"Nous devons apprendre à faire des choix dans ce pays". Jean-Claude Juncker fait un petit tour d'horizon des grandes défis qui attendent le Luxembourg en 2006

La Voix: Monsieur le Premier ministre, d'après le traditionnel sondage Gallup de fin d'année, quarante-quatre pour cent des Luxembourgeois s'attendent à une dégradation de la situation économique en 2006. Seulement douze pour cent des sondés croient en une amélioration de la conjoncture. Ce pessimisme des citoyens est-il justifié?

Jean-Claude Juncker: Il n'y a pas de raison objective pour sombrer dans la morosité: notre croissance économique pour cette année et l'an prochain s'élève à plus de 4%. Il s'agit de la deuxième plus forte croissance dans la zone euro.

Or, le budget de l'État affiche un déficit de 1,8%. Il est anormal qu'avec une croissance économique de plus de 4%, donc forte, le budget affiche un déficit alors qu'il devrait être excédentaire.

Nos dépenses évoluent plus vite que nos recettes mais aussi que la croissance économique à moyen terme. Nous devons parvenir à un rééquilibrage entre la progression des recettes et celle de la croissance économique. Cela provoquera d'âpres discussions, mais je suis convaincu que si chacun prend ses responsabilités, on résoudra ce problème. Ceci dit, le pessimisme affiché dans ce sondage ne résulte pas uniquement de la situation financière de l'État: il faut y voir une causalité plus large, découlant de la situation internationale instable, qui préoccupe bon nombre de Luxembourgeois.

A l'avenir, l'État devra faire des économies. Le problème se situe plutôt du côté des dépenses et moins sur le plan des recettes. Cela veut-il dire qu'il n'y aura pas de hausse d'impôts?

Ce n'est pas dans mon intention de résoudre les problèmes budgétaires de l'État en faisant progresser les recettes de telle sorte que leur augmentation ne poserait plus de problème pour favoriser les dépenses.

Qu'en est-il de l'indexation automatique des salaires, que d'aucuns aimeraient remettre en question à partir d'un certain niveau de salaire?

Il s'agit effectivement d'une réflexion que j'avais introduite dans le cadre de la déclaration de politique générale au mois d'octobre. Ce point fait partie des sujets abordés avec les partenaires sociaux dans le cadre de la réunion tripartite.

Le Grand-Duché est un des rares pays de l'UE qui devrait voir sa population augmenter jusqu'en 2050. Selon Eurostat, la part des personnes âgées devrait être la plus faible au Luxembourg en 2050, avec 22% de la population totale. N'est-il dès lors pas mieux armé pour affronter les défis futurs tels que le financement des pensions?

Permettez-moi de rire deux fois! Quand j'ai affirmé il y a quelques années que le Luxembourg était en train d'évoluer vers un pays qui compterait à terme 700.000 habitants, on m'a dépeint comme quelqu'un qui voulait faire peur aux gens. Je voulais en fait susciter un débat assez tôt pour que l'expansion démographique qui s'annonce nous ouvre des perspectives pour opérer des transformations politiques. C'est un débat qu'on n'a pas voulu et je continue à le regretter.

Quand j'ai lié cette évolution démographique avec la question des retraites, comme vous venez de le faire, j'ai reçu d'autant plus de coups. Or, si nous voulons éviter que la proportion des personnes âgées par rapport à la population totale progresse de telle sorte qu'elle rende impossible le maintien du niveau élevé actuel des rentes ou pensions, nous devons prévoir une immigration massive.

Justement, à propos de l'immigration, n'avez-vous pas le sentiment que la population luxembourgeoise devient plus réticente? On l'a senti lors de la campagne sur le référendum portant sur la Constitution européenne ou lors du débat sur l'entrée de la Turquie dans l'UE, discussions qui n'étalent pas dénuées d'allusions xénophobes...

Rien de tout cela ne m'étonne vraiment. Quand on connaît le pays et les gens, on n'est guère surpris que ces tendances, qui d'habitude se manifestent davantage de manière informelle qu'ouvertement, sont tout à coup articulées avec plus de virulence.

Nous devons de temps en temps apprendre à faire des choix dans ce pays: nous ne pouvons pas, d'une part, vouloir à long terme un niveau élevé de salaires, de rentes ou de pensions et, d'autre part, refuser l'augmentation du nombre de cotisants et de contribuables qui permettent de les financer.

Comme il n'y a pas assez de Luxembourgeois qui naissent pour garantir le maintien de ce système, il est évident que nous devrons faire venir les gens au Luxembourg pour occuper les emplois dont nous avons besoin pour assurer la survie de notre système d'assurance vieillesse.

La Chambre des députés vient d'adopter le projet de loi portant sur la retenue à la source libératoire sur les intérêts de certains produits d'épargne. Ce texte a suscité de nombreuses critiques. La motion invitant le gouvernement à évaluer dans un an les effets de cette nouvelle loi n'est-elle pas le signe que ce projet a été élaboré à la va-vite? Ne fallait-il pas le retravailler avant de le soumettre au vote?

Il me semble que sur le plan technique, cette question est difficile à régler correctement d'emblée et dans toutes ses facettes. L'Allemagne a encaissé la retenue à la source dès les années 80 et l'a modifiée à douze reprises. Nous sommes donc bien plus habiles que l'Allemagne.

