Interview avec le Premier ministre Juncker sur les résultats du Conseil européen de Bruxelles

RFI: Monsieur le Premier ministre, bonjour. Vous me comprenez?

Jean-Claude Juncker: Bonjour Madame.

RFI: C’est gentil d’être avec nous en direct. Le monde ne bruit ce matin que de la capture de Saddam Hussein. Elle vient redorer le blason de la coalition, y compris donc Britanniques et Espagnols qui étaient plus ou moins embourbés en Iraq. Même les anti-guerre, Jacques Chirac et Gerhard Schröder, ont salué l’événement, ont félicité George Bush. Quelle est votre réaction à ce sujet ce matin ? Vous étiez aussi contre l’aventure américaine en Iraq.

Jean-Claude Juncker: La nouvelle qui nous vient est une bonne nouvelle. Voilà un dictateur sanguinaire, irrespectueux des droits de l’homme élémentaires qui vient d’être arrêté. Il sera bientôt cité devant le juge et donc…

RFI: …vous êtes content…

Jean-Claude Juncker: …je salue cette normalité.

RFI: Est-ce que la capture de Saddam Hussein va légitimer à posteriori la guerre en Iraq ?

Jean-Claude Juncker: Non, je ne crois pas. Le procès qui sera celui de Saddam Hussein sera un procès qui portera surtout sur son comportement sur le plan intérieur iraquien. C’est l’affaire des Iraquiens que ceux-ci vont régler.

RFI: C’est la jeune Europe, selon le terme de Rumsfeld, qui doit pavoiser, elle qui avait écrit une fameuse lettre de soutien aux Américains à la veille de la guerre ?

Jean-Claude Juncker: Je n’ai jamais compris ce distinguo artificiel entre l’ancienne ou la vieille et la nouvelle Europe. Pour moi, il y a une seule Europe.

RFI: Alors, Jean-Claude Juncker, la victoire américaine de ce week-end est d’autant plus frappante, pour l’opinion publique européenne en tout cas, qu’elle intervient au lendemain du fiasco de Bruxelles. Les 25 chefs d’Etat et de gouvernement, dont vous êtes l’un des vétérans, n’ont pas réussi à s’entendre sur la future Constitution de l’Europe. On avait dit que c’était un sommet historique. C’est l’échec qui fut historique ?

Jean-Claude Juncker: C’est un sommet qui s’est traduit par un échec et l’Europe est entrée en crise. Ce n’est pas une très grande crise, ni une crise très profonde, mais crise tout de même.

RFI:  Le premier échec en tout cas des Vingt-cinq.

Jean-Claude Juncker: Je n’attribuerais pas cet échec au fait que nous avons été vingt-cinq. Je crois qu’il y a bien sûr des différences de vue entre plusieurs nouveaux Etats membres et plusieurs anciens Etats membres, mais il y a aussi des plages entières de désaccord entre ceux qui, depuis des années, sont déjà membres de l’Union européenne. Il ne faudrait pas croire que l’élargissement soit l’explication de base de l’échec que nous avons connu.

RFI: Alors quelle est l’explication de base? L’intransigeance de la France et de l’Allemagne ?

Jean-Claude Juncker: Non. L’explication de base est qu’en Europe nous avons deux camps, deux quartiers, ceux qui pensent que nous n’avons pas suffisamment d’Europe - je m’inscris des deux pieds dans cette tendance-là - et puis au niveau des opinions publiques, au niveau des gouvernements et des parlements, ceux qui estiment que déjà il y a trop d’Europe. Cette question fondamentale entre plus ou moins d’Europe est une question que nous n’avons pas su élucider au cours des travaux préparatoires et, arrivés à Bruxelles, nous avons été ramenés à ce constat que sur l’essentiel parfois, entre nous, il y a des divergences de taille.

RFI: C’est la maladresse de la présidence italienne de ne pas avoir abouti ce week-end ?

