Henri Grethen: Une rupture avec le passé

Monsieur le ministre, les dernières données du Statec prévoient une croissance du PIB de 1,1% pour l'année 2002. On est évidemment loin de la fin des années 90 où la croissance oscillait entre 6 et 8,5%. Comment a-t-on pu tomber si bas après être monté si haut?

Jusqu'à présent, lors des périodes plus moroses de l'économie mondiale, le Luxembourg avait toujours su les contrebalancer par le seul fait que le secteur financier a toujours connu des taux de croissance à deux chiffres, voire dépassant les 20%. Or, cette fois-ci, la place financière n'est pas au rendez-vous. Au contraire, elle a même accentué la décroissance.

L'année dernière, à la même époque, on m'avait reproché d'avoir utilisé le terme "destructeur de croissance". Je ne l'avais pas fait dans un sens péjoratif, mais en constatant simplement que le fait que la place financière avait enregistré des chiffres en recul, la croissance était moindre. Le même phénomène s'est répété en 2002 et je ne pense pas qu'il soit mal de parler de la Place financière de la sorte, après qu'elle ait tiré la locomotive pendant 20 ans... Le constat est, simplement, là: la situation s'est nettement dégradée.

N'était-ce pas prévisible au regard des tendances macroéconomiques que l'on peut observer par ailleurs?

Dans une économie de petit espace comme l'économie luxembourgeoise, les grandes théories macroéconomiques, bien souvent, ne s'appliquent pas. Un modèle comme celui de Keynes, par exemple, ne fonctionne pas.

Prenons un exemple: en 2001 et 2002, le gouvernement a réalisé, en deux étapes successives, une réforme fiscale conséquente pour les personnes physiques. Au début, on nous a dit que cela renforcerait la surchauffe de l'économie luxembourgeoise.

Aujourd'hui, on constate, avec le recul, que cette réforme est venue à point, avec un timing idéal.

Les effets de la croissance sont que certaines branches ont mieux tiré leur épingle du jeu que d'autres. Le secteur de l'automobile, par exemple, a eu une croissance supérieure à 8% en 2002 après avoir reculé en 2001. On pourrait s'imaginer que les Luxembourgeois disposant d'un revenu net important, ait ainsi plus investi dans l'automobile.

Un tel investissement n'est pas nécessairement un bénéfice direct pour l'économie luxembourgeoise, puisque nous ne produisons pas de voitures, ici. Mais nous avons dans notre secteur industriel un tas d'entreprises qui travaillent pour le secteur de l'automobile. Le bénéfice est donc indirect.

La taille réduite de l'espacé économique luxembourgeois et son ouverture obligée vers l'extérieur font qu'une relance par la consommation n'a pas forcément les mêmes effets immédiats qu'ailleurs. Quels sont à vos yeux, dans ce contexte, les secteurs porteurs, mois volatils par rapport aux événements internationaux?

Je considérerai la chose différemment, en mettant en perspective les priorités pour les prochaines années. Schématiquement, il y a des secteurs moteurs et des secteurs suiveurs. C'est la question de la poule et de l'œuf.

Dans une économie nationale, il faut d'abord que quelqu'un créé la richesse, qui sera ensuite répartie et diffusée. Ce sont les secteurs moteurs qui sont au début de l'évolution. On nous dit parfois qu'un emploi dans la culture créé deux ou trois autres emplois. Je ne discute pas de savoir si c'est pertinent ou pas, mais je peux dire que la culture à elle seule n'a aucun effet moteur comme je l'entend.

Nous avons en revanche un certain nombre d'industries qui constituent ces secteurs moteurs: l'industrie manufacturière, celle du transport, ou encore le tourisme. En revanche, un secteur comme le commerce restera toujours un secteur suiveur, et pas moteur.

J'ai voulu souligner cette idée pour dire que nous avons besoin d'industries, d'entreprises qui créent 'ab initio' de la richesse, comme le secteur financier. Ce sont ces secleurs là qu'il convient évidemment de favoriser.

Par le passé, on pouvait attirer une entreprise par des interventions et des subventions solides. Ce n'est plus possible aujourd'hui. En revanche, nous pouvons encourager les efforts de recherche et développement. Les entreprises luxembourgeoises, en 2002, ont investi presque 80 millions d'Euro en recherche et développement, et l'intervention publique a dépassé les 20 millions. C'est là où nous entendons mettre l'accent.

Parallèlement, nous soutenons également le développement endogène des entreprises: veiller à ce que ceux qui sont à Luxembourg s'y sentent bien, et qu'ils investissent et modernisent leur outil de travail et consolident, voire étendent le nombre de leurs collaborateurs.