Nous n'avons peut-être pas encore atteint la cible à cent pour cent, ce que traduit la décision de vérifier fin 2006 si la solution retenue était finalement la bonne. Il y a en fait deux questions qui se posent, indépendamment de l'aspect technique: d'abord, il faut s'assurer que les petits épargnants ne sont pas ou pas autant assujettis à cet impôt. A ce propos, j'ai entendu de drôles de choses lorsqu'il est fait mention au Luxembourg de "petits épargnants".

Ensuite, n'oublions pas qu'aujourd'hui déjà, les revenus de l'épargne déclarés au Luxembourg sont soumis à l'impôt, avec un taux normal d'imposition. La nouvelle loi apportera par conséquent un allégement fiscal.

Il convient par ailleurs de se demander – si je me réfère à ceux qui contestent ce principe fiscal – pourquoi l'argent de celui qui gagne cinq millions en travaillant serait soumis à l'impôt alors que celui qui encaisse cinq millions en intérêts sans avoir travaillé en serait exonéré.

Dans toute cette discussion, il convient de souligner que le facteur capital doit être également imposé, et pas seulement le facteur travail. Si on impose le facteur capital de la même manière que le facteur travail, le capital se volatilise ou l'administration des Contributions ne bénéficie pas du produit fiscal qui lui est théoriquement dû.

C'est pourquoi une retenue libératoire sur les revenus d'épargne me paraît constituer la seule voie pour parvenir à une imposition minimale du capital et éviter que tout l'effort fiscal repose sur le facteur travail.

De plus, on oublie volontiers dans ce débat le contexte international, qui nous a forcé à trouver une solution fiscale, notamment en rapport avec l'avenir de la place financière.

Puisque vous évoquez le contexte international, les déclarations du ministre de l'Économie sur le protocole de Kyoto ont suscité de vives réactions. Quelle est votre position? Ce protocole a-t-il encore un sens?

Le Luxembourg a signé un accord international, et les engagements que nous avons pris dans ce cadre sont à respecter. Je sais bien que ce n'est pas facile, mais je sais aussi que le changement climatique constitue une question existentielle pour l'Homme.

Le Luxembourg doit apporter sa contribution pour prendre les bonnes décisions en la matière. Nous ne pouvons pas nous extraire de cet effort planétaire.

Mais le Grand-Duché n'a-t-il pas placé la barre trop haut pour parvenir à respecter ses engagements?

Le ministre de l'Économie a raison de se poser des questions. Ma réponse est là suivante: nous avons signé un texte afin de contribuer à la solution d'un problème existentiel. Que le gouvernement de l'époque ait placé ou non la barre trop haut est une question pertinente mais elle est dénuée d'intérêt si on n'y apporte pas de réponse.

Pour ma part, je n'ai pas encore eu de réponse à cette question, sauf celle que nous devons dégager un volume financier suffisant pour respecter nos obligations.

La récente controverse entre MM. Krecké et Lux montre tout de même qu'il y a des intérêts antagonistes sur ce sujet. Les deux points de vue sont-ils conciliables?

Je n'aime pas trop quand les ministres mènent une large controverse qu'ils étalent dans l'enceinte publique.

A l'inverse, je ne me vois pas non plus couper court à tout débat public entre responsables politiques car cela permet de mieux comprendre la problématique politique, qui est présentée sous tous ses aspects. Nous vivons dans une démocratie et il doit être permis à des ministres d'un même gouvernement d'exprimer des sensibilités différentes. Ce qui est essentiel, c'est que le gouvernement s'accorde ensuite pour prendre une décision unanime.

Dans le cadre de l'affaire du Bommeleeër, le DP vous a reproché de vouloir jouer le rôle de premier enquêteur. Cette intervention n'irait pas dans le sens d'une séparation des pouvoirs...

Le président du groupe parlementaire du DP, Henri Grethen, s'est ouvertement réjoui quand j'ai pris l'initiative dans ce dossier, même si d'autres membres de ce parti m'ont critiqué.

J'ai expliqué que je ne suis ni juge d'instruction ni procureur ni enquêteur. Mais dans cette affaire, des témoins ont affirmé qu'ils n'ont pas été pris au sérieux, ce qui a accrédité la thèse qu'on a voulu cacher la vérité.

Il est de mon devoir d'assurer que la justice et la police, et par conséquent l'État, ne deviennent pas l'objet d'une crise de méfiance des citoyens, ce qui aurait des répercussions négatives sur le fonctionnement de l'État.

Je ne l'ai pas fait de gaieté de cœur mais avec le sentiment que le ministre d'État a une responsabilité particulière quand il y va du climat de confiance envers les institutions.

Quels sont pour vous les faits marquants de l'année qui se termine?

Trop de gens que j'appréciais sont décédés cette année.

La mort d'un pompier dans le cadre de l'extinction d'un incendie à Esch-sur-Alzette m'a également marqué. Le fait que ceux qui s'engagent volontairement pour garantir la sécurité d'autrui et y perdent la vie ne peut être considéré comme une simple péripétie.

Ce qui m'a le plus impressionné fut le tsunami, qui a illustré le degré de violence des éléments de la nature, face à laquelle les hommes restent impuissants.

Les lecteurs du Lëtzebuerger Panorama – l'ancien Marienkalenner – vous ont placé en deuxième position, derrière la grande-duchesse Charlotte, dans le classement du concours portant sur les Luxembourgeois les plus illustres. Que ressentez-vous?

Je suis gêné...

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