auteurs essayant d'attirer l'attention des médias pour faciliter ainsi leur réélection.

Selon vous, donc, vous avez été injustement cloués au pilori ?

Oui, et le ressentiment au Luxembourg est d'autant plus fort que notre pays n'a pas toujours été riche. Au XIXe siècle, nous étions pauvres et c'est seulement avec la sidérurgie que nous avons connu l'aisance. Nous avons ensuite payé un lourd tribut à la guerre en perdant 2% de notre population. A la Libération, il a fallu reconstruire le tiers du pays. Nous avons pu le faire grâce à l'essor de la sidérurgie, et ce n'est qu'à partir de 1975 que la place financière a pris le relais. De la même manière qu'en France et qu'en Belgique, nous avons été gravement touchés par la crise de ce secteur professionnel. Nous avons alors mis en place une stratégie basée sur l'augmentation des impôts - ce qui, d'ailleurs, a conduit mon parti, le parti démocratique, à sa perte pour les élections de 1984. Mais c'est aussi grâce à cette politique d'austérité que nous pouvons aujourd'hui avoir une fiscalité avantageuse. La sidérurgie a employé une grande partie de la population active luxembourgeoise, et aujourd'hui c'est la place financière qui a repris le flambeau. Elle représente plus de 30 000 emplois. Inutile donc d'insister sur les raisons pour lesquelles j'y tiens tout particulièrement. Nous travaillons tous les jours à améliorer les conditions législatives et réglementaires du secteur bancaire. Nous faisons tous ces efforts parce que nous n'avons pas, aujourd'hui, un autre secteur d'activité équivalent. Bien sûr, nous essayons de développer d'autres pôles. Je parcours le monde entier pour promouvoir notre pays et mettre en valeur ses atouts, qui sont nombreux: son coût social, sa fiscalité, son administration performante. Nous menons une politique volontariste de développement et nous tentons de capter, comme d'autres pays d'Europe, des investissements internationaux. Je m'implique beaucoup dans ce travail. Je me rends au siège des grands groupes qui sont venus s'installer chez nous ou qui sont susceptibles de le faire. Je suis ainsi allé récemment aux Etats-Unis pour rencontrer les dirigeants de Du Pont de Nemours, ainsi que ceux de Delphi. J'irai ce mois-ci en Israël et en Italie. Vous voyez que nous bâtissons nous-mêmes notre prospérité, qu'elle ne dépend pas uniquement de la fiscalité sur l'épargne. Nous faisons tout pour que le système financier vive sur ses propres performances et pas seulement grâce à la réglementation. Voilà pourquoi l'emploi y croît de 2 à 3 % par an. Ce n'est pas une croissance artificielle, elle est basée sur des compétences réelles en matière de gestion de fonds et de private banking.

Il n'en reste pas moins que l'Europe a besoin, visiblement, d'une harmonisation fiscale. Beaucoup de pays la réclament, en particulier la France. Va-t-il selon vous des espoirs d'y parvenir rapidement?

Il est inutile de parler d'harmonisation fiscale en Europe si la Suisse ne bouge pas. Tant que cela ne sera pas, je ne vois pas pourquoi le Luxembourg changerait ses positions, notamment sur le système bancaire. Ici, la population considère que les taux appliqués chez nos grands voisins sont confiscatoires. Pourquoi voudriez-vous que nous nous alignions sur des pratiques que nous considérons comme mauvaises? Si le dialogue européen consiste à se ranger aux arguments des autres, alors ce n'est plus un dialogue. Je vous rappelle que dans les années 80 nous avons fait le choix d'augmenter les impôts, pour sortir de la crise, et qu'aujourd'hui le taux moyen de l'impôt sur les sociétés est de 30%, le taux marginal le plus élevé pour l'impôt sur le revenu est de 38%, le taux d'entrée étant de 8% à partir d'un revenu annuel d'environ 10.000 euros. Un couple marié gagnant 19.500 euros par an ne paie pas d'impôt sur le revenu. Nous avons d'autres spécificités, comme l'absence de droits de succession en ligne directe, mais nous appliquons un impôt sur la fortune. Voilà globalement notre système. Si vous voulez, en France, aller dans le sens de l'harmonisation fiscale, je vous conseille de mettre en place, par exemple, la retenue à la source. Ce serait une bonne idée que de la généraliser.

Comment se porte aujourd'hui l'économie luxembourgeoise?

Bien. La croissance du PIB a été de 9% en 2000, de plus de 5% en 2001 et 3% sont prévus pour 2002. Mais j'espère mieux. Nous n'avons aucun déficit et notre taux d'endettement n'est que de 6 à 7% du PIB. De plus, nous avons déjà des provisions pour rembourser nos emprunts et nous avons réussi à installer un climat favorable à l'implantation de grandes unités industrielles. Le Luxembourg crée donc de l'emploi, notre principal problème étant de les pourvoir. Nous faisons déjà travailler 90.000 frontaliers. Le maintien de notre système de sécurité sociale nous impose une croissance du PIB de 4% par an en moyenne. Or il est, à court et à moyen terme, inimaginable d'atteindre cet objectif sans une forte croissance de la population active, et par conséquent de la population tout court. Cela mènera logiquement vers une augmentation conséquente de la démographie - des experts nous prédisent une population de 700 000 personnes -, avec tout ce que cela implique au niveau des infrastructures et de l'intégration sociale. Il faut savoir que d'ores et déjà plus de 35% de la population du Luxembourg est étrangère. Notre plus grand défi sera d'intégrer ces habitants dans la vie publique et de mettre à leur disposition des infrastructures adéquates et performantes. Quand je vois le nombre d'Européens qui trouvent du travail chez nous, vous comprendrez bien que j'aie du mal à supporter que le Luxembourg soit présenté comme un pays de profiteurs.

Dernière mise à jour