Jean-Claude Juncker au sujet du référendum sur la Constitution européenne en France

La Croix: Depuis un mois en France, le "non" à la Constitution européenne l’emporte dans les sondages avant le référendum du 29 mai. Quelles seraient les conséquences d’un tel vote pour l’Europe à 25 ?

Jean-Claude Juncker: Parlons d’abord des conséquences d’un "oui". Il aurait une force d’entraînement sur les autres pays et il prouverait que la France est en marche. Je pars du principe que la réponse du peuple français sera "oui" et que la France, qui fait l’Histoire, répondra présent.

La Croix: Mais si c’est un "non" ?

Jean-Claude Juncker: L’Europe se fera tout de même, puisque le mouvement est irrésistible. Mais nous perdrions deux décennies pendant lesquelles certaines parties du monde avanceraient en prenant modèle sur l’Europe tandis que d’autres parties rattraperaient le retard qu’elles ont sur nous. Il ne faudrait pas que le citoyen français se fasse des illusions sur l’impact d’un refus. Il est illusoire, voire naïf, de croire que les 24 autres pays membres se remettraient à la table des négociations. Je ne connais aucun premier ministre, aucun président, aucun gouvernement, aucun parti politique membre d’un gouvernement dans un pays membre de l’Union européenne qui serait prêt à renégocier le traité constitutionnel.

La Croix: Pourquoi ?

Jean-Claude Juncker: D’abord parce que le camp du "non" est à ce point hétéroclite que même s’il gagnait, nous n’arriverions pas à interpréter ce vote. Ensuite parce que le traité constitutionnel est le résultat de travaux auxquels participèrent tous les Parlements nationaux, tous les gouvernements, le Parlement européen... C’est un accord négocié à 25 qui, par la force des choses, est un compromis. C’était un débat vertueux mais difficile. Une renégociation serait aussi vertueuse mais beaucoup plus difficile.

La Croix: Un "non" français provoquerait donc un abandon du traité ?

Jean-Claude Juncker: Non. Les autres pays continueront le processus de ratification et nous verrons, à la fin des 25 parcours référendaires ou parlementaires, quel sera le résultat. Si la France se trouvait le seul pays à avoir voté non, elle se verrait adresser une interrogation plus à elle-même qu’aux autres pays membres. Si plusieurs États membres disaient non, le Conseil européen se réunira pour reconsidérer la situation.

Mais je ne vois pas ce scénario se réaliser. Quant à la France, si elle était la seule, ou la première, à dire non, elle en sortirait amoindrie et elle ne retrouverait pas, pendant une assez longue période, le rang qui est le sien. Les Français ne sont pas conscients qu’ils continuent à être ressentis comme un modèle. Si le modèle vous déçoit, l’amertume est profonde.

La Croix: Lorsque le traité a été discuté, sur quels points l’influence française a-t-elle été décisive ?

Jean-Claude Juncker: Elle fut très forte pour faire de la Charte des droits fondamentaux un élément juridiquement contraignant du nouveau traité. Cela veut dire que si demain, notamment en matière sociale, un citoyen de l’Union estime qu’une loi européenne contrevient aux dispositions contenues à l’intérieur de la charte, il pourra saisir les juridictions. C’est un énorme progrès démocratique. L’influence de la France fut forte également pour remodeler les institutions de l’Union.

La France voulait doter le Conseil européen d’une présidence permanente pour donner un visage à l’Europe et plus de cohérence à l’action politique sur le plan interne et externe. Enfin, la volonté française s’est ressentie lorsqu’il s’est agi de régler la question épineuse des services publics et des services d’intérêt général. Si ce texte était rejeté, ceux qui nourrissent des idées peu avenantes à l’égard du service public auront gagné.

La Croix: Il y a dix ans, une majorité de Français pensaient que l’Europe allait les protéger de la mondialisation. Aujourd’hui ils ont le sentiment que ce n’est pas le cas. L’Europe joue-t-elle un rôle d’amortisseur ?

Jean-Claude Juncker: Considérez l’euro. Après la chute du communisme, la guerre dans les Balkans, la crise financière asiatique, la guerre en Irak, pense-t-on vraiment que la France aurait été mieux protégée contre les économies des pays émergents s’il n’y avait pas eu cette ligne de défense constituée par la monnaie unique ? Sans elle, la France aurait perdu du terrain par rapport à l’Allemagne dont la monnaie aurait été fortement réévaluée. Elle aurait, sur ses propres marchés, dû affronter la concurrence des monnaies dévaluées du sud de l’Europe.

Quelle serait la situation des agriculteurs français par rapport à des prix espagnols, portugais, italiens inférieurs après des dévaluations ? Nous l’avons vu en 1992 et 1993, avant la monnaie unique. On l’oublie trop vite. Un autre exemple : les prix du pétrole. Le litre d’essence à la pompe serait autrement plus élevé s’il devait encore s’exprimer en francs français au lieu de l’euro. On dit que l’Europe ne nous protège pas, mais c’est qu’on ne voit plus les éléments de protection qui fonctionnent déjà.

