"Succès objectif, déception atmosphérique". Le Premier ministre Jean-Claude Juncker revient sur le "traité simplifié"

Le Soir: Quels sentiments dominent en vous, une semaine après le Conseil européen de Bruxelles ?

Jean-Claude Juncker: Des sentiments mélangés et confus. Je suis content que nous ayons trouvé une sortie de l'impasse, presque heureux que nous ayons été à même de sauvegarder la substance du traité constitutionnel, mais je suis frustré que nous ayons dû céder sur un certain nombre d'éléments qui traduisaient le rapprochement entre l'Europe et ses citoyens.

Le Soir: Le drapeau et l'hymne, c'est important ?

Jean-Claude Juncker: Non, ce n'est pas important, parce que les peuples européens ont plus de bon sens que certains de leurs dirigeants: ils continuent à aimer ce drapeau, ils continuent à aimer cet hymne. Mais je suis frappé de voir ceux qui reprochent à l'Europe une trop grande distance entre elle-même et ses citoyens, enlever les symboles que les citoyens ont déjà largement adoptés.

Le Soir: Le Luxembourg et l'Espagne avaient organisé un groupe informel de pays "amis de la Constitution". Ce n'étaient que des gesticulations ?

Jean-Claude Juncker: Mais non! L'attroupement vertueux des dix-huit qui avaient dit "oui" a permis de sauver la substance du traité. Nous avons fait un traité simplifié - compliqué, puisqu'il est autrement moins lisible que le traité constitutionnel, dont on disait qu'il était strictement illisible. Mais nous reprenons dans le nouveau traité une formule que nous avions abandonnée dans le traité constitutionnel, qui dit que nous voulons une Union européenne toujours plus étroite. Je ne suis pas certain que tout le mondé l'ait remarqué. J'ai réussi à faire inscrire dans les objectifs de l'Union européenne l'établissement d'une union économique et monétaire dont la monnaie est l'euro. Dans le traité constitutionnel, l'euro était seulement un symbole...

Le Soir: Y a-t-il en même temps une réussite objective et une défaite psychologique ?

Jean-Claude Juncker: J'aime bien cette formulation. Il y a une réussite objective, arguments à l'appui: il y a la personnalité juridique de l'Union européenne, la primauté du droit européen, il y a une nouvelle architecture de la politique extérieure et de sécurité commune, il y a une énorme extension des champs de compétence de l'Union européenne, il y a la Déclaration des droits fondamentaux, qui sera applicable dans 26 des 27 pays. Grâce à Guy Verhofstadt, le nouveau traité dira, par ailleurs, qu'il faudra désormais neuf États membres pour recourir à la coopération renforcée, et non plus un tiers des États membres comme prévu dans le traité constitutionnel. Ce recours sera donc facilité, c'est un réel progrès.

C'est donc en même temps un succès objectif et ... - comment dire ? - une déception atmosphérique. J'ai noté, mais ce n'est pas la première fois que je le constatais, que certains États membres ne se gênent pas - au risque de tout faire capoter - de jouer la carte nationale. Résultat: nous avions déjà deux dérogations sur l'euro, nous avons une dérogation sur la Charte des droits fondamentaux, une petite dérogation qui a pris la forme d'une déclaration unilatérale de la Pologne sur le droit de la famille et la moralité, l'exception britannique en matière de coopération judiciaire. D'une certaine façon, et bien que je n'aime pas l'expression, nous sommes déjà passés sur certains points à l'Europe à deux vitesses, ou en tout cas à géométrie variable.

Le Soir: Ne faut-il pas s'y résoudre ?

Jean-Claude Juncker: Non. Je crois qu'il faut toujours essayer d'avancer à 27. Mais on pourra toujours agir à neuf, lorsqu'il apparaîtra au grand jour que tous ne nourrissent pas la même ambition. Ce n'est pas une menace, c'est une perspective de sortie d'impasse...

