L'Europe ou l'absence de désir. Jean-Claude Juncker fait le bilan de l'année 2005

Sabine Verhest: L'année 2005 donne de l'Union une image désenchantée. Quel regard portez-vous sur cette Europe qui ne fait plus rêver les Européens?

Jean-Claude Juncker: Je jette un double regard. L'Europe a engrangé un certain nombre de succès que je ne suis pas prêt à ne pas rappeler. Nous avons – et ce faisant, en mettant un terme à un débat féroce qui s'est étiré sur plusieurs années – réformé le pacte de stabilité et de croissance en organisant le retour d'une certaine sérénité d'analyse. Nous avons pris la décision, que les Européens sous-estiment parce que les dirigeants ne l'expliquent pas vraiment, comme s'ils en avaient honte, de porter l'aide publique au développement à 0,57 % en 2010 et 0,7 % en 2015. Nous avons pris de solides décisions en matière de changements climatiques qui portent notamment sur la période de l'après-2012. Je m'arrêterai aux décisions que nous avons prises sous Présidence luxembourgeoise puisque, par la suite (NdIR: sous Présidence britannique), peu de décisions ont été prises. Mais les bonnes décisions se retrouvent dans l'ombre des échecs que nous avons connus. Et l'autre regard que je jette sur l'Europe est que les référendums français et néerlandais se sont soldés par un échec et que nous avons peiné à nous mettre d'accord sur les perspectives financières.

Je constate que l'Europe ne fait plus rêver parce que le projet européen est devenu diffus et parce que la partie noble du message – l'Europe artisan de paix – ne parle plus au cœur des jeunes et représente, pour les plus âgés, un rêve consommé.

Sabine Verhest: En même temps, la situation économique de l'Union est ce qu'elle est...

Jean-Claude Juncker: Un, l'Europe économique se porte mieux, la reprise de la croissance est à ce point solide que la Banque centrale européenne ne s'est pas gênée de relever les taux d'intérêt. Deux, je crois que nous avons tout de même un problème. Si on me demande aux États-Unis quelle est la politique économique de l'Europe, je ne sais pas répondre en détail. Si on me pose la question de savoir quelle est sa politique monétaire, je peux y répondre. Là où nous sommes compétents, nous les gouvernements, nous sommes incapables de répondre. Et là où nous ne sommes pas compétents, parce que la Banque l'est, nous sommes capables de répondre. Il y a encore du travail sur la coordination des politiques économiques. Par ailleurs, cela me rend triste de voir que nous avons une tendance masochiste en Europe de dire du mal de notre zone économique et monétaire. Je relève dans la dernière évaluation de la zone euro faite par le FMI des applaudissements nourris à l'égard des réformes structurelles opérées en Europe que nous avons tendance à sous-estimer.

Sabine Verhest: L'accord budgétaire arraché le 17 décembre permet-il d'enrayer la crise que traverse l'Europe cette année?

Jean-Claude Juncker: On a tendance à dire après l'accord sur les perspectives financières que, maintenant, l'Europe serait sortie de la crise. Ce n'est pas vrai. Je crois que nous aurions été en position plus facile pour nous en dégager si nous avions adopté cette décision immédiatement après les deux référendums négatifs. Toujours est-il que même la décision sur les perspectives financières ne met pas un terme au débat européen qui continue à voir s'opposer deux parties essentielles de nos opinions publiques, l'une voulant plus d'Europe, l'autre considérant que nous avons trop d'Europe.

Nous avions pensé que le projet de traité constitutionnel pourrait être de nature à mettre un terme à ce débat que nous observons depuis plusieurs années. Or il est apparu aux yeux de nombreux électeurs français et néerlandais non pas comme fournissant les réponses aux interrogations européennes mais comme constituant lui-même une lourde interrogation.

Sabine Verhest: Une des raisons du malaise exprimé, c'est aussi cet élargissement de l'Union qui semble sans fin avec l'adhésion de dix pays en 2004, l'ouverture de négociations avec la Turquie et la Croatie et l'octroi du statut de candidat à la Macédoine en 2005...