Jean-Claude Juncker: Non, je ne l’attribuerais pas à la maladresse de la présidence. Toute présidence, dans ces circonstances-là - la Pologne refusant de faire un pas, les autres refusant de faire un pas en direction de la Pologne - toute présidence aurait connu les mêmes difficultés.

RFI: Donc la balle est dans le camp de l’Irlande qui va prendre la présidence justement en janvier. Il n’est pas question a dit Bertie Ahern de convoquer une nouvelle conférence intergouvernementale avant mars. Quel est selon vous le scénario le plus plausible ?

Jean-Claude Juncker: La conférence intergouvernementale, qui n’a pas été clôturée, qui donc reste en vie, devra continuer. Or, il est évident que devant la perspective des élections espagnoles fin mars, européennes en juin, il est évident qu’il sera très difficile à la présidence irlandaise de conclure la conférence intergouvernementale, de refaire pour ne pas faire ce qui a échoué à Bruxelles et donc, très logiquement, nous serons portés sous des cieux néerlandais pour que la présidence néerlandaise, au deuxième semestre 2004, puisse essayer de remettre le train européen sur les rails.

RFI: Alors une autre grande nouvelle du week-end, tout de même, c’est l’échec relatif de Rauf Denktash aux élections législatives à Chypre nord et la montée de l’opposition qui est favorable à la réunification. Quelle est la réaction du Luxembourg à ces élections à Chypre nord ?

Jean-Claude Juncker: Ces élections à Chypre nord, vues par le résultat, sont de bonne augure puisque peut-être ce résultat électoral, un peu inattendu tout de même, nous permettra-t-il de résoudre avant le 1er mai 2004 le difficile problème chypriote. Nous avons toujours estimé, nous Luxembourgeois, nos amis européens également, qu’il serait préférable que la Chypre réunifiée devienne membre de l’Union européenne au 1er mai 2004. Sur ce point de nouveaux espoirs sont permis.

RFI: Alors, en conclusion Monsieur le Premier ministre, comment peut-on convaincre les eurosceptiques que l’Europe à Vingt-cinq, voire à Vingt-huit, ne relève pas d’une entreprise utopique ?

Jean-Claude Juncker: Tout d’abord, convaincre quelqu’un de l’utopie est difficile, mais n’est pas impossible. Ceux qui en 1952, 1953, 1957 ont lancé l’aventure européenne ont dû convaincre ceux qui déjà à l’époque étaient récalcitrants, n’aimaient pas l’idée, ne croyaient pas en l’idée. Je crois qu’il faut expliquer et ré-expliquer aux Européens que le grand drame européen a toujours été et sera toujours celui du choix entre la guerre et la paix. Ne pensons pas que ce débat, que ce drame soit définitivement résolu. Donc je crois qu’il faudrait ré-expliquer aux Européens que sur un continent compliqué, il faut des arrangements eux aussi parfois compliqués pour que le continent ne soit pas conduit dans une situation qui, au cours des siècles passés, lui a fait tellement de mal.

RFI: Vous ne pensez pas qu’on peut s’acheminer en ce moment vers une Europe à deux vitesses, avec un noyau dur autour des pères fondateurs, avec peut-être des entrants comme la République tchèque et la Hongrie, et un second cercle qui serait plus favorable à une intégration plus lâche ?

Jean-Claude Juncker: Oui le noyau dur ou l’Europe à deux vitesses ou l’Europe à géométrie variable n’est pas une finalité, n’est pas un but en soi, mais peut être la conséquence du comportement de ceux qui voudraient quitter l’autoroute européenne pour emprunter des pistes exclusivement nationales. S’il devait s’avérer que parmi les membres, parmi les Vingt-cinq, il y en a qui préfèrent toujours, avant de donner la priorité aux pistes européennes, les pistes nationales, il faudra bien que ceux qui ont fait le choix définitif de la voie européenne puissent se retrouver entre eux pour faire mieux autres choses, c’est-à-dire pour réanimer les grandes ambitions européennes.

RFI: Jean-Claude Juncker, merci et bon courage à la tête du gouvernement luxembourgeois pour faire avancer l’Europe.

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