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Discussion entre Jean-Claude Juncker et Jacques Delors
Xavier Lambrechts: Où en est la construction européenne? L’Europe est elle inexistante sur la scène internationale? Vous trouvez qu’on en parle trop, qu’on en parle mal? L’Europe va-t-elle accueillir de nouveaux pays membres ? Ces questions et beaucoup d’autres avec deux invités exceptionnels dans ce nouveau numéro de "Sur parole": Jacques Delors, l’ancien président de la Commission européenne et Jean-Claude Juncker, le Premier ministre luxembourgeois.
Bienvenue à tous. Nous sommes à Bruxelles, capitale de l’Europe, accueilli par le parlement de la région Bruxelles-Capitale, et dans cette magnifique salle des glaces nous avons le plaisir et l’honneur d’avoir sur le plateau de "Sur parole" deux grands européens.
Jacques Delors, bonsoir.
Jacques Delors: Bonsoir.
Xavier Lambrechts: Merci d’avoir fait le déplacement à Bruxelles pour nous, une ville que vous connaissez bien, puisque vous y avez vécu pendant 10 ans, quand vous étiez président de la Commission Européenne.
Et Jean-Claude Juncker, bonsoir.
Jean-Claude Juncker: Bonsoir.
Xavier Lambrechts: Merci aussi d’avoir fait le déplacement pour notre émission, malgré un emploi du temps très chargé. Alors pour lancer notre débat, un bref rappel en images d’un peu plus d’un demi-siècle d’histoire de l’Union européenne.
Reportage sur les origines de l’Union européenne
Xavier Lambrechts : Alors, on va entrer dans le vif du sujet en commençant par une citation: "Je refuse une Europe qui ne serait qu’un marché, une zone de libres échanges sans âme, sans conscience, sans volonté politique, sans dimension sociale. Si c’est vers ça qu’on va, je lance un cri d’alarme."
Cette phrase est de vous, Jacques Delors. Est-ce qu’il faut lancer ce cri d’alarme aujourd’hui, dans la situation de l’Europe?
Jacques Delors : Oui, il faut toujours se battre pour une Europe plus politique et plus solidaire. Mais enfin, aujourd’hui je rependrai volontiers - nous rentrerons plus tard dans la discussion - cette phrase que Jean-Claude Juncker dit souvent, quand il quitte l’Europe et les Européens peu confiants, parfois désabusés, et qu’il va en Chine, en Amérique du sud ou ailleurs, il voit que l’Europe, ça existe, et que par conséquent les gens n’ont pas travaillé pour rien. Bien sûr la construction européenne est toujours traversée par les mêmes conflits : plus d’Europe politique ou plus d’Europe économique ? Quelle place pour la compétition qui stimule, pour la coopération qui renforce, pour la solidarité qui unit ? Plus d’intégration ? Et s’est ajouté à ça le dernier élargissement, qui à mon avis n’est pas encore bien digéré, si vous me permettez la formule, mais surtout, je pense à mon pays auquel ça a été mal expliqué. Car franchement, de ces dix pays qui ont été sur la férule de la dictature pendant 30 ans ou 40 ans et qui nous rejoignent aujourd’hui, pour moi c’est un grand bonheur. J’aurais aimé qu’on le fasse partager à tous les Européens.
Xavier Lambrechts : En quelques mots, avant de passer la parole à Monsieur Juncker, vous trouvez qu’on a mal vendu, si j’ose le dire, l’adhésion des 10 pays ?
Jacques Delors : Oui, ils sont aussi européens que nous et c’est un grand bonheur. Est-ce que l’Europe est faite pour notre petit confort intellectuel et notre vue, d’ailleurs très historique, des années 50 ? Moi-même, si vous m’auriez interrogé à l’époque, je n’aurais jamais imaginé qu’on soit 27. Ou bien est-ce qu’elle doit répondre aux défis de l’histoire ? Voilà des pays qui sortent de la dictature, de la tyrannie communiste, qui viennent à nous et ce n’est pas un grand bonheur ? C’est peut-être une des plus grandes victoires de l’Europe.
Xavier Lambrechts : Oui, enfin, Jean-Claude Juncker, en s’élargissant l’Europe aussi se dilue. Il y a aussi un danger ?
Jean-Claude Juncker : Si on ne croit pas en l’Europe, on apercevrait facilement cet élargissement comme un danger. Moi je le conçois, et je veux qu’il le soit, comme un changement heureux. Nous, les Européens, pour des raisons qui ne cessent de m’échapper totalement, nous ne sommes plus fiers de rien. Voilà l’Europe martyrisée, meurtrie, déchiquetée, qui après guerre établit d’une façon durable la paix sur notre continent, et voilà cette Europe devenue déjà adulte, sans être devenue mature, qui réconcilie en un seul mouvement la géographie et l’histoire européennes pour en faire un ensemble. Et elle le fait d’une façon pacifique démocratiquement voulue. Alors nous nous interrogeons sur les hordes de travailleurs de l’Europe centrale et orientale qui envahiraient nos marchés de l’emploi, nous nous interrogeons sur le coût supplémentaire de l’agriculture.
Je dis souvent, même si j’ai encore d’autres arguments à faire valoir, qu’une heure de guerre coûte beaucoup plus que 20 années d’Europe. Il n’y aura plus jamais la guerre entre la France et l’Allemagne, il n’y a plus de fusées dirigées, en étant installé en Europe centrale, sur Paris, sur Luxembourg et sur Bruxelles. Moi, j’aime être confronté aux attentes des Européens de l’est et du centre que d’être confronté à la peur qu’ont pu faire naître les fusées qui étaient dirigées sur nous. Non, je suis un Européen heureux. Tout ne va pas bien, mais beaucoup de choses vont très bien.
Xavier Lambrechts : Mais pourquoi c’est si difficile de parler de l’Europe, de vendre l’Europe dans les pays européens ? C’est parce que chacun des pays reste encore trop nationaliste ou trop égoïste ?
