Jean-Claude Juncker: 20 ans de gouvernement

La Voix: Monsieur le Premier ministre, vous venez de fêter vingt ans de vie politique gouvernementale. Quels événements vous ont le plus marqué?

Jean Claude Juncker: Sur un plan institutionnel et sentimental à la fois le changement de règne. Puisque là de façon visible, symbolisé en fait dans l'intersection biographique entre deux Souverains, nous avons vu une époque se terminer et une autre commencer. Il faut parfois, dans l'histoire d'un pays, des moments où les circonstances vous invilt'nt à dresser un bilan et nourrir une nouvelle perspective.

Sur un plan non institutionnel mais sentimental tout de même, ce qui m'a le plus impressionné comme événement condensé sur une courte période de 24 heures, ce fut la prisr d'otages de 24 heures à Wasserbillig. Là, de façon soudaine, impromptue, le mal est devenu perceptible, visible, presque palpable, d'une minute à l'autre.

Au niveau des événements qui se construisent sur une période plus longue, l'énorme succès luxembourgeois qui fut celui de passer d'un stade où la sidérurgie primait tout vers un bien-être économique solidement appuyé sur le succès des diverses diversifications économiques.

Lorsque je suis devenu secréaire d'Etat au Travail en décembre 1982, la sidérurgie luxembourgeoise était en faillite et tout le monde prédisait un recul durable de l'économie luxembourgeoise. Il n'en fut rien. En terme de performance collective, sagement inspirée par les gouvernements successifs, ce fut sans doute ce doux passage d'une économie essentiellement fondée sur l'industrie de base vers une économie plus complète.

Pour vous, 2002, ce fut quoi?

Au niveau des événements, ce fut tout de même l'accident de Luxair. C'était l'incursion de l'extraordinaire dans la vie luxembourgeoise alors que nous avions pensé que jamais nous n'aurions à nous pencher sur de tels événements, pour des raisons d'ailleurs irretraçables.

Ce qui m'a frappé en 2002, et dans le même registre, c'est la persistance du phénomène des morts de la route. Comme si notre société, nous-mêmes, et chacun d'entre nous pris individuellement, nous serions incapables de nous conduire et de conduire en homme responsable.

Et puis 2002, pour moi, pour nous, fut le fait que nous étions contraints d'accepter que le Grand-Duché n'est pas une île qui saurait résister aux phénomènes faisant depuis quelques années le lot quotidien de ceux qui nous entourent.

Seriez-vous favorable à des mesures plus répressives à l'égard des chauffards, à l'instar de ce que fait le gouvernement français?

Je voudrais, après que le permis à points ait vu le jour, ne pas ajouter des mesures aux mesures. Mais je voudrais qu'il y ait ressaisissement de la collectivité nationale et que nous sachions que lorsque nous conduisons une voiture, nous sommes transporteur d'un risque pour notre propre vie et la vie des autres. Je voudrais qu'il y ait une action pédagogique renforcée à l'égard des conducteurs irresponsables dont chacun d'entre nous de temps à autre fait partie.

En politique interne au Parti chrétien social, quelle signification accordez-vous à la prochaine élection de François Biltgen à la présidence?

L'élection de M. Biltgen suscite d'abord un sentiment de reconnaissance à l'égard de Mme Hennicot qui, au moment où je suis devenu Premier ministre, a consolidé le parti, a su faire en sorte que ses assises ne s'évaporent pas et, parfois, a fait rêver le parti. François Biltgen a une certaine idée de la démocratie chrétienne, ce qui fait de lui un homme politique complet. Il maîtrise avec la même élégance les dossiers économiques et les ambitions sociales profondes du pays qu'il sait traduire non seulement en discours mais très souvent en actes. C'est un chef moderne d'un parti qui reste installé les deux pieds dans la réalité profonde luxembourgeoise.

Vous avez toujours dit que les conclusions du Rentendësch traduites en lois présupposent une croissance annuelle de 4% pour garantir le financement du système d'assurance-pension. Ce ne sera pas le cas en 2002, sûrement pas en 2003, peut-être même pas en 2004. Comment voyez-vous les choses pour la suite s'il se confirme que la condition des 4 % n'est pas durablement remplie?

Ce n'est pas moi qui ai inventé le chiffre des 4 %, c'est le BIT. Un jour je me suis adonné tout comme le BIT l'avait fait pour décrire à nos concitoyens, même avant la parution de l'étude du BIT, quelles pourraient être les conséquences en terme de marché de l'emploi et d'évolution démographique qui découleraient d'une croissance d'au moins 4 %.

