"Oui, l'Eurogroupe fait de la politique". Jean-Claude Juncker au sujet de la crise financière et du rôle de l'Eurogroupe, des réformes structurelles en France et de la Présidence française du Conseil de l'UE

Les Echos: L'Eurogroupe, que vous présidez, semble très peu s'impliquer dans la crise financière qui secoue l'économie mondiale. Les Etats-Unis ont mis sur pied une stratégie basée sur la baisse des taux d'intérêt et la relance budgétaire, que propose l'Europe ?

Jean-Claude Juncker: Nous avons eu, le 21 janvier dernier, une réunion de l'Eurogroupe au cours de laquelle nous avons longuement discuté avec le président de la Banque centrale européenne (BCE), Jean-Claude Trichet, d'une éventuelle réaction européenne aux turbulences financières. Nous avons conclu, à l'unanimité, que l'Europe ne risquait pas une récession, contrairement aux Etats-Unis, et qu'il n'y avait pas lieu d'avoir les mêmes parades qu'eux à la crise financière. Je ne peux donc pas m'exprimer sur un plan de relance qui, pour nous tous, n'a pas de raison d'être.

Les Echos: Le FMI a tout de même ramené la semaine dernière la croissance de la zone euro pour cette année à 1,6% après 2,6% en 2007...

Jean-Claude Juncker: Ces chiffres me semblent assez peu crédibles. Je me fie plutôt aux prévisions que la Commission publiera pour la zone euro vers la mi-février. La croissance y sera certes moins forte qu'en 2006 et 2007 mais elle ne sera que légèrement inférieure au potentiel de croissance, c'est-à-dire de 2%. Il n'y aura pas de récession en Europe.

Les Echos: Que pensez-vous de la suggestion du directeur du FMI, Dominique Strauss-Kahn, de stimuler l'économie mondiale par des relances budgétaires?

Jean-Claude Juncker: Le pacte de stabilité réformé en mars 2005 prévoit toute une série d'instruments qui peuvent être utilisés en cas de difficultés économiques majeures. Ainsi, les Etats membres qui ont atteint l'équilibre de leurs finances publiques pourraient, s'il le fallait, laisser jouer les stabilisateurs automatiques. Mais il n'y a pas actuellement en Europe une quelconque nécessité de lancer un vaste programme de stimulation conjoncturelle. Tous ces propos me semblent de courte vue.

Les Echos: La France a proposé à plusieurs reprises une réunion au sommet de l'Eurogroupe. L'Allemagne a décliné l'invitation. Quelle est votre position?

Jean-Claude Juncker: Indépendamment de la conjoncture, je pense que réunir un sommet des chefs d'Etat et des Premiers ministres de la zone euro n'est pas une idée absurde. A deux conditions: la première, c'est que nous sachions quel en sera l'ordre du jour. La deuxième, c'est d'être certains de la valeur ajoutée apportée par des chefs d'Etat et de gouvernement.

Les Echos: L'Allemagne ne rentre pas dans ces considérations. Angela Merkel a refusé au motif qu'elle ne souhaitait pas qu'on touche à l'indépendance de la BCE.

Jean-Claude Juncker: Une réunion qui voudrait contester à la Banque centrale l'obligation, que lui donnent les traités, d'assurer la stabilité des prix, n'aurait aucune chance de voir le jour. Même les chefs d'Etat et de gouvernement ne peuvent agir à l'encontre de ces dispositions claires et précises. La position d'Angela Merkel, largement soutenue par d'autres, est que les Etats membres doivent respecter l'indépendance de la Banque centrale, indépendance à laquelle d'ailleurs MM. Sarkozy et Fillon ont manifesté leur attachement.

Les Echos: Pourquoi ce malentendu, alors?

Jean-Claude Juncker: L'Allemagne n'est pas enthousiasmée par l'idée de ce sommet car son ordre du jour n'est pas clair. Il ne faut pas verser dans un activisme sans but. Le pire serait de décevoir. Nous en discuterons calmement. Ceux qui avancent l'idée d'une réunion doivent donner des indications précises sur les éléments qu'il conviendrait de discuter.

Les Echos: Quels sujets peut-on aborder à l'Eurogroupe sans blesser la susceptibilité de la BCE? Les taux d'intérêt, l'euro fort?

Jean-Claude Juncker: La Banque centrale forme son jugement en puisant à différentes sources. Elle n'est pas sourde, elle n'est pas autiste. Elle est indépendante. Au sein de l'Eurogroupe et en présence du président de la Banque centrale, nous discutons de la conduite de la politique monétaire. Mais nous pensons qu'il serait malsain, voire dangereux, dans le contexte actuel de nervosité des marchés boursiers, d'expliquer à l'extérieur quelle opinion l'Eurogroupe s'est forgée au sujet du niveau opportun des taux d'intérêt. Ces derniers mois, nous avons consacré des heures à la politique de change. Il y a une semaine, nous avons préparé ensemble la réunion du Q7 à Tokyo, où je représenterai la zone euro. Bref, nous faisons de la politique, même si cela n'apparaît pas toujours à l'extérieur. Je voudrais parfois ne pas devoir me cantonner à un rôle qui n'est même pas un rôle de porte-parole. Je préférerais que l'Eurogroupe soit un groupe formel ayant la possibilité de prendre des décisions et de les faire connaître.

Les Echos: Que vous inspire la crise de la Société Générale. Ne faut-il pas une supervision européenne?