Jean-Claude Juncker : Je crois qu’il y a d’abord un phénomène de générations. Mon père et ses frères ont dû faire la guerre, d’ailleurs dans l’armée allemande, pace qu’ils étaient incorporés de force par les nazis, le Luxembourg étant occupé dans les armées allemandes. Mon père m’a raconté la guerre lorsque j’avais l’âge qui me permettait de comprendre ce qu’il me disait. Moi, je ne veux plus que des pères et des grands-pères aient à raconter des faits de guerre à leurs fils et à leurs petits-fils. Ceux de mon âge, de ma génération, qui n’ont pas connu la guerre, qui ont grandi au soleil et qui croient que c’est leur mérite d’avoir grandi, non pas dans l’ombre mais au soleil que l’Europe leur a offert, ils n’ont plus cette simple volonté, cette ardeur brûlante qui habitait ceux qui étaient nos prédécesseurs et dont nous sommes les faibles héritiers. Et je crois que l’Europe est devenue difficile à expliquer parce qu’en gros, il y a deux tendances lourdes en Europe. Il y a 50% d’Européens – et cela dans tous les pays – qui veulent plus d’Europe, je suis dans ce camp là, et il y a 50% d’Européens qui croient que déjà aujourd’hui nous avons trop d’Europe. Ces deux sensibilités de l’opinion publique se regardent en chiens de faïence et les gouvernements ne sont pas à même de jeter le pont pour faire dialoguer entre ces deux sensibilités.
Xavier Lambrechts : Quand vous dites les gouvernements, ça veut dire que quelque part les politiques ont une responsabilité ?
Jean-Claude Juncker : Les politiques ont sans doute une responsabilité, mais il est trop facile de surcharger de responsabilités la barque des politiques. Les journalistes ont aussi une responsabilité.
Xavier Lambrechts : On a des responsabilités communes.
Jean-Claude Juncker : Au lieu de se jeter sur des petits faits divers qui ne comptent pas et que l’histoire ne retiendra même pas un jour, on devrait parler des problèmes sérieux que l’Europe est arrivée à résoudre. Les artistes ont une responsabilité, les intellectuels ont une responsabilité. Le monde intellectuel européen se charge de tous les sujets et le plus éloignés ils sont, le plus enclins ils se sentent. Mais s’engager pour l’Europe, rares sont les intellectuel qui le font. Le monde n’est pas fait seulement de politiques. Nous sociétés civiles, où sont-elles lorsqu’on parle de l’Europe, lorsqu’il s’agit de prendre la défense de l’Europe ? Il est plus facile de décrire ce qui n’existe pas, que de décrire ce qui existe.
Xavier Lambrechts : Si vous deviez définir en quelques mots les avantages, si vous aviez à vous adresser à un public comme aujourd’hui à la télévision, comment diriez-vous les avantages de l’Europe ? Le fait le plus important, c’est qu’il n’y a pas la guerre depuis 60 ans ?
Jacques Delors : J’ai fait ce test avec des jeunes de tous les pays. Mon thème était celui de l’Europe de la paix et pour eux c’était aussi l’Europe de la paix et c’est l’Europe de la liberté. Or, la paix et la liberté, si les jeunes générations, si ceux qui les informent, si ceux qui les éduquent n’en connaissent pas le prix, alors où va-t-on ? Nous avons la paix et la liberté. A l’intérieur de cela nous pouvons discuter, savoir comment faire progresser l’Europe. Quel est le régime économico-social le meilleur pour notre pays, car l’Europe ne décide pas de tout. J’ai été frappé par tous ces jeunes que j’ai rencontrés dans tous les pays – il est vrai qu’ils étaient dans le programme Erasmus – et alors que moi, je défendais l’Europe de la liberté, ils m’ont parlé de l’Europe de la paix. Et bien, la paix et la liberté, regardez le monde comme il va. C’est déjà considérable.
Xavier Lambrechts : Mais en France, on assimile souvent l’Europe à des contraintes tatillonnes, à des règlements, on dit « Bruxelles a encore décidé cela ».
Jacques Delors : Nos gouvernements ont pris l’habitude de prendre l’Europe et la technocratie bruxelloise comme bouc émissaire.
Xavier Lambrechts : Quand ça va, c’est grâce à nous, quand ça ne va pas, c’est la faute de l’Europe ?
Jacques Delors : Je ne ferai pas de distinction entre les présidents de la République. Il y en a qui ont quand-même aidé à ce que l’Europe avance. Le Général de Gaulle en cessant sa guerre contre la CECA, le président Giscard d’Estaing, le président Mitterrand, mais dans l’ensemble – et je peux en parler en tant que président de la Commission – il y a une sorte de méfiance, voire de mépris pour les institutions européennes et il manque de débats devant notre parlement. Quand discutons-nous dans nos parlements de ce qui se passe en Europe ? Je vous rappelle que dans un des pays les moins euro-enthousiastes, la Grande-Bretagne, le Premier ministre va devant la House of commons avant le Conseil européen et y retourne après. C’est un bel exemple de démocratie. Non, en France, il y a un grave oubli d’informer l’opinion.
Xavier Lambrechts : Vous parliez tout à l’heure d’Europe plus politique, d’Europe plus fédérale, moins fédérale. Quel serait pour vous le bon modèle politique pour l’Europe ?
Jacques Delors : Il n’y en a pas. On doit l’inventer. Ça n’existe pas. Moi j’ai essayé, voyant quel était le climat en France. Je l’ai fait plus par pédagogie qu’autre chose, j’ai proposé la fédération des États-nations. Je disais à ceux qui avaient peur que la nation disparaisse, que les nations n’étaient pas prêtes à mourir.
Xavier Lambrechts : Mais il n’y a pas question de fondre les nations dans un ensemble international ?
Jacques Delors : Non. Et l’aspect fédéral, c’est qu’au niveau européen, sans un système de prise de décision fédérale, nous n’avançons pas. L’unanimité, on connaît. Les Nations Unies avant guerre sont mortes. La SDN avant cela. On voit bien ce qui se passe à OMC ou ailleurs.
