"L'accord budgétaire ne sort pas l'Europe de la crise". Jean-Claude Juncker fait le bilan de l'année 2005

Martine Dubuisson: Quel regard portez-vous sur l'année écoulée?

Jean-Claude Juncker: Un double regard. Il y a eu des avancées notables: nous avons réformé le pacte de stabilité et de croissance, mettant un terme à une lourde controverse entre une approche mécanique des choses budgétaires et économiques, et une approche plus économique; nous avons insufflé du tonus à la stratégie de Lisbonne, en lui donnant de nouveaux instruments, tout en sauvegardant ses principaux acquis; nous avons décidé de porter l'aide publique au développement à 0,56 % en 2010 et à 0,7% en 2015, ce qui ajoutera chaque année 20 milliards.

Martine Dubuisson: Mais...?

Jean-Claude Juncker: Mais le regard est double car il y a les non néerlandais et français au traité constitutionnel. Le oui luxembourgeois a freiné l'ardeur de ceux qui voulaient le mettre au frigo, ou plutôt en bière. Avec ce oui, j'espère qu'en 2007-2008, on pourra le relancer.

Martine Dubuisson: Et l'accord sur les perspectives budgétaires au récent sommet?

Jean-Claude Juncker: L'Europe est en crise. Après ce qui s'est passé cette année, cet accord a l'énorme mérite de ne pas enfoncer davantage l'Europe dans la crise; mais, pour être trop peu ambitieux, il ne peut la sortir de la crise. Même si, après le passage au Parlement européen, il ne sera plus que légèrement inferieur à l'ultime proposition luxembourgeoise de juin.

Martine Dubuisson: Mais cela ne suffit pas à sortir de la crise?

Jean-Claude Juncker: Non, parce que les problèmes de fond restent. Il existe une opposition féroce entre ceux qui estiment que l'intégration européenne devrait aller plus loin, et ceux qui estiment qu'elle va déjà trop loin. Ces deux camps sont en désaccord sur l'essentiel et le monde politique n'a pas su inventer de pont entre eux. Deuxième élément de la crise: les Européens ont cessé, non seulement de rêver de l'Europe et de progrès futurs, mais ils n'arrivent pas à être fiers de l'Europe. Notre construction politique fait l'admiration du monde entier, et nous, nous disons tout le mal que nous en pensons! Le FMI applaudit nos réformes structurelles; nous avons assuré la paix en Europe, fait le marché intérieur et la monnaie unique, mais nous n'en sommes pas fiers! Vue de loin, notre morosité est incompréhensible.

Martine Dubuisson: Et pourtant elle est bien là...

Jean-Claude Juncker: Parce qu'il est plus payant, au plan intérieur, de dire du mal de l'Europe et de s'ériger en défenseur des intérêts nationaux; de donner l'impression que, lors d'un Conseil européen, nous luttons entre nous, qu'il y a des vainqueurs et des perdants. C'est ridicule! Nous gouvernons l'Europe ensemble, pas contre les autres.

Nous expliquons du lundi au samedi que la mariée est moche et nous voudrions que le public applaudisse le dimanche lorsqu'elle marche vers l'autel ! En marketing, nous sommes les incompétents les plus doués!

Martine Dubuisson: Peut-on sauver quelque chose de la Constitution ?

Jean-Claude Juncker: En juin, nous avons décrété une pause de réflexion. Il est vrai que l'on voit bien la pause... et pas encore les résultats d'une réflexion collective. Je voudrais qu'en 2006 nous lancions, dans tous nos États, le débat européen. Et qu'en juin, nous en tirions les premières conclusions. Je crois que le traité renferme les réponses à la plupart des questions européennes qui se posent. Examinons quelles parties peuvent être appliquées par anticipation. Pour autant que cela ne signifie pas la mort du traité. Car je n'abandonne pas la vision constitutionnelle de l'Europe.

Martine Dubuisson: Quelles parties anticiper?