Jean-Claude Juncker: Je crois que, sur l'élargissement, nous avons fait plusieurs fautes. Un, nous avions pensé que l'enthousiasme qu'avait rencontré l'idée de l'élargissement après la chute du mur de Berlin perdurerait. Cet enthousiasme n'a pas perduré. Deux, nous avons omis d'expliquer aux Européens que, depuis le 1er janvier 1990, nous avons vu en Europe ou à sa périphérie immédiate naître 22 nouveaux États. Nous n'avons pas expliqué l'élargissement comme constituant une garantie essentielle pour la stabilité continentale.

Si nous avions laissé ces 22 États naviguer à l'aveuglette, risquant de s'entrechoquer sur des vagues non maîtrisées, nous aurions aujourd'hui un continent européen fortement déstabilisé. Or nous avons accepté que l'élargissement, à partir d'un certain moment, fût présenté comme un rouleau compresseur qui allait laminer notre niveau de bien-être et déranger nos façons de vivre, alors que la bonne explication eût été de dire que l'élargissement est dans notre intérêt puisque la stabilité du continent européen est à ce prix.

Nous n'avons jamais dit dans nos explications nationales l'énorme expansion de notre commerce extérieur avec les pays d'Europe centrale et orientale. Cela arrive souvent dans la vie politique: à partir du moment où nous pensions que l'élargissement avait été assimilé comme une nécessité continentale, nous n'avons pas continué l'explication.

J'observe pour le reste que l'élargissement était à peu près accepté jusqu'au moment où nous nous sommes tournés vers la Turquie avec plus d'élan et d'enthousiasme qu'auparavant. Ce qui ne veut pas dire, les négociations se déroulant, et les Turcs et les Européens découvrant les contraintes auxquelles nous exposera cet élargissement, que nous ne nous tournerions pas – et les Turcs et nous – vers des solutions qui ne seront pas nécessairement strictement équivalentes à l'adhésion pleine et entière.

Sabine Verhest: Un vrai débat sur les frontières de l'Union ne s'impose-t-il pas néanmoins?

Jean-Claude Juncker: Je ressens profondément la nécessité d'avoir ce débat mais, en dépit du pressentiment qu'il va gagner en couleurs, j'avoue que je suis aujourd'hui incapable de le conduire de façon conclusive. Je ne sais pas comment décrire les frontières de l'Europe.

D'une façon exclusivement géographique? Par le différentiel d'ambition qui peut exister entre différents pays européens? Peut-on dire que l'Ukraine, dont je ne souhaite pas l'adhésion à court terme, est un pays qui n'aurait pas vocation à faire partie de la sphère de solidarité européenne? Difficile lorsqu'on a pris comme candidate la Turquie... Nous devons réfléchir à ce problème sans vouloir à tout prix formuler une réponse conclusive.

Sabine Verhest: Cela ne mange pas de pain...

Jean-Claude Juncker: Il faut s'habituer à ce qu'il puisse y avoir des hommes politiques qui n'ont pas réponse à tout. Heureusement, nous avons les journalistes! Le débat sur les frontières me fascine mais plus j'y réfléchis, moins je suis sûr de mon propos.

Sabine Verhest: Quel avenir a un traité constitutionnel ratifié par treize pays mais rejeté par deux autres?

Jean-Claude Juncker: Nous avons décidé, suite à une proposition maladroite que j'avais introduite auprès des autres, d'intercaler une période de réflexion sur le sujet. On voit plus la pause que la réflexion. Mais je crois, après nous être mis d'accord sur les perspectives financières, et le vacarme des deux référendums néerlandais et français s'éloignant, que nous aurons à cœur de conduire ce débat dans tous nos États, ceux qui ont ratifié et ceux qui ne l'ont pas fait, ceux qui ont dit oui et ceux qui ont dit non.

Sabine Verhest: Jusqu'ici, avez-vous vous-même pausé ou réfléchi?