Xavier Lambrechts : Une prise de décision fédérale, ça veut dire qu’il n’y a pas besoin d’unanimité ?
Jacques Delors : Non. On vote à la majorité et on respecte le fonctionnement des institutions. Ça ce n’est pas assez sexy, donc je vous en parle, mais je suis très attaché à la manière dont on prépare les décisions, on les prend et on les exécute. Mais je ne veux pas vous ennuyer avec ça. C’est vraiment important et c’est un peu ce qui explique mes réserves vis-à-vis du nouveau traité.
Xavier Lambrechts : Jean-Claude Juncker, une fédération d’États-nations, c’est un système politique qui vous dirait pour l’Europe ?
Jean-Claude Juncker : Ça m’irait, mais je suis d’accord avec le président Delors pour dire que d’écrire le modèle européen tel qu’il est ou tel qu’il pourrait être relève de l’impossible. C’est un modèle comme nous, les juristes, nous disons lorsque nous ne savons pas quoi dire sui generis, donc qui existe [est interrompu]
Xavier Lambrechts : Qui est fait au jour le jour.
Jean-Claude Juncker : …qui est lui-même et qui, comme le disait Schuman d’ailleurs au début dans le reportage, qui se construit lentement. Moi, je suis contre cette expression « États unis d’Europe ».
Xavier Lambrechts : Mais c’est plus qu’une zone de libres échanges ?
Jean-Claude Juncker : Oui, mais je suis d’abord contre cette expression « États unis d’Europe », parce que cela donne l’impression chez nos concitoyens comme si l’Europe était en voie d’étatisation, comme si l’Europe, par sa simple volonté, par sa folie des grandeurs, serait en train de vouloir supprimer les nations. Non, les nations ne sont pas une invention provisoire de l’histoire, elles s’écrivent dans la durée et les gens ont besoin de proximité, de leur paysage, de leur région, de leur cuisine, de leur façon de faire, d’être et de penser. Il ne faut pas faire peur aux Européens. Les nations restent et l’Europe a besoin des nations et moi j’ai toujours apprécié la formule inventée pas Jacques Delors qui combinait le fait européen, donc continental et le fait national, donc de proximité. Et cette Europe-là ne peut pas être une zone de libres échanges, elle doit être politique. Le concept de zone de libres échanges est autrement trop simpliste pour un continent qui reste dramatiquement compliqué. Une Europe compliquée a besoin d’une intégration politique d’abord.
Xavier Lambrechts : Mais au-delà des nations, est-ce qu’il y a une identité européenne ? Qu’est-ce qui rapproche un Maltais, je dirais, d’un Danois. Qu’est-ce qui fait que tous les deux sont Européens ?
Jean-Claude Juncker : C’est l’appartenance à une même sphère de solidarité. C’est l’idée que le Danois doit s’intéresser au malheur et au bonheur des Maltais, les Maltais au bonheur et au malheur des Français. Tout ce qui concerne un autre pays européen ne saurait nous être étranger, parce que nous sommes, après avoir été et après être resté Français, Luxembourgeois ou Belge, nous sommes européens. Il y a une solidarité continentale que vous ne trouvez nulle part et sur aucun autre continent. Tous les autres nous admirent pour cela et nous n’en sommes pas fiers.
Xavier Lambrechts : Jacques Delors, on pourrait dire que l’Europe, c’est une sorte de laboratoire démocratique qui a des leçons à donner aux autres parties du monde?
Jacques Delors : D’abord, je regrette que nous ne nous soyons pas rappelé nos racines, parce que des peuples qui n’ont pas de mémoire n’ont pas d’avenir. Mais l’Europe, si vous voulez, regardez le monde : il y a des pays ou des continents dans lesquels l’individu prime aux dépens de la société. Il y a d’autres pays dans lesquels la société prime aux dépens de l’individu. Il y en a d’autres dans lesquels la religion est en train de tout investir. L’Europe c’est le continent de l’équilibre entre la société et la personne. Je dis la personne, c’est un peu chrétien, mais disons la société et l’individu. Et ça, c’est unique en Europe et ça existe partout. Si vous regardez l’histoire des pays qui viennent de nous rejoindre, c’est vrai aussi. Mais autre part je récuse la question – mais je comprends que vous nous stimuliez – la question de zone de libres échanges, parce que 40% du budget européen est consacré à l’aide aux régions en difficulté ou en retard. Il y a des législations minimales dans beaucoup de domaines sociales.
Xavier Lambrechts : C’est la solidarité dont parlait Monsieur Juncker.
Jacques Delors : Voilà. Elle existe et il faut bien entendu la maintenir, y compris dans les régions des pays riches, comme la France, qui en bénéficie. Mais si vous voulez, vous verriez en France, pays relativement riche, l’intérêt que portent les régions en difficulté à cette aide de Bruxelles. Parce que si vous avez besoin de 100 euros, si vous en trouvez 80 par l’aide de l’État et des banques, il vous en manque 20 et les 20 c’est l’Europe qui l’apporte, et ça c’est vraiment très important. Donc on a essayé depuis l’Acte unique de bâtir une Europe où il y a un équilibre, je le répète, entre la compétition qui stimule, la coopération qui renforce – c’est notre point faible – et la solidarité qui unit.
D’autre part et j’en terminerai, vis-à-vis des gens qui sont pessimistes vis-à-vis de l’Europe, l’Europe est la première nation commerciale du monde. L’Europe est la première donneuse d’aides au développement ou d’aides humanitaires. L’Europe va donner sans doute le la en termes politiques en ce qui concerne le climat. Vous croyez que ce n’est rien tout ça ? Que les pères de l’Europe ont travaillé pour rien quand on voit tout ça ?
Xavier Lambrechts : Alors justement, quelle place pour cette Europe dans le monde de demain ? Peut-elle devenir malgré les résistances internes et externes une Europe puissante ou rester un géant économique et un nain politique?