Dans cet ordre d'idée, une des actions est d'être en contact permanent avec des décideurs au niveau des maisons mères des entreprises installées ici, même si, évidemment, je ne suis pas naïf au point de croire que des investissements se décident par sympathie. Mais il est important de toujours revendre le "produit Luxembourg" et l'actualiser, afin que dans la tête des décideurs le pays soit retenu comme place intéressante.

La réhabilitation des friches industrielles de Belval-Ouest entre-t-elle également dans les priorités que vous affichez?

Bien sûr! Il est important que nous continuions à aménager les zonings industriels, sur d'anciennes friches, là où des activités ont déjà eu lieu, préférentiellement à des terrains qui étaient réservés, jusque là, à l'agriculture. Je demande d'ailleurs au gouvernement de se porter acquéreur des friches des crassiers d'EMerange et de Differdange: d'une part pour avoir des réserves foncières, et d'autre part pour y réaliser des zonings réservés à des activités industrielles.

Il y a une pression de la part des entreprises qui souhaitent s'installer dans ces zonings, mais je veux les réserver aux entreprises des secteurs moteurs, pas les secteurs suiveurs. J'aide ceux qui ont besoin pour lancer la machine et j'aide moins ceux qui bénéficient de la situation ou des résultats de la machine lancée ensemble.

Actuellement, nous disposons, dans le cadre du projet Eco-Start, d'une structure d'accueil pour les start-ups et pour des entreprises désireuses de commencer à court terme et souhaitant, une fois leur production lancée dans deux ou trois ans, migrer dans des structures propres. C'est dans cette structure que nous avons accueilli Raval Europe, une entreprise israélienne. L'ambition de départ n'était pas de leur dire "quittez donc Israël et venez chez nous", ça n'a aucun sens. Mais à partir du moment où ses clients, européens, lui demandaient d'être plus près d'eux, la possibilité de venir au Luxembourg devenait intéressante. La société a donc choisi de s'installer à Foetz et migrera, plus tard, ailleurs.

Ce projet Eco-Star va nous apprendre à gérer un tel centre qui sera installé à Belval Ouest, en relation avec l'Université à créer, afin de tenir le rôle d'incubateur.

Dans son avis récemment rendu sur l'évolution deÀa situation économique, financière et sociale du pays, le Conseil économique et social a insisté sur la notion de développement durable et la mise en place d'un encadrement qui lui soit propice. Est-ce là une autre de vos priorités?

J'insiste sur le fait que le développement durable est un triptyque, qui concerne l'économique, le social et l'environnement. Je crois que dans la situation où nous nous trouvons, l'équilibre entre ces trois facteurs doit être tel qu'aujourd'hui, c'est l'aspect économique qui doit être favorisé, sans que cela ne remette en pause l'importance des deux autres aspects.

Notre rage régulatrice doit être freinée. Un entrepreneur doit savoir à quelle sauce il sera mangé et doit pouvoir obtenir dans les plus brefs délais possibles les réponses aux questions qu'il se pose.

Nous ne pouvons pas avoir recours systématiquement à des technologies qui n'existent pas encore et sont à inventer, ni même adopter d'office les plus hauts standards, même si on a une saine vue des choses.

Je persiste à croire que les Indiens avaient raison de dire que quand on reçoit une terre en héritage, il faut ensuite la transmettre dans des conditions au moins identiques, voire meilleurs. J'ai parfois l'impression que chacun, confiné dans son coin, ne regarde que son propre dossier et ne regarde pas l'ensemble. Ayons donc une vue plus large, ça facilitera les choses.

A propos de "vue plus large", l'apport de travailleurs étrangers issus de la Grande Région est un des facteurs de base de l'économie luxembourgeoise. Les deux-tiers des emplois sont occupés par ces frontaliers. Ce sont vers eux que l'on se tourne en période de croissance, mais ne sont-ce pas également eux qui pâtissent les premiers du ralentissent?

Il faut d'abord bien avoir à l'esprit qu'aujourd'hui un entrepreneur, eh Europe, ne regarde plus les frontières nationales. C'est un concept qui n'existe plus. Nous, Luxembourgeois, ne pouvons pas avoir le beurre, l'argent du beurre et le sourire de la crémière. Nous ne pouvons pas, lorsque les choses vont bien, recruter à tour de bras et, dès que ça va moins bien, fermer les frontières! Heureusement que cela n'existe plus et je souligne ce "heureusement" en tant qu'européen convaincu. Il existe déjà une frontière de nos langues respectives, nous devons donc dépasser la notion de frontière géographique.

