Jean-Claude Juncker: L'Union élargie, l'Europe enrichie

La Voix du Luxembourg: Qu'est-ce précisément qui a été discuté lors du congrès du Parti Populaire Européen, concernant notamment la création d'une fonction de président de l'Union européenne?

Jean-Claude Juncker: La proposition de désigner un président pour l'Union européenne, une personnalité qui présiderait donc le Conseil européen, a été discutée de façon très controversée. Les grands pays – à l'exception notable de l'Allemagne – sont très favorables à cette "présidence élue". Hier, j'ai parié avec mes homologues espagnol, français et italien, qui défendent cette solution; les petits pays sont plutôt contre – c'est le cas, notamment, des Pays-Bas, du Portugal, de l'Autriche et du Luxembourg, car à notre avis elle ne correspond pas à la méthode communautaire de travail conjoint entre Etats, et ne serait pas compatible avec les principes généraux de l'Union européenne.

La Voix: En ce qui concerne une Constitution européenne, une proposition a été rédigée pour ce congrès du PPE. Pensezvous qu'elle fera l'objet de nombreux changements?

J.C. Juncker: A mon avis, la Convention, présidée par Valéry Giscard d'Estaing, et la Conférence intergouvemementale se mettront d'accord sur le principe d'une Constitution. Quant à savoir si on l'appellera Constitution européenne, Loi fondamentale européenne ou Texte constitutionnel de base, c'est une question à discuter plus tard, mais à mon avis tout indique que ce sera bien une Constitution européenne.

La Voix: Quel doit être le contenu de ce texte?

J.C. Juncker: Dans cette Constitution européenne doivent être indiqués, avec une réforme du Traité, les principes de base selon lesquels I'UE est appelée à fonctionner, y compris toute la Charte des Droits fondamentaux, qui a déjà été acceptée à Nice. Le nouveau Traité européen devra distinguer une partie constitutionnelle, où se retrouveraient les principes de base et la Charte, d'une partie plus technique du Traité, où on renseignera sur les différentes politiques mises en œuvre par l'Union.

Préalablement il faut que les Traités européens existants – car il y en a plusieurs – soient tous fédérés en un seul, ce qu'on appelle la. «fusion des traités», une tâche juridiquement et politiquement complexe mais nécessaire. En résume: il y aura une partie constitutionnelle, avec les principes généraux, et une partie politico-technique, où seront décrites les différentes politiques communautaires (politique agricole, politique monétaire, etc.).

La Voix: Quels sont les points de vue sur l'élargissement exprimés lors de ce congrès, concernant notamment les dix Etats appelés à rejoindre I'UE?

J.C. Juncker: Tous les participants, ainsi que les chefs de gouvernement présents, sont d'accord sur un point: l'élargissement, vers le centre et l'Est européen, ainsi que vers Malte et Chypre, doit être réalisé dans le délai prévu, à savoir pour le ler janvier 2004. Il faudra toutefois attendre le Conseil européen de Copenhague, en décembre, lors duquel une décision finale sera prise.

Dans quelques pays, comme aux Pays-Bas, se discute par contre la question de savoir si les nouveaux Etats membres doivent être admis tous en même temps ou si, en ce qui concerne notamment la Pologne, des négociations supplémentaires doivent avoir lieu.

Cependant, même dans ce cas, tout indique que le délai du ler janvier 2004 sera respecté pour les dix pays, permettant dès lors leur admission au sein de l'Union.

La Voix: Qu'est-ce qui va changer après l'élargissement, tant sur les plans social, économique et politique?

J.C. Juncker: Beaucoup changera au sein de l'Union européenne avec l'admission de dix nouveaux pays. Avant tout parce que cet élargissement est le plus grand jamais réalisé – jusqu'à présent, on n'avait admis, au maximum, que trois pays à la fois, ce qui était le cas lors du dernier élargissement, en 1995, avec l'admission de l'Autriche, de la Finlande et de la Suède. L'Union doit «digérer» cela, tant au niveau de son fonctionnement institutionnel qu'en ce qui concerne la définition de son contenu politique.

Ainsi, l'Union européenne était essentiellement, jusqu'à présent, une "Europe occidentale"; quand en 1985 s'y sont joints le Portugal et l'Espagne, un vent nouveau a commencé à souffler, vu que beaucoup plus d'éléments de la politique méditerranéenne et des problèmes existant autour de la Méditerranée ont gagné en importance – la dimension latino-américaine de la politique étrangère a rencontré un nouvel intérêt; la dimension africaine de cette politique extérieure, de même, a été soulignée avec l'admission du Portugal, du fait des anciennes colonies et du monde lusophone en général, qui a gagné en poids.

