2008 selon Jean-Claude Juncker. Le Premier ministre revient sur les douze mois écoulés

Marc Vanacker: Monsieur le Premier ministre, le moins que l'on puisse dire c'est que 2008 n'était pas une année facile. Etes-vous content que l'année touche à sa fin?

Jean-Claude Juncker: Cette année fut surtout difficile lors des quatre derniers mois qui ont demandé une charge de travail importante et une certaine réactivité dans les décisions. Ce sont des mois dont on pourrait se passer, mais je crains qu'il n'y en ait d'autres en 2009.

Marc Vanacker: Le Luxembourg fut l'un des pays qui a réagi le plus vite face à la crise financière. N'étiez-vous quand même pas un peu pris au dépourvu face à l'ampleur de cet événement?

Jean-Claude Juncker: J'ai été surpris par la rapidité et l'ampleur de cette double crise, financière et économique. La crise financière a débuté aux Etats-Unis dans un secteur précis. Nous avons pensé qu'elle ne s'étendrait pas à d'autres segments de la place financière américaine. Lorsque ceci a quand même eu lieu, nous pensions qu'elle n'aurait pas de répercussion sur l'économie réelle aux Etats-Unis. Une fois que cela s'est produit, nous pensions qu'elle ne se répandrait pas sur l'économie réelle en Europe. Pourtant c'est ce qui s'est passé. Le résultat de tout ceci est une crise économique mondiale. C'est la première fois dans l'histoire moderne de l'économie que la conjoncture s'effondre dans tous les pays et que des éléments de récession se retrouvent partout dans le monde. Jusqu'à présent, les différentes crises se limitaient à un continent. La crise s'est globalisée, nous avons donc besoin de réponses globales.

Marc Vanacker: Vous parlez dans ce contexte de vos moments les plus difficiles en tant que politicien et que chaque mot que vous dites est mis sur la balance...

Jean-Claude Juncker: Commençons d'un point de vue national. Lorsque vous vous trouvez dans l'action pour sauver deux des plus grandes banques luxembourgeoises, vous devez faire attention à ne rien dire qui pourrait rompre la confiance des clients et qui pourrait avoir comme conséquence des réactions de panique. Parallèlement, vous avez l'obligation de dire la vérité. Il s'agit de procéder de manière très prudente. Dans ma qualité de chef de l'Eurogroupe, chaque mot, chaque adjectif, chaque temps de réflexion est interprété et engendre des réactions immédiates sur les places financières. C'est fatiguant par moments.

Marc Vanacker: Les derniers sondages publiés montrent que les Luxembourgeois sont satisfaits de votre travail et des autres membres du gouvernement impliqués dans la gestion de la crise. Dans un entretien paru dans le Télécran, vous dites que jamais auparavant, vous n'avez eu aussi peur de commettre des fautes. Avez-vous commis des fautes?

Jean-Claude Juncker: Je ne perçois aucune erreur. Nous avons résolu les problèmes du secteur bancaire au Luxembourg de manière rapide, minutieuse et durable. On aurait pu commettre des fautes, nous ne l'avons pas fait. Ce mérite revient à l'équipe gouvernementale Frieden-Krecké, et à M. Gaston Reinesch, Jean-Lou Siweck et Jean Guill. En plus, les relations professionnelles avec les responsables de Dexia et de Fortis furent excellentes.

Marc Vanacker: Le rôle de l'Europe a toujours été mis en avant lors de cette crise. Vous dites que l'euro a sans doute évité le pire. Le rôle joué par certains politiciens européens, notamment Nicolas Sarkozy, n'a-t-il pas toujours donné l'impression que tous tiraient dans la même direction?

Jean-Claude Juncker: L'Europe a tiré dans la même direction. Les attaques de la France sur la place financière luxembourgeoise ne reflètent pas une attitude de l'Union européenne. La position française n'était pas nouvelle. Nous avons réagi de manière virulente à la télévision française et sereinement lors des discussions bilatérales avec les autorités françaises et allemandes. Les reproches ne se sont plus reproduits par la suite.