Reportage sur la place de l’Europe dans le monde de demain.
Xavier Lambrechts : Alors on va parler un petit peu, commençons par la fin du sujet, sur la question des frontières de l’Europe. J’ai fait une allusion tout à l’heure : on peut dire que plus elle s’élargit, plus elle se dilue. Où est la limite de l’Europe ? Avec évidemment la grande question de l’entrée de la Turquie et aussi les pays du Caucase, qui frappent à la porte. Il y a même les pays du nord de l’Afrique, qui pour certains revendiquent leur place dans l’Europe. Quelles sont les limites, je dirais ? Est-ce que les limites géographiques de l’Europe sont définissables ? Jacques Delors ?
Jacques Delors : Je pense que l’Europe se définit moins par sa géographie que par la qualité de ses relations et le contenu de ses relations avec le reste du monde.
Xavier Lambrechts : La Turquie a sa place dans l’Europe pour vous ?
Jacques Delors : Je me refuse de dire qu’une Turquie est en Asie mineure ou je ne sais quoi. Je considère que c’est – et d’ailleurs un grand historien anglais qui vient de faire paraître un livre sur l’Europe depuis de la fin de la guerre le dit – c’est la qualité de ses relations.
J’ai parlé tout à l’heure, à propos du dernier élargissement, du défi de l’histoire. Pour la Turquie, pour moi ça a toujours été simple. Nous sommes dans un monde où des intégristes, qui prennent de plus en plus d’importance, et pas simplement par le terrorisme, nous expliquent que nous sommes un peuple chrétien, que nous refusons de nous ouvrir aux autres, qui est contraire d’ailleurs aux réalités, et que dans le fond nous sommes des gens fermés. Et bien, moi, en disant oui à la négociation avec le Turquie, je participe de la politique, je crois au bon sens du terme, en disant « non, nous ne sommes pas fermés, la preuve ».
Xavier Lambrechts : L’Europe ce n’est pas un club chrétien ?
Jacques Delors : Pas chez nous, les musulmans sont depuis longtemps en Europe. Ils ont marqué notre histoire. Et il y a eu des génies dans plusieurs domaines. Donc, moi, mon oui n’était pas un oui à l’adhésion, c’est oui à la négociation et je condamne formellement tous ceux qui ont dit non a priori dans la bataille politique et psychologique que nous devons mener. Les négociations diront le reste. Je comprends le cas le plus énervant qu’est celui de la Turquie, mais pour l’instant mon grand souci d’Européen – je pense que le Premier ministre Jean-Claude Juncker partagera mon point de vue – c’est que nous arrivions à ramener la paix et la compréhension mutuelle dans les Balkans. Ça c’est vraiment mon rêve.
Xavier Lambrechts : Alors avant qu’on aille aux Balkans, sur la Turquie, oui aux négociations ? Oui ou non à l’adhésion ?
Jean-Claude Juncker : J’étais parmi ceux qui ont dit oui à la négociation parce que j’aurais estimé que le fait de dire non, a priori, comme ça, à cause de la mauvaise humeur du moment, de dire non à la Turquie nous aurait conduit déjà aujourd’hui au plus terrible des problèmes. Mais dire oui à la Turquie, négocier avec eux et puis voir au cours des négociations si elle est toujours d’accord, si nous sommes toujours d’accord.
Xavier Lambrechts : Donc ce n’est pas vraiment une question d’actualité pour vous ?
Jean-Claude Juncker : Mais non c’est des négociations qui dureront et qui prendront beaucoup de temps et beaucoup d’énergie. Nous verrons si une intersection suffisamment large se dégagerait pour faire adhérer la Turquie et puis pour convaincre nos populations, puisque c’est important que la place de la Turquie soit dans l’Europe. Mais l’histoire nous dira si nous sommes capables, nous et les Turcs, de le faire. Mais les frontières de l’Europe constituent à mes yeux, posés comme problème, un problème auquel on ne peut pas répondre à la va vite. Les véritables frontières de l’Europe, c’est les frontières tracées par l’ambition et par le niveau des ambitions. Il faut voir avec qui on peut faire plus et avec qui on peut nourrir et alimenter et réalimenter une ambition qui date des années 1950.
Xavier Lambrechts : Mais ce qui veut dire que ça n’a pas de limite géographique ? On peut très bien décrire des relations comme vous venez de le faire avec des pays comme la Géorgie ou l’Ukraine et même avec le Maroc ou la Tunisie ?
Jean-Claude Juncker : Je crois qu’il faudra que nous mettions un peu plus d’imagination au service de la gestion de notre continent. Vous savez, après la chute du mur de Berlin [est interrompu]
Xavier Lambrechts : Un peu plus d’imagination, ça veut dire peut-être pas nécessairement une adhésion, trouver d’autres formules ?
Jean-Claude Juncker : Oui voilà. Après la chute du Mur, nous avons vu en Europe et à la périphérie immédiate de l’Europe naître pas moins de 24 États, d’où l’énorme responsabilité [est interrompu]
Xavier Lambrechts : Et 10.000 km de frontières en plus !
Jean-Claude Juncker : Voilà. D’où l’énorme responsabilité de ceux qui dirigent l’Europe et des Européens de réussir cette adhésion. Mais l’adhésion et l’élargissement ne sont pas les seuls concepts qui peuvent être mobilisés pour trouver une réponse à cette question. Il faut essayer d’imaginer d’autres types de relations, d’autres intimités par rapport à l’Europe que la seule adhésion. On verra au cas par cas. Mais on ne fera pas de la Chine un État membre de l’Union européenne.
Xavier Lambrechts : Cela va rassurer beaucoup de téléspectateurs. On parlait d’Europe puissante tout à l’heure. Est-ce que l’Europe, Jacques Delors, a besoin par exemple d’une armée, est-ce qu’il n’y a pas de puissance sans bras armé, pour utiliser cette expression ?