Le Soir: Pourra-t-on moins expliquer ce texte aux citoyens, puisque l'intention dominante est de le faire ratifier par voie parlementaire plutôt que par référendum ?

Jean-Claude Juncker: Moi, je ne suis pas responsable des explications que les autres donneront. Mais je suis un peu interpellé par le fait que le principal souci de certains de mes collègues autour de la table était d'arriver à un accord sur un traité qui pourrait passer sans référendum. Je suis étonné qu'on ait peur des peuples: on peut toujours expliquer que ce qui est dans l'intérêt de l'Europe est dans l'intérêt de notre pays.

Le Soir: Même face aux Britanniques ?

Jean-Claude Juncker: Les Britanniques, c'est différent. Bien sûr qu'il y aura des transferts de souveraineté. Mais aurais-je l'air intelligent d'attirer l'attention des opinions publiques des uns et des autres sur ce fait ?

Le Soir: D'ici à la signature et à la ratification du nouveau traité, bien des choses peuvent se passer...

Jean-Claude Juncker: Il y a deux problèmes. Les pays qui avaient dit "oui" au traité constitutionnel peuvent expliquer que sa substance y est. Le camp attentiste et celui du non ont toutefois les plus grands problèmes: ils voulaient un référendum parce qu'il y avait d'énormes transferts de souveraineté dans le traité constitutionnel. Mais dans ce nouveau traité, les transferts de souveraineté seront exactement les mêmes en termes d'intensité. J'avais dit immédiatement que le processus de la conférence intergouvernementale (CIG) ne sera pas aussi facile. Mais je crois que la CIG va aboutir, et je crois, ou plutôt je veux croire, que ce traité sera ratifié dans les délais.

Le Soir: Avez-vous eu l'occasion d'expliquer aux dirigeants polonais que leur combat n'était pas le bon combat ?

Jean-Claude Juncker: J'ai expliqué, lors de cette nuit où j'ai fait partie du groupe négociant avec les Polonais, que si le Luxembourg, petit pays au vote peut-être surfait, mais faible par rapport aux autres, était arrivé après 50 ans d'histoire européenne à garder sa souveraineté, à prospérer, pourquoi la Pologne, grand pays, pensait pouvoir être mise à mal par les règles du jeu qui sont les nôtres ? Cette affaire de pondération des votes est largement surfaite. Je suis membre du Conseil européen des ministres depuis 25 ans: jamais il n'y a eu un vote où il y aurait eu d'un côté les quatre grands, et de l'autre la meute des petits qui n'auraient rien compris et qui auraient été laminés par les quatre grands. Tous les votes ont réuni de chaque côté un ou deux grands avec des petits ou des États moyens... Lorsque, en novembre 2003, à l'Eurogroupe, il s'est agi de voter des sanctions contre la France et l'Allemagne, pourquoi ces deux pays l'ont-ils emporté ? Parce que le petit Luxembourg a voté avec eux.

Le Soir: Comment expliquez-vous l'attitude des "jumeaux" polonais ?

Jean-Claude Juncker: La Pologne, à la différence des autres pays de l'Europe centrale, voudrait exercer aujourd'hui pleinement sa souveraineté retrouvée en 1989. Alors que les autres pays d'Europe centrale ont compris que la marche européenne impliquait que les souverainetés retrouvées soient immédiatement partagées avec celles des autres, pour que naisse cette souveraineté européenne qui donne du sens et prolonge les souverainetés nationales. Le pouvoir polonais précédent l'a compris, l'actuel ne le comprend pas. Autre explication: les dirigeants polonais d'aujourd'hui pensent que la Pologne est entourée d'ennemis, la Russie, et l'Allemagne. Or pour nous, Luxembourg, France, Belgique, l'Allemagne est devenue le meilleur voisin que nous ayons jamais eu ! Lors de la réunion Europe-Asie à Helsinki, j'ai, à la demande de Madame Merkel, eu une entrevue avec le Premier ministre polonais: ce fut une explication de deux heures sur l'Allemagne d'aujourd'hui. Le fait qu'après le sommet, le Premier ministre polonais a déclaré que certains débats allemands d'aujourd'hui lui rappellent l'Allemagne des années 30, constitue une négation de l'histoire européenne telle qu'elle s'est développée depuis la fin de la guerre. C'est néfaste, et je désespère un peu.