Jean-Claude Juncker: On a reproché à l'Union de s'immiscer trop dans ce qui relèverait du national. Mais le traité prévoit qu'un tiers des parlements nationaux, s'ils estiment que la Commission déborde, peut l'obliger à revoir sa copie. Appliquons par anticipation cette disposition, pour prouver que l'Europe fait ce qui relève de ses compétences, et inspirons-nous du catalogue de compétences retenu par le traité constitutionnel.

Martine Dubuisson: Si l'Europe élargie ne progresse plus, le noyau dur autour de l'eurozone est-il la solution ?

Jean-Claude Juncker: Le noyau dur ne doit jamais devenir une finalité, ni une facilité. Moi, je préférerai toujours une Union où tous les États avancent vers le même but. Mais si la marche collective s'avère impossible, le noyau dur dément une possibilité, avec l'espoir que les autres le rejoignent plus tard. Faudrait-il l'organiser autour de l'euro? Oui, à condition de savoir par quels mécanismes nous irions vers quels buts politiques. Le faire pour impressionner les autres sans y parvenir serait une erreur. Il faut un programme politique fort pour maintenir en vie le rêve européen.

Martine Dubuisson: C'est toujours possible à 25, à 27?

Jean-Claude Juncker: Je ne désespère pas de voir les États se ressaisir pour ne pas assister impuissants à un affaissement auto-organisé.

Martine Dubuisson: Dans ce contexte, la nouvelle chancelière allemande joue-t-elle un rôle particulier? L'a-t-elle fait durant le dernier sommet?

Jean-Claude Juncker: Elle ne s'est pas ménagée. J'étais présent lors de ses entretiens avec Chirac et je n'ai jamais eu l'impression qu'elle serait prête à quitter le camp franco-allemand. Mais elle a su aussi associer avec talent et énergie d'autres États. Elle ne s'est pas bornée à cultiver le jardin franco-allemand... qu'elle n'a jamais quitté.

Martine Dubuisson: De nouveaux axes se construisent dans l'Union?

Jean-Claude Juncker: Je préfère l'expression de cordée. La cordée franco-allemande reste indispensable, mais pas suffisamment forte pour être la seule; d'autres alliances doivent se faire ou rester solides, comme celle entre la Belgique et le Luxembourg qui fonctionne bien.

Martine Dubuisson: Que pensez-vous de l'analyse britannique selon laquelle l'Europe doit être plus moderne, moins agricole, plus libérale ?

Jean-Claude Juncker: Dans la proposition budgétaire britannique retenue, la part agricole est plus importante que dans la dernière proposition luxembourgeoise! Et les crédits dédiés à l'apprentissage d'autres langues ont été réduits. Est-ce ça la modernité? Et si l'Europe poursuivait ses efforts, nous dépenserions, pour 2007-2013, 555 milliards d'euros pour la recherche, contre 292 pour l'agriculture; et si tous les pays portaient à 3 % leur effort de recherche, comme prévu par la stratégie de Lisbonne, nous atteindrions 775 milliards. Entre la proposition luxembourgeoise et l'accord de décembre, il y a... deux euros de moins par habitant de l'Union!

Martine Dubuisson: Tout ça, pour ça ?

Jean-Claude Juncker: Si nos amis britanniques avaient fait en juin la concession sur leur rabais qu'ils ont dû faire de façon prévisible en décembre, nous aurions trouvé cet accord en juin. En épargnant à l'Europe le spectacle d'une crise prolongée.

Martine Dubuisson: Réduire ce rabais de 20 %, c'est assez ?

Jean-Claude Juncker: Si j'étais du côté britannique, je dirais que c'est un homme qui a une dose de courage impressionnante.

Martine Dubuisson: Finalement, l'accord budgétaire sauve-t-il la Présidence de Blair ?

Jean-Claude Juncker: Ce compromis est plutôt l'œuvre de ceux qui ne voulaient pas voir l'Europe s'enfoncer davantage dans la crise. Cela dit, le Premier britannique, par sa concession sur le rabais, apparaît comme le plus européen de tout le personnel politique britannique.

Martine Dubuisson: Mais comment résumeriez-vous sa Présidence ?

Jean-Claude Juncker: Ce fut une Présidence de gestion.

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