Jacques Delors : Lorsqu’on a préparé le traité de Maastricht [est interrompu]
Xavier Lambrechts : Autrement dit, est-ce qu’il faut une Europe de la défense ?
Jacques Delors : Lorsqu’on a préparé le traité de Maastricht, il faut se rappeler l’expérience, à un moment donné, c’était à Luxembourg la réunion, les ministres d’Affaires étrangères qui étaient présents, ils étaient 12, Monsieur Genscher a dit (ce n’est plus un secret), « puisque nous allons avoir une politique étrangère commune et une défense commune ». Et il y a 3 membres des 12 qui ont dit, « mais, la défense, c’est l’OTAN ». Donc il faut bien voir ces difficultés là. Moi, j’avais dit à l’époque, « il vaudrait mieux parler d’actions de politique commune en matière de politique étrangère, que de politique étrangère commune ». Et nous n’en sommes pas là. Vous l’avez vu à propos du drame yougoslave, à propos de l’affaire d’Irak. Nous étions divisées. Donc par conséquent, l’Europe mène des actions de préservation ou de maintien de la paix, pas encore de rétablissement de la paix, mais [est interrompu]
Xavier Lambrechts : Vous le regrettez ça ?
Jacques Delors : Non. Je ne regrette pas parce que je vois les faits, je vois les divergences de fond. Quand j’étais président de la Commission, je n’ai jamais essayé de forcer quelque chose qui était au-delà de ce que les peuples, compte tenu de leur histoire et de leur tradition, pouvaient accepter. Donc nous n’en sommes pas là. Alors, la France a beaucoup parlé de défense commune, ça évite de traiter d’autres sujets, mais soyons calmes ! Voyons où sont nos pays, leurs divergences et autres ! Moi je suis content, Monsieur Solana fait un excellent travail. Personne ne le voit, mais il essaye d’arranger les choses. Mais que voulez-vous faire devant des nations qui sont encore souveraines et qui veulent travailler ensemble ? Peu à peu, il faut le faire, chaque fois que nous avons des intérêts communs. Mais la naissance de ces intérêts communs demande de la pédagogie et de bonnes institutions.
Xavier Lambrechts : Jean-Claude Juncker, l’Europe peut et doit avoir une défense commune et malgré le fait que cette défense commune se fera peut-être à un moment donné ou un autre, contre, je dirais, les intérêts américains ?
Jean-Claude Juncker : Mais sur le plan des relations extérieures, l’Europe doit d’abord avoir une volonté commune et puis se doter des instruments dont on aura besoin pour traduire en des faits concrets et palpables pour les peuples concernés cette volonté commune. Qu’un jour nous puissions avoir une véritable défense commune, qu’un jour nous puissions avoir une armée européenne dont il y a déjà plusieurs embryons m’intéresse moins que le fait de développer des mécanismes qui nous permettront d’avoir une volonté de politique extérieure que nous puissions expliquer aux autres, parfois imposer aux autres. Pour pouvoir l’imposer aux autres, il faudra qu’en Europe, nous produisions jour après jour cette intersection, là encore, entre l’action civile et l’action militaire. Le modèle européen n’est pas un modèle guerrier. Il combine l’imagination et la force.
Xavier Lambrechts : Mais on peut prendre des décisions de politique étrangère à la majorité. Fatalement, on prend toujours des décisions qui ne font pas plaisir à d’autres nations et parfois des nations importantes. Donc est-ce qu’on peut [est interrompu]
Jean-Claude Juncker : Je crois qu’il ne faut pas rêver et qu’il ne faut pas se tromper d’étiquette. Jacques Delors – il l’avait dit d’ailleurs le lendemain de Maastricht – a toujours dit qu’il ne faudrait pas appeler politique extérieure commune un arrangement qui est la juxtaposition, voire l’addition de différentes actions de politique commune. S’imaginer aujourd’hui, au moment où je vous parle, que l’Europe puisse demain, en matière de politique étrangère, parler d’une seule voix et qu’elle le ferait en ayant recours au vote à la majorité qualifiée, non par l’unanimité, me paraît relever plus du rêve que d’une réalité immédiate. Mais le nouveau traité, qui a ses défauts et qui a ses qualités, prévoit des mécanismes qui nous permettront au fur et à mesure de construire sur base d’une volonté commune, que nous n’avons pas encore, et d’une même volonté de tous, que nous n’avons pas encore, une véritable politique.
Xavier Lambrechts : Jacques Delors, un autre grand défi de l’Europe, c’est l’ouverture ou la fermeture des frontières de l’Europe. Alors ouverture à qui ? Malgré les valeurs défendues par l’Europe et les valeurs de droit de l’Homme, l’Union européenne a le droit de choisir qui elle accueille sur son territoire ?
Jacques Delors : Vous parlez de l’immigration ?
Xavier Lambrechts : Oui.
Jacques Delors : En ce qui concerne l’immigration, il y a deux écoles. Il y a ceux qui veulent sélectionner ceux qui rentrent, mais pas simplement pour des raisons de sécurité, de lutte contre le terrorisme, mais du point de vue de ne pas accumuler du chômage, des gens sans emploi, sans logement etc. Et puis il y a ceux qui pensent que ce n’est pas possible, que bien entendu il faut toujours avoir des frontières, il est question de sécuriser. Mais pour le reste, on fait une régularisation tous les dix ans.
Voilà les deux écoles qu’il y a en France, enfin en France et en Europe. Plutôt en Europe, quand-même, on peut dire. Et je pense que je n’ai pas à trancher entre les deux, parce que je considère que la première attitude a des inconvénients psychologiques et politiques et nous amène à dire « vos diplômes et vos qualifiés nous les prenons, mais le reste vous les gardez pour vous ». Et la seconde a l’inconvénient de toutes les régularisations et de tous les laisser-aller. Donc, je n’ai pas d’opinion définitive sur cette question, sauf que nous ne pouvons pas à la fois demander davantage de respect des droits dans le monde et des droits de l’Homme et être fermés ou sélectifs sur cette question d’immigration.
