"L'avenir des cheminots est en jeu". Lucien Lux au sujet de la tripartite ferroviaire

Denis Berche: Au niveau européen, le Luxembourg vient de gagner une bataille sur le 3e paquet ferroviaire. De manière simple, quels sont les enjeux?

Lucien Lux: Au niveau des chemins de fer européens, le bilan est bien négatif. Le rail a perdu des parts de marché par rapport à la route, que ce soit par rapport au fret ou au trafic voyageurs. C'est presque un constat d'échec pour les différents services publics des États membres de l'Union européenne. Et l'affaiblissement du rail au bénéfice de la route n'est d'ailleurs pas sans conséquences désastreuses sur l'environnement.

Dans les années 90, l'Europe a donc pris la décision politique d'ouvrir le secteur ferroviaire pour favoriser la concurrence entre le service public et le secteur privé. L'intention était de donner un nouvel essor au rail.

Denis Berche: Que s'est-il passé?

Lucien Lux: On a du mal à le savoir. Après dix ans de politique libérale dans le domaine ferroviaire, à travers ce qu'on appelle le 1er et le 2e paquets, nous n'avons toujours pas la moindre évaluation. Il y a des interrogations légitimes à ce sujet. Et trop peu de réponses sur lesquelles s'appuyer pour orienter des choix.

Denis Berche: Le fret est ouvert à la concurrence...

Lucien Lux: Il l'est et il le sera complètement le 1er janvier 2007. Depuis le 15 novembre, la SNCF, les chemins de fer français, assure du transport de fret sur le réseau luxembourgeois. C'est un exemple, il y en a d'autres. En Allemagne, près de 200 compagnies font du fret ou des voyageurs sur de petites lignes en plus des chemins de fer allemands.

Denis Berche: Que va-t-il se passer pour le transport des voyageurs?

Lucien Lux: J'ai obtenu, la semaine dernière, à Bruxelles, une dérogation de deux années supplémentaires. L'ouverture des transports de passagers à la concurrence était prévue au 1er janvier 2010. Elle est repoussée au 1er janvier 2012.

Denis Berche: Pourquoi fallait-il une telle dérogation pour le Luxembourg?

Lucien Lux: Les transports internationaux de passagers constituent 70 % du chiffre d'affaires des CFL, les chemins de fer luxembourgeois. Dans les autres pays européens, c'est à peine 10 % en moyenne. La situation luxembourgeoise est déséquilibrée par l'étroitesse de notre territoire et par l'importance du transit frontalier. Les autres ministres des Transports ont fini par se ranger à mes arguments. Une ouverture précipitée du marché aurait pu avoir de graves conséquences sur le secteur ferroviaire du Luxembourg et sur les CFL.

Denis Berche: Vous avez réellement des craintes dans ce domaine?

Lucien Lux: Plutôt que des craintes, je parlerai de hantise. Je me bats, chaque jour, pour que les nouveaux défis économiques, qui attendent les Chemins de fer luxembourgeois, soient synonymes d'avenir pour les CFL et, surtout, pour ceux qui y travaillent. Arcelor représente 80% du fret des CFL. Si les CFL perdaient Arcelor comme client, qu'adviendrait-il? Le 1er juillet 2007, Arcelor fera une offre publique d'adjudication de son transport par rail. Et il prendra le mieux-disant. Il faut que les CFL puissent avoir les moyens de lutter, sans aucune aide d'État. Aujourd'hui, le déficit du fret, 34 millions d'euros par an, est à la charge de l'État luxembourgeois. Demain, l'État ne pourra plus rien donner.

Denis Berche: C'est tout l'enjeu de la tripartite ferroviaire...

Lucien Lux: Nous en sommes à 28 heures de négociations et nous n'en avons pas encore terminé. Si les CFL veulent avoir une chance, demain, ils doivent être compétitifs. Sinon, au bout de quelque temps, il n'y aura plus de CFL.

Le défi économique est incontournable. Mais c'est aussi un défi social et un défi humain. Mon père était cheminot, mes deux voisins à Bettembourg sont cheminots. J'ai travaillé aux CFL. J'y ai été syndicaliste. Je connais les gens qui font ce métier. Ils ont du courage et ils sont respectables. Ils font un travail magnifique et leurs exigences sont légitimes.

Denis Berche: Le message du ministre des Transports passe-t-il?

Lucien Lux: Il faut qu'il passe. Il en dépend de l'avenir d'hommes et de femmes autant que de l'avenir des CFL. Nous avons une mission sociale et économique à remplir. Je fais confiance à ceux qui sont avec moi autour de la table. Ils ont le sens de la responsabilité. Pour les cheminots, qui ont leur statut, rien ne changera. Les acquis seront préservés. Mais, pour les nouveaux, les conditions seront forcément différentes parce qu'il leur faudra travailler dans un marché ouvert et donc très concurrentiel. Nous devons trouver un accord en tripartite pour donner un avenir à la belle et noble profession de cheminot.

Denis Berche: On peut donc être socialiste et pragmatique?

Lucien Lux: On peut rêver le monde comme on voudrait qu'il soit. Mais il faut parfois pouvoir se contenter du monde tel qu'il est. Cela n'empêchera jamais de rêver.

Denis Berche: Vous êtes aussi ministre de l'Environnement. Et les écologistes saluent vos décisions, notamment quand vous interdisez la construction d'une ligne haute tension entre le réseau de Sotel et celui d'EDF?

Lucien Lux: J'ai effectivement refusé la construction d'une nouvelle ligne haute tension qui devait relier le réseau de la société Sotel avec le réseau d'Électricité de France pour alimenter les aciéries électriques d'Arcelor.

J'ai pris cette décision parce que Sotel ne respectait pas la loi de 2004 sur la protection de l'environnement. Il y avait une zone d'habitat à protéger, le tracé ne la respectait pas. Mais ce n'était pas une décision idéologique par rapport à l'électricité de la centrale nucléaire de Cattenom, même si je pense que le nucléaire est une fausse route.

Denis Berche: Vous n'avez que fait respecter la loi?

Lucien Lux: C'est mon devoir de ministre de l'Environnement. Si Sotel propose un tracé qui tient compte des contraintes environnementales, l'autorisation sera accordée.

Denis Berche: Les débats idéologiques vous passionnent-il?

Lucien Lux: Oui, s'ils ne retardent pas la prise de décision. Après quinze ans de polémique stérile, nous allons peut-être enfin trouver une solution pour avoir un tramway à Luxembourg-Ville. Sans une unité de vue entre l'État et la ville de Luxembourg, rien n'est possible. Il y a des tramways dans toutes les grandes villes européennes. C'est fou qu'il n'y en ait pas encore dans la capitale.

Denis Berche: Vous êtes ministre depuis seize mois. Un premier bilan?

Lucien Lux: En étant secrétaire général du parti socialiste, bourgmestre et député, je croyais avoir tout connu au niveau stress. Mais ce n'est rien par rapport à un ministre. Aux Transports ou à l'Environnement, tout était nouveau. Il m'a fallu un temps légitime d'adaptation. Pendant la Présidence, à mon premier Conseil européen "Environnement", je suis vraiment devenu ministre. Avoir été syndicaliste, avoir été bourgmestre et député aussi longtemps, tout cela m'a préparé à ces deux ressorts ministériels. Mais, l'essentiel, c'est d'avoir les pieds sur terre et ne jamais oublier que la politique est d'abord au service des hommes.

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