OPA Arcelor / Mittal: "Je ne comprends pas les oppositions formelles du Conseil d'État". Nicolas Schmit au sujet de la loi OPA

Tageblatt: Y a-t-il un retour du protectionnisme sous couvert de patriotisme économique?

Nicolas Schmit: Ce danger est réel. La mondialisation fait éclater certains cadres de régulation nationale. Le protectionnisme apparaît alors comme le seul moyen de défense face à une globalisation économique qui tend de plus en plus à mettre hors jeu le fonctionnement de nos économies tel que nous l'avons connu par le passé. Le protectionnisme déguisé en patriotisme économique ne me paraît pas être la bonne réponse, notamment dans le cadre de l'Union européenne.

Tageblatt: Mais faut-il simplement subir les effets de la mondialisation au nom de quelques principes qui doivent prédominer sur toutes les autres considérations? Pourquoi la libre circulation des capitaux, pour essentielle qu'elle soit, doit fournir la seule grille d'analyse en matière de politique économique?

Nicolas Schmit: Je ne peux pas me résigner à une telle approche. Le protectionnisme est en fait largement la conséquence d'un "ultralibéralisme" pratiqué ces dernières années, notamment par la Commission européenne. Cette doctrine ultralibérale n'est pas une vérité révélée. Elle ne mène pas forcément à une allocation optimale des ressources. Elle fait abstraction de considérations fondamentales pour l'avenir de nos sociétés telles que la cohésion sociale, la protection de l'environnement, la lutte indispensable contre le réchauffement de la planète ...

La politique n'est pas automatiquement dans le faux et les marchés dans le vrai. Nous voulons une économie de marché qui fonctionne et qui a une dimension sociale. Nous rejetons une société de marché productrice d'injustices, de précarité et de disparités et par là de nouveaux conflits sociaux comme nous le voyons maintenant chez nos voisins français.

Tageblatt: Comment alors préserver le modèle social européen face à la mondialisation?

Nicolas Schmit: C'est en effet un des défis majeurs. Le "projet européen" a puisé sa principale source de légitimation dans la construction de paix sur notre continent. Il gardera l'adhésion des peuples s'il apparaît concrètement comme la seule réponse crédible aux effets d'une mondialisation qui risque de saper les bases mêmes de ce modèle social. Nous ne réussirons pas par des mesures défensives ou la protection. L'Europe serait alors à terme le grand perdant de la mondialisation. Nous devons donc agir à l'échelle de l'Union européenne sur deux plans: une réforme concertée de ce modèle social afin de garantir la solidarité au sein de nos sociétés; l'investissement dans l'avenir, notamment sur le plan de la recherche, de l'éducation, de la formation et finalement, mettre en place des règles permettant de maîtriser certains effets d'une mondialisation qui échappe à tout contrôle. La concurrence est indispensable.

L'ouverture de nos marchés est nécessaire. Mais nous avons de la même manière besoin de règles qui encadrent le fonctionnement de ces marchés. Je ne pense pas qu'il est responsable de laisser la stabilité de nos économies, de nos entreprises, voire de l'économie mondiale dans son ensemble, aux seuls spéculateurs qui ont entre leurs mains des centaines de milliards de dollars et pour seul horizon le rendement sur trois mois. Les ministres des Finances ont raison de commencer à se préoccuper de ces risques pour la stabilité globale. Les bulles qui ont éclaté il y a quelques années, l'effondrement des marchés boursiers de 1987 sont là pour le confirmer.

Tageblatt: Jean-Claude Juncker s'est récemment prononcé dans le Financial Times Deutschland de façon critique à l'égard des OPA hostiles. Qu'en pensez-vous?

Nicolas Schmit: Je partage évidemment ses vues. Si on ne peut pas interdire ce type d'opération hostile, il faut les encadrer, les soumettre à des règles qui devraient être élaborées à l'échelle européenne. Laisser libre cours à ces pratiques sous prétexte de la libre circulation des capitaux me paraît être un raisonnement un peu limité. Les OPA hostiles ne se justifient pas a priori par le principe de la libre circulation des capitaux qui, si elle reste incontournable dans un marché intérieur, ne peut pas être le seul principe à partir duquel toute la vie économique et sociale a à se déterminer. Elles procèdent davantage d'un système économique où le pouvoir économique appartient au seul détenteur du capital. Cela ne correspond pas à ma conception de l'économie sociale de marché.

Tageblatt: Que faire des autres "stakeholders" dans l'entreprise?

Nicolas Schmit: Une entreprise est plus que la somme des actionnaires qui ont d'ailleurs souvent aucun ou peu de lien avec l'entreprise. Il y a un projet industriel, une communauté d'intérêts, une culture de gouvernance qui ne peuvent pas être soumis à la seule logique financière généralement axée sur le court terme.

Tageblatt: Quid des propos de l'Allemand Steinbruck qui affirme que la politique ne devrait pas suggérer des responsabilités qu'elle est en fin de compte incapable d'assumer?

Nicolas Schmit: C'est certainement juste. Mais faut-il décréter d'emblée l'impuissance de la politique face aux évolutions économiques, même si nous les jugeons contraires aux intérêts de nos sociétés? Où reste alors la démocratie?

Je suis absolument en faveur du bon fonctionnement du marché intérieur européen et de son ouverture sur le monde. Nous Européens avons-nous des intérêts spécifiques à défendre, dans un monde globalisé? Je pense que oui. Nous avons besoin d'une réflexion approfondie sur les règles nécessaires qui doivent encadrer le fonctionnement du marché intérieur et de son ouverture. La directive "services" fournit un bon exemple à cet égard.