Moi j'avais toujours considéré qu'il faudrait que nous nous mettions d'accord dans le cadre des procédures législatives, qui ont eu lieu, sur les éléments de réversibilité réagissant aux perspectives de croissance et surtout à la réalité de la croissance. J'ai toujours considéré qu'on ne pourrait plus jamais corriger vers le bas les augmentations des pensions les plus faibles mais que sur d'autres points faisant partie du paquet voté par le Parlement, des segments devaient être identifiés, susceptibles de reagir à la réalité de la croissance.

Ce n'est pas le cas et je reste bouche bée, stupéfait, interloqué par le fait que certains aujourd'hui nous réclament de réagir plus vigoureusement au repli économique que nous ne l'avons fait dans le budget 2003. Mais à part de très rares exceptions, personne n'évoque le problème des conséquences qui pourraient découler du repli sur le financement durable des retraites et pensions, puisque cela concerne à la fois les secteurs privé et public.

Tout le pays en fait n'a pas apprécié les propos que j'ai tenus sur cette question. Je laisse à chacun le soin d'apprécier si oui ou non j'avais pu avoir il y a trois au quatre mois quelques raisons de mettre le doigt dans cet engrenage.

Je constate calmement que sur quelques années la moyenne de notre croissance économique ne sera pas de 4 % et que personne n'est prêt à en dégager les conséquences, sauf pour dire, ce que j'approuve, qu'en 2006 lorsque le système sera soumis à reévaluation, il faudra voir les conséquences. Sur un terrain où la démagogie est reine, les propos qui s'inspirent de retenue et sagesse ne peuvent plus avoir le haut du pavé.

Les moyens financiers disponibles diminuent. Vous et M. Frieden aviez déjà dit que c'en est terminé des grandes nouvelles mesures sociales. La fin du mandat de ce gouvernement va-t-elle simplement consister à gérer les affaires courantes jusqu'aux prochaines élections?

Faire en sorte que le déficit ne prenne pas définitivement place et faire en sorte que l'économie luxembourgeoise trouve les ressorts pour rebondir et retrouver une allure de croissance plus conforme à nos ambitions invariablement affichées par les uns et les autres ne relèvent pas d'une gestion des affaires courantes.

Si nous nous adonnions au jeu de la gestion des affaires courantes, nous laisserions au gouvernement suivant des caisses désespérément vides. Mais peut-être aurions-nous la possibilité de mieux impressionner un électoral qui n'est pas toujours attentif aux méandres du développement financier et budgétaire. Après avoir gouverné, si j'ose dire, pendant vingt années, le fait de gouverner a perdu tout charme érotique. Je préfère de loin dire à l'électeur avant notre prochain rendez-vous avec lui quelle est la réalité des choses et quelles sont les perspectives au fait de lui cacher cette réalité. Si on est au gouvernement depuis vingt années, on n'a pas d'autre choix que de dire la vérité. Ceux qui veulent devenir ministre pour quelques années devraient savoir qu'ils le seront pour très peu de temps s'ils pensent ne pas avoir cette obligation.

Pour en venir aux dossiers de l'euthanasie et du partenariat, pensez-vous encore faire voter des lois avant la fin de la législature?

Le projet de loi sur le partenariat sera voté. Une comparaison même superficielle entre le texte du gouvernement luxembourgeois et les lois en vigueur en Allemagne et en France montre à l'évidence que notre projet va autrement plus loin en termes d'avantages et de droits accordés à ceux qui vivent en partenariat. 11 y aura quelques amendements, notamment dans le domaine fiscal, mais ce projet sera voté.

Sur le dossier douloureux de l'euthanasie, il n'y a pas encore de projet. Très probablement il y aura un projet et il se distinguera quant à son absolu des législations belge et néerlandaise qui font courir à ces sociétés le risque de voir un certain nombre de barrières disparaître. Nous allons conduire la discussion, je l'espère dans la dignité, dans le respect des opinions des uns et des autres et sans jamais verser dans un débat politico-politique stupide, stérile et borné.

M. le Premier ministre, on assiste actuellement à une situation équivoque du marché de l'emploi: d'un côté la Fédération des artisans se plaint d'un manque de main-d'œuvre qualifiée, de l'autre de plus en plus d'universitaires ne trouvent pas d'emploi. Est-ce que des mesures seront prises pour endiguer ce phénomène?