Xavier Lambrechts : Jean-Claude Juncker, l’Europe doit rester une terre d’asile ?
Jean-Claude Juncker : Si l’Europe décidait de ne plus être une terre d’asile, ce ne serait plus l’Europe. L’Europe doit être la place naturelle vers laquelle se dirigeront tous ceux qui sont persécutés pour une raison ou pour une autre. C’est une vocation qui fait partie du modèle européen, de notre façon de vivre, de penser et d’être.
Xavier Lambrechts : Vous parlez de persécution, ça c’est pour les immigrés politiques ?
Jean-Claude Juncker : Je voudrais que tous ceux qui sont persécutés à travers la planète entière, et Dieu sait qu’il y en a d’infiniment nombreux, doivent savoir que l’Europe est la place vers laquelle ils pourront se diriger. Celui qui dans sa prison anonyme réfléchit au monde de demain doit savoir qu’en Europe il trouvera un complice qui l’aidera sur le court terme et qui ne le quittera pas des yeux lorsqu’il évoluera dans son pays après son retour.
Et la lutte contre l’immigration clandestine est une lutte qu’il faut avoir. Il ne faut pas exagérer en la matière. Je n’aime pas trop l’immigration choisie, pour les raisons que Jacques a dit, mais j’ai une préférence pour le terme d’immigration réglée. Nous devons régler en tant qu’Européens entre nous l’immigration qui vient d’ailleurs et nous devons combattre les raisons qui font que ces pauvres gens, puisqu’il s’agit de pauvres gens très souvent, doivent immigrer. Nous devons essayer de les régler sur place. La grande vocation de l’Europe est d’éradiquer pendant la première moitié du 21e siècle la misère et la pauvreté et la famine au monde. Nous avons été capables au 19e d’éradiquer l’esclavage, mais, essayons comme Européens d’être ceux [est interrompu]
Xavier Lambrechts : Sauf que régler les problèmes sur place dans leurs pays d’origine ça va prendre plus de temps évidemment. Ça va prendre des générations.
Jean-Claude Juncker : Si déjà les générations antérieures et celles d’aujourd’hui avaient fait en matière d’aide au développement tout ce que l’Europe aurait pu faire, il y aurait déjà aujourd’hui moins de pression à l’émigration et donc conséquemment à l’immigration. Il est tout de même scandaleux de voir qu’en 2007, l’aide publique au développement est diminuée par rapport au niveau qui était le sein en 2006, alors qu’en 2007 [est interrompu]
Xavier Lambrechts : Elle avait un petit peu augmenté [est interrompu]
Jean-Claude Juncker : Un tout petit peu. Mais en 2005 nous avons décidé d’être à 0,5% en 2010 et à 0,7% en 2015. J’observe que les petits pays, le Danemark, la Suède, les Pays-Bas, le Luxembourg dépensent « plus » que 0,7% de leur PIB à l’aide au développement.
Xavier Lambrechts : C’est souvent l’égoïsme des grands.
Jean-Claude Juncker : Je dis que c’est le 0,7% et aucun des G7 n’est dans ce 0,7. Si tous les pays du G7 « dépensaient » en matière d’aide au développement ce que dépensent les États [est interrompu]
Xavier Lambrechts : …les petits États dont vous avez parlé là…
Jean-Claude Juncker : …il n’y aurait pas ce scandale qui se répète jour après jour de voir 25.000 enfants mourir de faim.
Jacques Delors : Il insister sur ce point, car il n’y a pas que les déclarations, il y a les faits, il faut que les grands États, les pays riches, pour parler clair, prennent leurs responsabilités.
Xavier Lambrechts : Alors on va continuer à parler économie. L’Europe qui est secouée par la crise économique et financière. Vous êtes bien placé pour en parler, puisque vous êtes aussi président de l’Eurogroupe. Une inflation à la hausse, une croissance de plus en plus faible en Europe, une monnaie par contre de plus en plus forte, une crise sociale aussi avec des pauvres même à l’intérieur de l’Europe de plus en plus pauvres, un tableau assez sombre.
Reportage sur l’économie en Europe
Xavier Lambrechts : Alors Jean-Claude Juncker, je le disais, vous êtes le président de l’Eurogroupe, c’est-à-dire président des pays qui partagent l’euro comme monnaie commune, président des ministres des Finances. Vous pensez qu’on a atteint la fin de la crise financière, et, on peut dire aujourd’hui presque crise économique, mondiale ?
Jean-Claude Juncker : Non, je ne crois pas que nous ayons atteint la fin de la crise financière. Non, c’est une crise qui va nous occuper tout au long de l’an 2008 et dont les conséquences, les vraies conséquences ne nous atteindront que plus tard.
Xavier Lambrechts : Est-ce une crise essentiellement américaine ou c’est beaucoup plus vaste que ça aujourd’hui ? Parce que ça a commencé par cette crise des crédits immobiliers, puis on a parlé d’une crise de crédits en général. Est-ce qu’on va vers une vraie crise ? On a parlé aussi du spectre de 1929. Comment définiriez-vous la crise actuelle ?
Jean-Claude Juncker : C’est une crise d’abord américaine, dont je ne crois pas qu’elle atteigne l’économie réelle en Europe d’une façon dramatique. Mais il faudra que nous restions vigilants et que nous réfléchissions au système capitaliste, parce que parmi les causes de la crise, il y a aussi des imprudences auxquelles nous conduit parfois le goût de l’argent trop facile.
Xavier Lambrechts : Le capitalisme est devenu fou, Jacques Delors ? Quand vous observez ça avec un peu de recul, vous dites-vous que le monde marche sur la tête ?