D'un côté, on constate que les deux tiers des emplois sont occupés par les frontaliers et de l'autre, on reproche le fait que lorsque les entreprises vont plus mal, les frontaliers sont les premiers à partir. Alors si l'un de ces éléments est vrai, l'autre est faux! Moi je retiens que sur trois emplois, deux viennent de la Grande Région et donc que les gens qui viennent de cette Grande Région ne sont pas plus exposés au chômage que les autres.

D'où viendrait, alors, ce décalage dans la perception des faits?

Ce qui fausse les chiffres, à mon avis, c'est le travail intérimaire. Un Luxembourgeois est moins enclin à accepter un travail intérimaire que quelqu'un qui vient de France ou de Belgique. Forcément, dans l'intérimaire, vous avez des gens qui trouvent un autre emploi ou ne désirent pas renouveler leur contrat. À chaque fois qu'un contrat d'un intérimaire vient à terme, on le qualifie de chômeur. C'est une fausse idée de la réalité. Non, les frontaliers ne soufrent pas plus du ralentissement économique que les résidants. Les chiffres de l'augmentation du taux de chômage des résidants le montrent.

En 2002, nous avons tout de même encore créé, en net, plus de 2% d'emplois, ce qui représente à peu près 5.000 postes. En 2003, la progression baissera un peu, mais nous serons toujours en création nette de 2.500 à 3.000 emplois.

En France, on s'extasie parce que Michelin annonce la création de 1.100 emplois, mais on oublie de dire que ces emplois sont destinés à former les gens qui partiront à la retraite dans l'année à venir. Au final, ça fait donc zéro! Quand le Luxembourg crée 5.000 emplois, dont au moins 1.800 venant de France, 1.000 de Belgique ou 700 d'Allemagne, on n'en dit pas un mot!

Dans tout juste un an se tiendront les prochaines élections législatives. Quels chantiers voudriezvous voir aboutir d'ici là?

Je tiens d'abord à dire que je ne mesure pas le résultat de mon action au nombre de lois que je fais passer à la Chambre des Députés. Je rêve plutôt de lois qui abrogent et suppriment des législations, des contraintes existantes.

Maintenant, j'ai évidemment un certain nombre de projets qui me semblent important. En dehors de toute législation, il s'agit avant tout d'aider à augmenter la compétitivité des entreprises luxembourgeoises: en contribuant à réaliser les infrastructures d'accueil des entreprises; en changeant, dans l'esprit des résidents luxembourgeois, leur approche vis-à-vis de l'industrie, de l'économie; en encourageant les jeunes, ou les moins jeunes, à s'établir à leur compte, à prendre des risques. Ce sont des choses pour lesquelles l'apport du législateur est des plus réduits.

Ensuite, nous avons un certain nombre d'obligations librement contractées au niveau européen, avec les transpositions des directives. Je souhaiterai que mon successeur ne soit pas placé devant des difficultés majeures, en considérant qu'il reste encore un grand effort législatif a fournir, d'autant plus que le Luxembourg assurera, au cours du premier semestre 2005, la présidence de l'union européenne.

On y travaille déjà, mais il est évident que le titulaire du portefeuille de l'Economie devra s'impliquer encore plus fortement dans ce dossier sitôt les élections passées, puisque le Luxembourg sera partie prenante de la troïka dès le second semestre 2004.

Sur le plan législatif, nous avons un certain nombre de projets dans le tube. Outre les transpositions de directives communautaires, il y a également le chantier du droit de la concurrence. Changer radicalement le droit de la concurrence au niveau européen est un grand défi. Un projet a été élaboré et nous en avons saisi le Conseil d'Etat. Il s'agit du plus important projet qui reste à évacuer dans l'année à venir et si j'y parviens, je serai bien content!

Vous évoquez votre succession. Cela veut-il dire que vous ne souhaiteriez pas rester en place si le parti démocratique reste en place au gouvernement?

Pas du tout! J'ai envie de redevenir ministre de l'Economie, ce qui est passionnant. Tout comme j'aimerai bien aussi récupérer le portefeuille du Transport. J'aimerai bien que mon parti reste au gouvernement et je ferai tout pour qu'il en soit ainsi. Mais en politique, il faut être réaliste. Le 13 juin, c'est l'électeur décide! Et au Luxembourg, la décision de l'électeur est en règle générale respectée!

Je suis convaincu que nous avons fait un bon travail, mais maintenant il convient d'en convaincre aussi l'électeur. Or l'électeur luxembourgeois est quelqu'un d'opportuniste qui regarde moins le bilan, mais plutôt cherche à savoir ce que les uns là vont lui apporter par rapport aux autres. Il faut bien voir que ce n'est jamais l'électeur qui se trompe.

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