Nous disposons au Luxembourg d'un arsenal complet pour lutter contre le chômage. Ce dernier n'a jamais dû être employé jusqu'à présent, vu que notre marché de l'emploi était toujours plus facile à gérer que celui des pays environnants. Si les problèmes devaient gagner en gravité dans les prochains mois, la politique de l'emploi s'inspirera de tous les instruments d'ores et déjà en place, qui pourront être modifiés pour devenir plus réactifs encore.

Il est fort probable que les Américains vont lancer prochainement une guerre contre l'Irak. Est-ce que des soldats luxembourgeois vont participer à ce conflit?

Il n'est nullement pensable que des soldats luxembourgeois participent à cette guerre. Personne ne nous a demandé l'envoi de soldats. Sur ce point, nous nous trouvons dans la même situation que l'Allemagne.

Il y a eu ces derniers temps pas mal de pressions sur le Luxembourg en ce qui concerne le secret bancaire. Est-ce que le Grand-Duché sera en mesure de continuer à défendre sa place financière? Qu'attendez-vous du prochain conseil Ecofin qui se tiendra le 21 janvier?

J'attends cette réunion avec un certain calme: ce sera un débat mâle et viril. L'intention du gouvernement luxembourgeois consiste et consistera à défendre le secret bancaire non pas bec et ongles, mais de faire en sorte que le Grand-Duché ne soit pas obligé de faire des concessions unilatéraies qui ne trouveraient pas d'écho équivalent en Suisse et dans d'autres pays tiers. Je rappelle que tant que la Suisse n'abandonnera pas son secret bancaire, nous ne le ferons pas non plus.

M. Juncker, en ce qui concerne le secret bancaire, le Luxembourg a été critiqué récemment par le chancelier allemand Gerhard Schroeder. Avant les élections présidentielles en Allemagne, vous aviez dit qu'une élection d'Edmund Stoiber serait préférable pour notre pays. Voyez-vous confirmés vos dires? Quelles sont vos relations avec M. Schroeder?

Tout d'abord, je dois souligner que j'ai dit qu'en ce qui concerne le dossier fiscal, une élection de M. Stoiber serait préférable pour le Grand-Duché. Je pense que mes propos ont été mal interprétés par l'ensemble de la presse luxembourgeoise. Les événements récents, y compris le dérapage rhétorique du chef de gouvernement allemand, prouvent le bien-fondé de ma remarque. Mes relations avec M. Schroeder sont excellentes, même si elles ne sont pas amicales au sens intimiste du terme, comparables à celles que j'entretiens avec l'ancien chancelier Helmut Kohl. Seulement voilà, en ce qui concerne le dossier fiscal, les positions de mon gouvernement sont plus proches de celles de l'opposition parlementaire allemande que de celles du gouvernement allemand actuel.

Au 1er mal 2004, l'Union européenne comptera vingt-cinq membres. Face à cet élargissement, certains citoyens luxembourgeois redoutent, outre des désavantages financiers, une perte d'influence du Grand-Duché en Europe.

Ces inquiétudes existaient déjà lors de la création de la CECA (ndir: la Communauté européenne du charbon et de l'acier, créée en 1952). A chaque élargissement de l'Union, qu'il s'agisse du passage de six membres à neuf, de neuf à dix, de dix à douze ou de douze à quinze, certains ont redouté une diminution de l'influence du Luxembourg dans l'Union européenne. Or, il n'en fut rien: aujourd'hui, notre pays jouit d'une excellente réputation en Europe et dans une bonne partie du monde. Je ne le vois pas se diluer dans un magma chaotiue que certains aiment décrire. Il est dans l'intérêt d'un pays de la taille du Luxembourg de figurer autour de la table européenne où il a son mot à dire et n'est pas réduit au rôle d'un simple observateur.

Il est vrai que certains ne cessent de provoquer des angoisses quant à cet élargissement. Il faut savoir que cet élargissement ne peut se faire sans concessions. Dans les trois prochaines années, il coûtera au contribuable luxembourgeois trente-six euros par an, soit trois euros par mois.

Cette année encore, le sujet des 700.000 habitants a provoqué beaucoup de discussions. Une telle augmentation ne sera-t-elle pas nécessaire pour assurer une certaine influence du Luxembourg au sein de l'Union européenne?

Non, je crois que le débat n'est pas celui-là. Les autres pays européens ne jetteraient pas sur nous un autre regard si nous étions plus nombreux. Je pense que la démographie luxembourgeoise n'impressionnera jamais personne (rires).

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