Jacques Delors : Les gens qui célébraient les mérites de ce système commencent un peu à réfléchir et à devenir plus modestes. Ce n’est pas l’économie de marché qui est en cause, ce sont les excès du pouvoir humain et notamment en matière financière. Il me semble que la titrisation des crédits, c'est-à-dire le fait que nous prêtons à des taux de plus en plus élevés à des gens de moins en moins solvables, puis ensuite nous transmettons ça ailleurs. Je vous rappelle que sur 100% des crédits octroyés par les banques américaines en manière immobilière, 60% sont portés par des banques européennes. Bon, donc le fait de titriser [est interrompu]
Xavier Lambrechts : Donc, ce sont des bombes à retardement ?
Jacques Delors :Oui mais l’Europe est plutôt sage dans ce domaine-là. Donc, la titrisation des titres, le fait de ne plus distinguer entre les banques de dépôt et les banques d’investissement, de dire que c’est le marché qui fait tout, alors que dans un système normal une banque de dépôt [est interrompu]
Xavier Lambrechts :On devrait séparer les deux ?
Jacques Delors :…ils sont prêteurs en dernière sorte de la Banque centrale. Quant à la banque d’investissement elle travaille avec son capital. Or, les Américains ont mis le paquet pour bloquer cette crise. Ils ont fait quasiment des folies. Ils ont, la Fédérale, la banque d’émissions appelée en charge, 30 milliards de créances pas très bonnes.
Xavier Lambrechts : Heureusement qu’elle l’a fait.
Jacques Delors :Oui, mais les rééchelonneurs de crédits ont repris en cause les crédits, les banques régionales qui ont la garantie de l’État. Donc, on a essayé de débarrasser, au lieu de purger le bébé, on a essayé d’éviter le pire. Je ne critique pas ça.
Xavier Lambrechts :Purger le bébé, ça voulait dire faire couler des banques ?
Jacques Delors : Oui je sais bien. C’est là où j’ai aimé la déclaration faite par les ministres des Finances en Slovénie, parce qu’ils ont dit, « n’attendez pas que les gouvernements européens viennent au secours de n’importe quelle bêtise ». Il y a eu un avertissement, je vous l’assure, qui est utile et j’espère en plus que l’Europe pourra trouver un minimum de coopération en matière de régulation financière. Mais à mon avis, c’est le fond du système qui est en cause. On a voulu universaliser les banques, on a voulu tout remettre au marché et les résultats, avec les calculs mathématiques… Entendons nous, je suis pour les marchés à terme, pour les marchés dérivés, mais je pense que un système raisonnable c’est un système dans lequel les banques centrales, la banque européenne, comme les banques nationales restent quand même un peu maîtres du système.
Xavier Lambrechts : Je reprends l’expression de purger le bébé. Est-ce qu’il ne faudrait pas sanctionner les banques qui ont été fautives, parce qu’elles savent bien que la Banque centrale européenne ou que la Federal reserve américaine vont continuer à payer, donc qu’il vont réinjecter des liquidités comme on dit. Donc elles savent bien qu’elles sont couvertes quelque part.
Jean-Claude Juncker : Réinjecter et payer ne revient pas au même. La Banque centrale n’a pas perdu d’argent pour le dire, premièrement.
Il faut dire que si la Banque centrale européenne n’avait pas existé le jour où cette crise s’est déclenchée, ou si la Banque centrale n’avait pas existé le 11 septembre 2001, nous aurions connu les pires des difficultés. Cette façon de gérer d’une façon collective et solidaire l’union monétaire et sa monnaie unique a fait ses preuves au moment où de grands dangers nous guettaient. Et les banquiers ne doivent pas s’imaginer que la Banque centrale européenne ou que les banques centrales nationales seraient là pour suppléer aux problèmes qu’ils auraient causés. Voilà les grands banquiers de ce monde, la grande finance de ce monde, qui ne cesse d’expliquer aux politiques comment il faut gouverner la planète et le jour où ils sont fautifs pour ne pas avoir été à la hauteur, ils s’adressent à ceux dont ils ne cessent de contribuer à la mauvaise réputation. Je récuse tout à fait cette facilité-là.
Xavier Lambrechts : Dans cette jungle des marchés, est-ce que l’Europe ne devrait pas renforcer les contrôles ? Qui est-ce qui a le pouvoir d’imposer les contrôles ? C’est quand même les politiques des pays?
Jean-Claude Juncker : Oui, mais nous travaillons en Europe comme ailleurs au parachèvement du système qui est en place. Il est évident qu’en matière prudentielle, qu’en matière de surveillance, qu’en matière de plus de transparence, d’autres efforts de coordination sont nécessaires. Nous ne pouvons pas rester à un système fait de règles nationales où les autorités de surveillance des uns ne parlent pas aux autorités de surveillance des autres.
Xavier Lambrechts : C’est encore le cas aujourd’hui ?
Jean-Claude Juncker : C’est largement le cas et il faut échanger davantage les informations. Moi je ne plaiderais jamais pour une autorité européenne centrale, mais je plaide pour les mêmes règles partout devant être mises en œuvre par les autorités nationales qui doivent coopérer entre elles pour ne pas être sans défense et sans âme devant les évènements mondiaux.
Xavier Lambrechts : On ne pourrait pas imaginer une autorité des marchés financiers, comme il y a une autorité des marchés financiers française, au niveau européen ?
Jean-Claude Juncker : Non, mais je voudrais qu’il y ait davantage de coopération, qu’il y ait des règles strictes qui doivent être observées par tout le monde. Cela ne rend pas absolument nécessaire une autorité de surveillance centrale. Si nous voulions à tout prix maintenant imposer à certains gouvernements, qui ne le veulent pas, une autorité centrale, nous n’arriverions pas à coordonner davantage nos travaux. Il faut y aller étape par étape et d’abord réagir dans l’immédiat.
Jacques Delors : Il faut dire, n’est-ce pas, que la Banque centrale européenne a donné aux marchés des liquidités, mais elle n’a en aucun cas pris en charge les erreurs faites par les banques, contrairement à la Federal reserve. Il faut que vos téléspectateurs comprennent bien.
Xavier Lambrechts : La politique n’a pas été pareille des deux côtés ?