Le Soir: Vous avez été le premier à dire publiquement que sans l'Allemagne la Pologne n'aurait pas adhéré si vite à l'Union...

Jean-Claude Juncker: Je présidais le Conseil européen de décembre 97, lorsque nous avons décidé l'élargissement. La Commission avait oublié de mettre la Pologne sur la liste. Et c'est nous, sur insistance de Helmut Kohl, qui y avons fait mettre la Pologne. Et c'est Schröder qui a tout fait pour que l'adhésion de la Pologne soit financièrement possible au moment de la conclusion des négociations. Et c'est Angela Merkel qui a tout fait pour trouver un arrangement sur les perspectives financières 2007-2013 satisfaisant les Polonais. L'Allemagne... ne mérite pas cela.

Le Soir: Le prochain grand défi ?

Jean-Claude Juncker: Le jour où la Commission européenne, en plein processus de ratification, présentera les axes centraux des nouvelles perspectives financières, ce sera en 2008, nous aurons de nouvelles tensions. Nous avons cette maladresse incroyable de fixer des rendez-vous au mauvais moment.

Le Soir: Et le Bénélux dans tout cela, qui vient d'entamer la renégociation de son traité ?

Jean-Claude Juncker: J'observe dans le public néerlandais depuis une dizaine d'années une grande réticence pour approfondir l'intégration européenne. J'ai toujours dit aux responsables néerlandais qu'ils devraient mieux écouter leurs citoyens et les convaincre. Mais je reproche parfois à certains dirigeants néerlandais d'avoir, le lendemain du "non" au référendum, abandonné leurs convictions européennes. Si un peuple ne vous suit pas, est-ce une raison pour changer le fusil d'épaule ? Franchement, je ne le crois pas.

La responsabilité de ceux qui dirigent aujourd'hui l'Europe est trop lourde. Mon père a été enrôlé de force par les nazis, il a trois blessures de guerre. Comment voulez-vous que ceux qui naissent aujourd'hui retrouvent dans 30 ou 35 ans en eux-mêmes cette force vigoureuse qu'avaient ceux qui ont fait la guerre, et qu'ont toujours ceux dont les pères étaient soldats. Si vous n'avez pas quelqu'un pour vous raconter tout cela, comment voulez-vous que ceux qui dirigeront l'Europe en 2040 trouvent les repères qui nous sont légués par ceux qui nous ont précédés ? Alors il y avait cette obligation ardente, pour ceux qui savent encore, de faire en sorte que la substance soit gardée, pour que les affaires européennes puissent continuer à être canalisées.

On me dit toujours que j'insulte les jeunes, mais je m'en fous! On me dit qu'il ne faut plus parler de la guerre et de la paix aux jeunes, mais c'est pour cela que moi je leur en parle! Comment voulez-vous les convaincre des contraintes de fer qui sont nées de l'incapacité de l'Europe au XXe siècle à résoudre ses conflits ? Moi je suis convaincu que l'Europe revivra les mêmes affres si nous ne réussissons pas à ratifier ce traité. Il y a 9 ans, on violait au Kosovo, il y avait les cortèges de réfugiés dans les Balkans: c'est au cœur de l'Europe, ce n'est pas à l'autre bout de la planète! Lorsque je voyais cela à la télévision, je me disais: enfin, les Européens comprendront. Mais ils n'ont pas compris! Déjà aujourd'hui, ceux qui savent, ou devraient savoir, n'aiment plus savoir. Il y a une responsabilité des peuples et de leurs dirigeants, de faire cela, adopter ce traité. Croyez bien que je ne suis pas émotionnel sur ce point-là. Mais j'ai peur.

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