"Luxembourg et Europe vont de pair". Interview avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker sur des sujets européens et nationaux

Le Quotidien : Qu'avez-vous ressenti en apprenant le massacre de Madrid?

Jean-Claude Juncker: J'ai été terriblement choqué. Non pas parce que c'était en Europe, mais en pensant à toutes ces vies brisées. Les victimes étaient des gens simples, mais nobles, des immigrés, des ouvriers, des étudiants. Quel acharnement contre les modestes et pas contre les puissants. C'est aussi l'une des faces abjectes de l'hyperterrorisme. Il n'épargne personne, surtout pas ceux qui ne sont pour rien dans les grandes causes que les terroristes font semblant de promouvoir.

Partagez-vous l'idée que le monde soit au cœur d'une troisième guerre mondiale?

Jean-Claude Juncker: Nous sommes dans cette logique, même si cette guerre est différente des deux premières. Mais il y a le même acharnement, le même aveuglement, la même haine de la part de ceux qui s'attaquent à la démocratie.

Comment doit réagir l'Europe?

Jean-Claude Juncker: Les démocraties européennes doivent montrer qu'elles veulent et qu'elles peuvent se défendre. Vouloir, c'est opposer une fin de non-recevoir absolue au terrorisme. Pouvoir, c'est aligner tous les moyens disponibles, renforcer la coopération entre les services de renseignements, approfondir la coordination entre les services de police et les services de renseignements. Nous devons mener à bien ce combat sans perdre de vue qu'il faut concilier les intérêts de la sécurité collective et le respect des libertés individuelles.

Redoutez-vous que le Luxembourg puisse être un jour la cible d'un attentat?

Jean-Claude Juncker: Nous ne sommes pas hors du champ de la menace. Nous faisons tout pour que cela ne se produise pas. Nous pensons avoir une bonne connaissance des milieux qui pourraient prêter main-forte à des personnes mal intentionnées. Je voudrais qu'ils sachent que nous les observons!

Vous comprenez les critiques qui visent l'élargissement de I'UE?

Jean-Claude Juncker: L'élargissement est avant tout une chance, pas un problème. Je suis admiratif devant les performances d'ajustement de ces pays en voie de transformation. Je vois la volonté de ces jeunes démocraties, je constate la vitesse à laquelle leurs peuples bougent surtout si je compare avec les lourdeurs de la société luxembourgeoise. Ces pays méritent mieux que des critiques injustifiées pour leur remarquable parcours et leur engagement européen. Au passage, l'Europe y gagne encore en paix et en stabilité.

Le sentiment européen peut-il se diluer dans l'élargissement?

Jean-Claude Juncker: Élargissement de l'Union européenne et approfondissement de la pensée européenne ne sont pas des concepts antinomiques. Je n'ai pas l'impression que l'amour de l'Europe se soit perdu en chemin. Les critères de Maastricht, la mise en place de l'euro, l'élargissement, c'est à chaque fois plus d'Europe, plus de cohésion, plus de paix. Soyons fiers d'être la zone politique la plus soudée au monde.

On vous reproche souvent de faire plus de politique en Europe qu'au Luxembourg...

Jean-Claude Juncker: Je plaide la cause de l'Europe au Luxembourg et la cause du Luxembourg en Europe. Mais apparemment, cela ne convient pas. "J'aime les choses qui vont ensemble", disait Pascal. Je crois qu'il aurait aimé le couple intime que forment les intérêts luxembourgeois et européens. Rien de ce qui est européen ne doit nous être étranger. Tout ce qui est luxembourgeois doit pouvoir alimenter, humblement mais fermement, la pensée européenne.

Comment voyez-vous le rôle du Luxembourg dans une Europe à 25?