Jacques Delors : Non, la politique n’a pas été pareille. Mais la Banque centrale européenne a remis des liquidités pour éviter un étranglement du crédit et un affaissement du marché bancaire. Elle a bien travaillé là-dessus. Et même si je ne suis pas d’accord avec elle sur tout, mais sur ça elle a bien travaillé.
Xavier Lambrechts : Alors justement, peut-être que vous n’êtes pas d’accord sur les taux d’intérêts, parce que sur les taux d’intérêts il y a une différence fondamentale entre la Banque centrale européenne et [est interropmu]
Jacques Delors : Non. Simplement pour terminer sur la crise financière, il faut revoir les règles des bilans, ça a l’air simple, mais actuellement, beaucoup des risques actuels étaient hors bilan. Mais il faut trouver de nouvelles règles à Bâle, en l’ensemble des banques, pour avoir des règles internationales meilleures et qui tiennent compte que les banques ne puissent pas avoir à côté des engagements que personne ne peut surveiller, ni les autorités des marchés financiers, ni ailleurs. Je pense que les questions de réglementation sont importantes aussi.
Xavier Lambrechts : Très importantes. Jean-Claude Juncker, la Réserve fédérale américaine a diminué les taux d’intérêts pour relancer la machine économique. Est-ce que la Banque centrale européenne devrait faire la même chose et diminuer les taux d’intérêts ?
Jean-Claude Juncker : Un, je ne comment jamais la politique monétaire de la Banque centrale européenne. Deux, je ne donne jamais de recommandation publique à Monsieur Trichet et à ses collègues.
Xavier Lambrechts : Contrairement à d’autres.
Jean-Claude Juncker : Et la Banque d’ailleurs a tort de devenir ultra nerveuse lorsque quelqu’un s’avance à opiner, mais enfin.
Xavier Lambrechts : Elle s’est calmée.
Jean-Claude Juncker : Indépendance veut dire qu’aucune autre autorité ne prenne une véritable influence sur les décisions de la Banque centrale. C’est un principe qui fait partie du pacte fondateur monétaire en Europe. Mais il ne faut pas confondre la situation aux États-Unis et en Europe. Nous avons des données fondamentales saines. Nous n’avons pas les déficits que connaissent les États-Unis. Nous créons de l’emploi, beaucoup plus que les États-Unis. Depuis la mise en place de la monnaie unique nous avons créé 17 millions d’emplois en Europe. Nous avons diminué le taux du chômage qui a atteint un niveau de 7,1%, ce qui est le niveau le plus faible depuis des décennies. Nous avons des marges budgétaires dans beaucoup de nos pays, puisque le déficit a été réduit en moyenne à 0,5% du PIB.
Xavier Lambrechts : Tous les pays ne sont pas égaux devant les déficits. Par exemple la France a des efforts à faire.
Jean-Claude Juncker : La France aura d’importants efforts à faire, mais en moyenne les États membres de la zone euro ont réduit leur niveau de déficit de plus de 5%, ce qui fait que certains États ont des marges de manœuvres pour pouvoir laisser jouer, c’est un peu technique, les stabilisateurs automatiques pour nous sortir de là. Mais pour la première fois depuis des décennies, l’économie européenne est mieux alignée que l’économie américaine, ce qui fait que nous ne devons pas lancer de grands programmes de relance conjoncturelle, comme le font nos amis américains. Nous sommes tout simplement plus forts. L’euro dont on avait dit tant de mal a fait en sorte que l’économie européenne aujourd’hui est devenue autrement plus résiliente qu’elle ne le fut jamais.
Xavier Lambrechts : L’inflation à 3,5% en Europe en moyenne, ce n’est pas inquiétant ?
Jacques Delors : Si.
Xavier Lambrechts : Si ?
Jacques Delors : Si. Ce n’est pas à moi qui me suis battu tout seul en 1982 et 83, ou presque, pour dire que l’inflation c’est d’abord mauvais pour les pauvres et les petits revenus. Qui va vous dire le contraire ? Il faut être vigilant sur ça. Mais il y a une remarque que j’ai faite en vain pendant la campagne du référendum : ce que chaque pays doit faire pour lui-même, l’Europe ne le fera pas pour lui. Chaque pays doit assainir son économie, avoir une meilleure politique du marché du travail. Ça ce n’est pas l’Europe. L’Europe ne peut pas être le bouc émissaire de ça. Ceci dit je partage l’opinion de Jean-Claude Juncker, les bases économiques en Europe sont plus saines qu’aux États-Unis.
Xavier Lambrechts : Jean-Claude Juncker est un des favoris pour le poste de président de l’Union européenne en 2009. Il ferait un bon président de l‘Europe ?
Jacques Delors : Je suis contre le président du Conseil européen.
Xavier Lambrechts : Vous êtes contre ?
Jacques Delors : Je pense qu’il va aller aux dépens du système communautaire, dévaloriser la Commission et le Conseil « Affaires générales ». Mais si c’est Jean-Claude Juncker, j’abandonnerai mes critiques.
Xavier Lambrechts : Je pense que c’est une belle conclusion?
Jean-Claude Juncker : Moi j’étais toujours contre la création de ce poste, qui, s’il n’est pas conduit avec élégance et prudence va mettre à mal le triangle vertueux institutionnel entre le Conseil, Commission et [est interrompu]
Jacques Delors : C’est ça que je voulais dire.
Xavier Lambrechts : Élégance et prudence, Monsieur Juncker peut faire l’affaire.
Jean-Claude Juncker : Le président du Conseil européen ne peut pas devenir l’adversaire et le tueur du président de la Commission, sinon nous mettrons à mal l’Europe.
Jacques Delors : Tout a été dit. Tout a été dit.
Xavier Lambrechts : Bon, il est temps de nous séparer. Merci à tous les deux d’avoir accepté notre invitation, merci à tous les deux de vous être déplacé ici à Bruxelles. Merci à vous tous de nous avoir suivi.