Jean-Claude Juncker: J'ai beaucoup réfléchi mais, de temps à autre, j'ai l'impression d'être plus en pause qu'en réflexion. Nous n'avons pas eu en Europe, depuis juin, de débat sur la constitution. Tout le monde est là à réfléchir dans son coin, les uns comme moi faisant des discours, les autres comme l'autre écrivant des livres, mais nous n'avons pas trouvé en Europe l'enceinte où nous aurions pu comparer les résultats provisoires de nos réflexions. A chaque fois que quelqu'un dit ou écrit ce qu'il pense, on lui signifie qu'il ne devrait pas le dire parce que nous sommes en pause de réflexion. Je crois qu'on doit pouvoir tout dire et tout écrire pour que du choc de ces idées jaillisse la lumière dont nous aurons besoin pour poursuivre dans de meilleures conditions le débat constitutionnel. On verra en juin à l'autopsie si la lumière sera plus que des étincelles.

Sabine Verhest: Que pensez-vous de l'idée de Guy Verhofstadt de créer des États-Unis d'Europe à partir des pays de l'eurozone?

Jean-Claude Juncker: Je n'ai pas lu le livre de Guy mais je ne crois pas qu'il faille parler des États-Unis d'Europe. Ce n'est pas ce à quoi pensent les Européens quand ils pensent à l'Europe de demain, parce qu'ils voudront rester Luxembourgeois, Néerlandais, Français, Belges j'espère. Ils rejettent l'idée étatiste de l'Europe, mais ils veulent être Européens et acceptent que nous essayions d'organiser à ce niveau la substance de nos souverainetés nationales pour les garder en vie en les européanisant. Ceux qui croient que nous devrions nous lancer vers la construction des États-Unis d'Europe à l'exemple des États-Unis d'Amérique se trompent lourdement. Les nations restent et les gens ont besoin de cette proximité que constitue le cadre national ou régional.

Je n'aime pas a priori l'idée d'une Europe à géométrie variable ou d'une Europe noyau dur. Le projet doit être pour tout le monde et tous les États qui font partie de l'UE. Mais s'il devait s'avérer d'ici quelques années que, sur certaines ambitions, un certain nombre d'États membres ne peuvent ou ne veulent pas suivre l'élan qui serait celui de ceux qui ont le plus d'ambition, mon deuxième meilleur choix serait le noyau dur. Ce n'est pas une finalité, mais il peut se transformer en nécessité si c'est le seul moyen d'avancer.

Sabine Verhest: On s'aperçoit toutefois déjà dans la vie quotidienne de l'Union que toute harmonisation est devenue difficile. On l'a encore vu sur la conservation des données téléphoniques...

Jean-Claude Juncker: Il ne faut pas réduire la question du rythme d'avancement de l'Europe à la seule question des modes de décision. Je veux bien que ce soit une façon d'appréhender le problème que de se dire que, si nous diminuons en nombre les cas d'unanimité, nous avançons plus vite. C'est une possibilité. La réalité probablement sera que si, sur des sujets essentiels, vous divisez l'Europe parce que vous auriez pris une décision qui, par vote majoritaire, n'engloberait pas tous les États membres, vous éloignerez les pays ayant perdu le vote de l'essence même de la construction européenne. Je le dis en hésitant, parce que moi je suis assez strictement en faveur de la réduction du nombre de cas d'unanimité. Mais sur ces questions sociétales, comme la conservation des données, qui ont trait très directement à la vie des personnes, ne pas être dans la majorité poserait un énorme problème de traduction de l'Europe dans votre langue nationale. Donc j'hésite sur ce point. Plus je me fais vieux, plus je deviens hésitant!

Sabine Verhest: La sagesse vous aurait-elle atteint?

Jean-Claude Juncker: Je suis sur ce pont chancelant entre sagesse et maturité. Je risque de tomber à l'eau. Je suis dans la situation d'un professeur qui peut expliquer les pour et les contre et qui laisse à ses étudiants le soin de formuler les conclusions. Je sais très bien que je ne peux pas continuer sur cette pente parce que cela ne me conduira plus nulle part ! Mais comme nous sommes dans une pause de réflexion, et que je réfléchis, je ne peux vous répondre que sur le provisoire et non pas sur le définitif.

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