La politique n'est pas impuissante face à certaines dérives – si elle le veut, bien entendu. Le Parlement européen, en modifiant substantiellement cette directive contestée, a démontré que l'objectif de la libre circulation des services, important en soi, ne doit pas être réalisé indépendamment d'autres principes, comme celui de préserver les systèmes de protection sociale face aux pratiques de dumping social. L'idée de services d'intérêt général, d'ailleurs inscrite dans le projet de constitution européenne, doit enfin obtenir la place qu'elle mérite dans les politiques européennes trop unilatéralement guidées par le credo de la libéralisation. La démocratie européenne, qui, à mon avis, est devenue cruciale pour le développement du projet européen, ne peut pas simplement se soumettre à quelques grands principes déclarés irréfutables. Le référendum en France sur la Constitution a bien illustré qu'une telle évolution de la construction européenne nous conduirait très vite dans une impasse dangereuse.

Je pense donc qu'il y a une marge d'action pour la politique à l'échelle européenne. Les Américains ne s'en privent d'ailleurs pas. Pourquoi les Européens seraient-ils condamnés à l'inaction? Si tel était le cas, ne parions alors plus de modèle social européen.

Mettre en place certaines règles, ce n'est pas mettre en question le marché intérieur. C'est aussi le protéger contre les velléités protectionnistes, voire nationalistes. Ces règles doivent évidemment s'appliquer à tout le monde. Elles ne doivent pas rendre les OPA impossibles, mais fixer davantage que ne le fait l'actuelle directive, un cadre qui prend en compte tous les intérêts. L'idée d'une vraie politique industrielle à l'échelle européenne n'est pas dépassée.

Je suis surpris que ceux qui la rejettent au nom d'un interventionnisme dépassé, semblent faire davantage confiance aux stratégies à très court terme des "hedge funds" et autres investisseurs qui ne poursuivent aucune stratégie industrielle, qui nécessairement doit se placer dans une optique à plus long terme. Et puis Airbus, Ariane, le TGV, Galileo n'auraient peut-être jamais vu le jour sans volonté politique.

L'Europe a besoin de grands groupes, mais qui sont véritablement portés par un projet accepté par tous les "stakeholders". Nous avons sûrement besoin de champions européens, mais cela ne doit pas exclure des alliances plus globales. Le repli derrière les frontières, qu'elles soient européennes ou nationales, n'est certainement pas indiqué. Mais cela ne doit pas se faire de n'importe qu'elle manière. La récente fusion entre Alcatel et Lucent, donc entre une entreprise française et américaine, acceptée sur base d'un vrai projet commun, et cela de surcroît dans un contexte politique complexe, est à mon avis un exemple positif comment on peut mettre ensemble des "corporate governances" différentes, mais prêtes à s'allier sur un projet commun.

Tageblatt: Le Luxembourg est sur le point de transposer la directive OPA dans un esprit très libéral. Plusieurs oppositions formelles s'y ajoutent du Conseil d'État. Qu'en pensez-vous?

Nicolas Schmit: La transposition de la directive se fait dans les circonstances les plus défavorables. Tout est analysé en fonction d'une opération en cours au sujet de laquelle le gouvernement a pris une position claire. Je pense qu'une entreprise qui fait l'objet d'une OPA hostile doit avoir les moyens raisonnables pour se défendre. Elle a aussi droit à un répit après une telle épreuve. Oui à la liberté économique, mais non à la jungle. J'ai du mal à comprendre les oppositions formelles que le Conseil d'État a émises dans son avis complémentaire. Si j'avais été encore membre du Conseil d'État, ce que j'étais pendant 13 ans – je n'aurais pas pu approuver cette approche, surtout dans les circonstances actuelles. Rejeter, au nom de la seule libre circulation des capitaux, le principe qui existe dans d'autres législations, à savoir qu'une entreprise qui a fait l'objet d'une OPA hostile ne doit pas subir le même sort pendant les douze mois suivants, me laisse pantois.

On fait peu de cas des emplois en jeu, de la capacité d'une entreprise à retrouver sa marge d'action pour se développer normalement. Une OPA hostile est un choc pour une entreprise, comme nous le voyons aujourd'hui. Elle l'oblige à soumettre plus que nécessaire certains objectifs essentiels, comme son développement futur, ses investissements, sa gouvernance sociale, aux seules considérations financières. A défaut d'autres règles, ce sont les seuls moyens de défense qu'elle a. Le seul gagnant restera finalement l'actionnaire. Permettre qu'une telle épreuve puisse se produire de façon illimitée, c'est exposer les entreprises et donc en priorité les hommes et les femmes qui y travaillent à une vulnérabilité inacceptable.

Quand le calme sera revenu, il faudra revoir au plus vite certaines dispositions de la loi de transposition, comme semble le demander également la Chambre. Je ne vois d'ailleurs pas pourquoi une bonne loi équilibrée sur les OPA affaiblirait notre position en tant que centre financier international. Les entreprises et les groupes recherchent aussi les cadres plus stables les exposant moins à certains types d'attaque hostile.

Il n'est pas moins vrai que le Luxembourg a tout à perdre d'un retour du protectionnisme, mais cela ne veut pas dire que nous ne devions pas favoriser la mise en place de règles équilibrées excluant certaines dérives. Il serait temps qu'au niveau de l'Union européenne cette discussion soit menée avec un peu plus de discernement et moins de formules simplificatrices.

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