Jean-Claude Juncker: Dans les cinq ans à venir, le Luxembourg ne peut pas se permettre le luxe de devenir une petite province de I'UE. Notre parole doit continuer à compter et notre influence rester forte parce qu'elle l'est. Nous devons garder cette place centrale que nous occupons lorsque de grandes ambitions prennent leur envol. Nous devons rester au cœur, non pas d'un noyau dur, mais d'un noyau central auquel nous avons toujours appartenu. Je ne veux pas d'un Luxembourg qui serait éjecté sur le bord de la route européenne. Car personne alors n'investirait plus dans un pays qui ne compterait pas. Le Luxembourg, mieux que d'autres, a une modernité d'avance. Il se doit de la conserver. L'homme politique luxembourgeois qui prendrait le risque de négliger l'Europe ferait courir le plus grand risque à notre pays.

Vous avez donc deux amours, l'Europe et le Luxembourg...

Jean-Claude Juncker: Oui. Qu'on oppose mon engagement luxembourgeois et mon engagement européen m'attriste d'autant plus que je connais la pauvreté du raisonnement qui m'est opposé. Dans certains congrès, l'argument du changement est même qu'il faut à ce pays un Premier ministre à temps plein. Je souhaite à ceux qui veulent prendre ma place une solide énergie car il va falloir qu'ils réduisent de trois quarts le volume de leurs loisirs.

Jeune, vous rêviez d'être Premier ministre?

Jean-Claude Juncker: Certainement pas. Mais les copains d'alors que je rencontre aiment me répéter qu'ils savaient tous que je serais un jour à ce poste. Je n'avais pourtant pas ce pressentiment même si j'ai toujours été un meneur d'hommes. Lorsque je jouais au foot, j'étais le capitaine. Je faisais l'équipe et je définissais la tactique.

Quel a été le déclic de votre engagement politique?

Jean-Claude Juncker: La manière dont on entre un jour en politique vous échappe. C'est une grosse corde composée de milliers de ficelles. Ce sont des rencontres, des idées, des espoirs... Tout s'entremêle. J'ai passé mon enfance et ma jeunesse à Belvaux. J'étais fils de sidérurgiste et mon père était syndicaliste à la Confédération syndicale chrétienne luxembourgeoise. Dans notre cuisine, il y avait souvent des discussions à n'en plus finir pour essayer d'améliorer les conditions de travail. Cela m'a beaucoup marqué.

J'ai d'ailleurs été membre du LCGB, avant d'être membre du PCS.

Vous auriez pu être socialiste...

Jean-Claude Juncker:  J'étais socialisant car cela me permettait de me rebeller contre l'atmosphère familiale. Mais mon père a su me rattraper. En fait, ce sont les élections législatives de 1974 qui ont scellé mon sort. Les réactions effrénées de ceux qui jubilaient de voir le PCS rejeté dans l'opposition, le déferlement d'invectives et de railleries sur la démocratie sociale-chrétienne, tout cela m'a conduit à rejoindre le PCS pour leur montrer qu'ils avaient tort.

Votre père est-il fier de votre action?

Jean-Claude Juncker: Je ne sais pas. J'ai beaucoup d'admiration pour l'engagement dont il a toujours fait preuve au sein de son entreprise et de son voisinage. Il s'est toujours mis au service des autres avant de penser à lui. Je crois qu'il aime me voir, poursuivre la partie de chemin qu'il n'a pas pu faire. Il a fêté ce 21 mars ses 80 ans. J'ai beaucoup appris de lui. Jeune, mon père n'avait guère été plus loin que de Dahl à Wiltz, soit à peine quelques kilomètres. Lorsqu'il a été enrôlé de force dans la Wehrmacht, il est parti sur le front russe. Plus tard, je l'ai souvent entendu dire qu'en rentrant des camps russes de prisonniers, il avait promis de ne plus jamais se plaindre.
J'y pense parfois quand nous nous plaignons 24 heures sur 24.

Votre père intervient-il parfois?

Jean-Claude Juncker: Il me rappelle de temps à autre de rester simple. Sans mon père, je ne serais pas ce que je suis.

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