Maintenant, des pays comme la Pologne, la République Tchèque, la Slovaquie, la Hongrie apporteront encore une nouvelle dimension. Le résultat sera une politique continentale plus complète. Et l'inclusion d'éléments culturels nouveaux constituera un véritable enrichissement pour l'Union.

La Voix: Etant donné que les dix nouveaux appelés ont beaucoup accompli pour répondre aux critères imposés par I'UE, des hommes politiques et des opinions publiques, notamment au Portugal, redoutent que leur pays se situe finalement en recul par rapport aux nouveaux venus. Cette crainte est-elle justifiée?

J.C. Juncker: Non, je né crois pas. A vrai dire, je suis encore impressionne par la performance économique et sociale du Portugal, depuis son entrée dans l'Union européenne, le ler janvier 1986. En ce qui concerne son développement économique, ses équilibres sociaux, les améliorations des infrastructures sur tout le territoire etc. le Portugal atteint progressivement le niveau moyen de l'Union européenne. Donc, je ne vois pas pourquoi le Portugal aurait à pâtir de l'élargissement; bien au contraire j'y vois de bonnes opportunités pour les industries d'exportation portugaises, avec l'ouverture de nouveaux marchés au centre et à l'est de l'Europe – si le Portugal n'était pas membre de I'UE ces marchés lui resteraient fermés alors que désormais, avec l'élargissement du marché intérieur européen, les produits portugais pourront y accéder aussi.

La Voix: En ce qui concerne le secret bancaire, les récentes déclarations de M. Frieden montrent que l'Union peine à mettre en œuvre la décision prise au Conseil de Feira, sous présidence portugaise. Selon M. Frieden, plusieurs États membres seraient disposés à décider de sanctions contre la Suisse.

J.C. Juncker: Notre point de vue en la matière est que le Luxembourg ne peut abandonner le secret bancaire qu'à condition que, parallèlement, la Suisse et d'autres places financières y renoncent également. J'ai parlé récemment avec le ministre suisse des Finances, et j'ai l'impression que la Suisse n'est pas prête à franchir le pas.

Si effectivement l'on ne parvient pas à un résultat avec la Suisse, on aimerait que la voie retenue comporte à sa base l'introduction d'une retenue à la source – conjointement avec la Suisse. Le gouvernement luxembourgeois, quoi qu'il en soit, s'oppose résolument au principe des sanctions à rencontre de la Suisse.

La Voix: Concernant la situation budgétaire ici au Portugal, Bruxelles a brandi un «carton jaune». Pensez-vous que le gouvernement portugais parviendra, d'ici mars 2003, a assainir la situation?

J.C. Juncker: Je pense que le Portugal verra plutôt un "carton rouge" dans les semaines à venir. La procédure à rencontre des déficits excessifs sera déclenchée contre le Portugal, dont le déficit a été, en 2001, de 4,1% par rapport à son PIB. Le nouveau gouvernement portugais a cependant commencé à suivre une voie étroite de réduction des dépenses pour retomber endessous de la limite déficitaire de 3%. Une voie courageuse, même si elle n'est pas trop populaire.

La Voix: Le Pacte de stabilité est objet, ces derniers temps, de beaucoup de critiques. Même Romano Prodi semble le remettre en question. Considérez-vous que le Pacte est encore défendable?

J.C. Juncker: Je reste un adepte du Pacte de stabilité, vu aussi que j'ai participé à sa négociation. Il faut qu'on sache que la stabilité est un principe de base de la politique monétaire. Ceci étant, il faut savoir aussi qu'en ce moment nous vivons une période de ralentissement économique considérable et qu'il serait dès lors erroné d'exiger d'un gouvernement qu'il réalise des économiesau mauvais endroit – par exemple,. d'exiger en ce moment du Portugal, de l'Allemagne et la France d'économiser dans le domaine des investissements publics, car cela aurait des répercussions négatives sur les les possibilités de reprise économique. Le Pacte de stabilité doit être considéré dans une optique de politique conjoncturelle visant la croissance.

La Voix: Qu'en est-il de la situation au Luxembourg, dans le domaine de l'emploi notamment? Des incertitudes sont nées dans le secteur bancaire et financier...

J.C. Juncker: Oui, plusieurs établissements financiers sont en train de prendre des mesures de réduction de personnel et on observe un arrêt presque général des recrutements dans le secteur financier. On ne peut pas encore prévoir les chiffres qui vont en résulter à moyen terme et je ne veux pas me livrer a des spéculations en la matière. Il y a eu, sans doute, un ralentissement dans le secteur financier, qui comportera d'inévitables conséquences.

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