Il est vrai que les travailleurs en Europe ont l’impression que la construction européenne se fait sans eux ou contre eux, d’où la nécessité de doter l’Europe d’un socle des droits sociaux minimum. Mais c’est la volonté des gouvernements et du Parlement européen qui nous permettra de le mettre en place, par des lois européennes. Nous avons déjà une directive contre les licenciements collectifs. Nous avons un texte affirmant que tous les contrats de travail doivent être faits par écrit. Cela n’existait pas dans tous les pays avant que l’Europe ait adopté cette loi.

De même dans aucun de nos pays, alors que des grands efforts restent à faire, nous n’aurions atteint en termes d’égalité de traitement entre hommes et femmes les niveaux qui sont actuellement les nôtres sans l’inspiration de la législation communautaire. Dire que le social est absent de la Communauté européenne n’est donc pas exact. Dire que la nouvelle Constitution empêchera les progrès sociaux est tout simplement faux.

La Croix: Quels sont ses acquis ?

Jean-Claude Juncker: Dans ce texte, nous disons "oui" à l’économie sociale de marché, une expression qui n’existait pas dans les anciens traités. Nous disons "oui" au plein-emploi et à une Europe qui vise le bien-être. "Oui" au droit de grève, à l’égalité hommes-femmes, à l’accès gratuit aux agences de l’emploi. Il n’y a aucun recul en matière de politique sociale.

La Croix: Avec cette Constitution, un gouvernement français qui aurait basculé à gauche pourrait-il renationaliser certains pans de l’économie française ?

Jean-Claude Juncker: Je ne vois pas, a priori, les difficultés pour ce faire. Cette Constitution sera mise en œuvre par la volonté démocratique des électeurs, qui s’exprimera à deux niveaux : en élisant les parlementaires européens, et en désignant par le biais des élections nationales les gouvernements des États membres. Cette Constitution n’est ni de gauche ni de droite. Ce sont les majorités politiques qui en feront l’usage qu’elles voudront.

La Croix: On a souvent l’impression que la Constitution ne parle pas au cœur des citoyens. Pourquoi ?

Jean-Claude Juncker: Le camp du "non" a plus de facilités pour élaborer son argumentaire, parce qu’il se permet plus de légèreté. Quant au camp du "oui", il devrait rappeler les fondements des traités. Je suis né en 1954, mon père était soldat allemand pendant la Seconde Guerre mondiale puisque le Luxembourg était occupé par le Reich et que les Luxembourgeois étaient enrôlés de force dans l’armée allemande.

Dans un pays comme le mien, blotti entre deux puissances européennes et théâtre de leurs affrontements, lorsque l’on parle de l’Europe et de son avenir constitutionnel, on veut que l’intégration européenne soit un événement irréversible. On veut que ce continent n’aille plus à la rencontre des vieux démons qui l’habitent toujours, qui dorment, mais qui peuvent être réveillés par quelqu’un qui saurait les exciter.

L’Europe reste un continent compliqué et ils se trompent lourdement ceux qui pensent que pendant les cinquante années à venir, durant lesquelles la mondialisation ne va pas s’arrêter, on pourra régler tous ses problèmes en ayant recours au concept simpliste de la zone de libre-échange. Il faut poursuivre l’intégration politique. La Constitution va jusqu’à ce qui a paru acceptable aux vingt-cinq États membres.

Très sincèrement, sur ce continent compliqué, voir ainsi 25 États se mettre d’accord sur un texte constitutionnel a une énorme signification. J’ai parfois l’impression que nous ne savons plus pourquoi nous avons fait l’Europe et que nous n’arrivons plus à apprécier à sa juste valeur le fait de se mettre d’accord à l’unanimité sur un projet commun.

La Croix: Diriez-vous que le référendum a une portée historique ?

Jean-Claude Juncker: Certainement, et aux Français qui le 29 mai vont déposer leur bulletin dans l’urne, je voudrais demander deux choses : qu’ils se disent qu’ils représentent à la fois la France et l’Europe, et qu’ils s’interrogent sur les conséquences de leur vote. Lorsqu’on est appelé à s’exprimer dans une consultation historique qui dépasse le seul cadre national, on ne peut pas s’adonner à toutes sortes d’humeurs conjoncturelles.

Si la France, dont l’Europe a besoin, disait "non" à cet essor futur de l’Europe, le découragement serait grand sur le continent et la déception serait énorme, en Afrique et ailleurs. Qui prendra soin de l’Afrique, qui luttera contre la faim, contre toutes les misères que nous n’aimons plus voir puisque nous sommes profondément bétonnés dans nos égoïsmes finalement bien protégés ? Il n’y a pas un ensemble au monde qui ait comme l’Europe une ambition dépassant ainsi ses frontières.

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