Jean-Claude Juncker: Depuis des mois, au sein de l'Ecofin, nous affirmons que la transparence doit s'améliorer, que les informations sur la nature et la composition des produits financiers doivent être plus précises, que la supervision européenne doit être mieux coordonnée. Donc l'Europe réagira. Je ne plaiderai pas nécessairement pour une supervision européenne au sens organique du terme, avec une autorité centrale. Mais je pense que les règles nationales doivent être harmonisées et qu'il faut "européaniser" la supervision. Il me semble évident qu'il est nécessaire d'avoir pour une même zone monétaire des règles de supervision et des règles prudentielles analogues. Ce que je dis pour la zone euro peut parfaitement s'appliquer aux Vingt-Sept. Mais si nous ne progressons pas assez ensemble dans la coordination de l'arsenal réglementaire, l'Eurogroupe agira seul. On ne peut pas laisser les choses en l'état.

Les Echos: Vous allez bientôt examiner la situation financière de la France. Craignez-vous comme la Commission que le déficit français dépasse bientôt les 3% du PIB autorisés par le pacte de stabilité?

Jean-Claude Juncker: Je ne partage pas totalement l'inquiétude de la Commission. Mais il est certain que la France devra entreprendre des efforts de consolidation supplémentaires à ceux qu'elle envisage actuellement. Nous en discuterons lors de la réunion de l'Ecofin la semaine prochaine. Malgré toute la sympathie que j'ai pour la France, les règles sont les règles et un seul pays ne peut s'en exonérer. Celle-ci s'est toujours fait le chantre du renforcement de la coordination des politiques économiques. Elle est donc bien placée pour savoir qu'elle ne peut agir seule et contre l'avis de tous les autres.

Les Echos: Que pensez-vous des réformes engagées par la France?

Jean-Claude Juncker: Je suis assez admiratif devant le cortège de réformes, y compris structurelles, que la France a engagées ou qu'elle prépare. Mais ces réformes auraient dû être faites plus tôt, elles produiraient déjà leurs effets bénéfiques. Le pacte de stabilité prévoit qu'un Etat peut s'écarter provisoirement des limites budgétaires s'il mène des réformes structurelles. Mais ces réformes ne peuvent être invoquées que si la marge de sécurité par rapport au déficit de 3% est de 1,5%, ce qui n'est pas le cas de la France.

Les Echos: Considérez-vous que la France est toujours liée par l'engagement de retour à l'équilibre en 2010 et de réduire son déficit public structurel de 0,5% chaque année?

Jean-Claude Juncker: Nous avons décidé le 20 avril 2007, à Berlin, que tous les Etats membres devraient avoir atteint l'équilibre de leurs finances publiques en 2010. Depuis, le président Sarkozy est venu expliquer en juillet à l'Eurogroupe que la France aurait beaucoup de mal à tenir cet engagement. Mais encore une fois, la France ne peut unilatéralement changer de calendrier.

Les Echos: Cette situation ne risque-t-elle pas de handicaper la France lorsqu'elle prendra la présidence de l'Union européenne ?

Jean-Claude Juncker: Je suis convaincu que la présidence française ne souffrira pas de cet accès de faiblesse budgétaire. Il ne serait d'ailleurs pas dans l'intérêt de l'Europe de clouer au pilori la présidence française sous prétexte que son gouvernement n'aurait pas respecté tous ses engagements.

Les Echos: Durant sa présidence, la France va devoir organiser les nouvelles institutions prévues par le traité de Lisbonne, comme le président du Conseil européen et le haut représentant pour la politique extérieure. L'exercice est-il difficile?

Jean-Claude Juncker: Si le traité doit entrer en vigueur le 1er janvier 2009, les nouvelles institutions doivent être prêtes. La nomination du président du Conseil européen et la désignation du haut représentant doivent se faire sous présidence française, avant la fin de l'année, le président de la Commission devant être nommé, lui, après les élections au Parlement européen. La France réfléchit à tout cela, mais ce ne sera pas simple...

Les Echos: Le président Sarkozy a avancé plusieurs noms, celui de l'ancien Premier ministre britannique, Tony Blair, et le vôtre. Êtes-vous candidat?

Jean-Claude Juncker: Il faut procéder dans l'ordre. En ratifiant, d'abord, le traité de Lisbonne. En précisant, ensuite, le mandat et les compétences de ce président. Et il y a au moins une trentaine de questions à élucider: aura-t-il un secrétariat? Qui va présider le Conseil "Affaires générales"? Que devient le Premier ministre du pays qui préside l'Union...? J'aimerais que l'on réponde à ces questions avant de se lancer dans le choix de celui qui assumera ce rôle. Soit ce dirigeant sera un acteur actif de la politique européenne, soit il inaugurera les chrysanthèmes...

Les Echos: Tony Blair est-il un bon symbole pour l'Europe?

Jean-Claude Juncker: De tous les Britanniques, Tony Blair est sans aucun doute le plus européen... Quant à moi, tout dépendra de la description précise de la tâche: je n'ai pas l'intention d'inaugurer les chrysanthèmes et je ne me suis jamais senti une vocation de président de la IVe République.

Les Echos: Que pensez-vous du style Sarkozy? Avez-vous été fâché par les critiques d'immobilisme face à la crise financière qu'il vous avait adressées en septembre, lors de l'Ecofin à Porto?

Jean-Claude Juncker: Je le connais bien, depuis longtemps. C'est un ami. Il lui est arrivé de me critiquer. Cela me donne toute liberté pour le critiquer à mon tour. Je préfère un président français actif, ce qui n'exclut pas qu'il se trompe parfois, à un président qui se désintéresserait de l'Europe. Il inscrit son action dans une perspective européenne. Parfois, nos partenaires ont le sentiment qu'il privilégie l'action entre les seuls grands. Mais comme il a beaucoup d'amitié pour le grand-duché je ne suis pas inquiet sur ce point.