Marc Vanacker: Revenons au Luxembourg, au moment où la crise financière battait son plein, un autre débat a fait couler beaucoup d'encre, celui sur l'euthanasie. A quel point la décision du Grand-Duc de ne pas vouloir signer le texte de loi sur l'euthanasie vous-a-telle touché?

Jean-Claude Juncker: J'ai toujours eu de bonnes relations avec le Grand-Duc et je les ai toujours. J'ai toujours défendu la famille grand-ducale ces dernières années, même lorsque l'opinion publique laissait penser que l'approbation d'une bonne partie de la population n'était plus intégrale. Il s'agit d'une question, où pour des raisons d'Etat, j'ai dû faire part de mon désaccord avec le Grand-Duc. C'est une pratique courante depuis plus de 100 ans que nos chefs d'Etat sanctionnent et promulguent les textes qui ont été votés par le Parlement. Je suis d'avis qu'il s'agit d'un principe de base d'une démocratie que c'est le Parlement qui décide et qui a le dernier mot. Le Grand-Duc a décidé que pour des raisons de conscience il ne pouvait sanctionner le texte, vu que sanctionner veut également dire approuver. C'est pour cette raison que nous avons dû trouver rapidement une solution pour le libérer de ce conflit. Ceci ne change rien au fait que je respecte énormément le Grand-Duc. C'est quelqu'un de très engagé, quelqu'un - et je le sais - qui fait bien son travail. Mais ici il s'agissait d'un désaccord qui aurait pu déclencher une crise d'Etat et qu'il fallait éviter.

Marc Vanacker: 2008 n'a pas été marquée que par la crise. D'autres dossiers, comme la réforme territoriale ou celle de l'école, sont un peu passés en désuétude. Quelles sont les discussions qui vous ont marqué?

Jean-Claude Juncker: Certaines lois votées sont une avancée majeure, comme la loi sur l'immigration et l'intégration, la double nationalité, le statut unique sans oublier certains éléments du budget 2009 qui renforce le pouvoir d'achat des gens. Pour 2009, j'espère que tous les textes concernant l'enseignement seront votés. Il s'agit d'un dossier extrêmement important. S'ils sont bien transposés, ils auront comme conséquence que moins d'enfants seront laissés de côté, sans pour autant assister à une dévalorisation des diplômes. Ma priorité à côté de la crise économique sera celle de la politique scolaire.

Marc Vanacker: Sur le plan international, les élections américaines ont été suivies avec un grand intérêt. Vous aviez déclaré voter pour Barack Obama. Quels espoirs fondez-vous en Obama?

Jean-Claude Juncker: Barack Obama sera un bon partenaire pour remédier à la crise économique. Il s'est dit en faveur d'interventions massives de l'Etat, même si cela ne résoudra pas les problèmes à moyen terme des Etats-Unis. Leur déficit budgétaire sera encore plus élevé. Contrairement à Bush, avec qui j'ai toujours noué des relations amicales mais avec qui j'avais de nombreuses divergences politiques, il donne l'impression que les Etats-Unis se rendent compte qu'ils ne peuvent pas résoudre seuls les problèmes du monde entier. Cependant, ce ne sera pas un président facile pour les Européens. Il aura des exigences et il les formulera, et une fois que ce sera en place, nous perdrons la fonction alibi de Bush. Nous ne pourrons plus nous cacher derrière cet alibi.

Marc Vanacker: Le Japon, le Kazakhstan, la Mongolie ou encore le Vatican ne sont que quelques-unes des destinations que vous avez effectuées en 2008. Quels personnages vous ont le plus marqué?

Jean-Claude Juncker: Difficile d'y répondre. Ce qui me fascine toujours dans mes voyages, qui durent beaucoup moins longtemps que ce que les gens pourraient croire, ce sont les hommes et les femmes avec lesquels on fait connaissance. Un proverbe chinois dit: "Voir est plus important qu'entendre cent voix." Tant qu'on ne fait que lire ou écouter parler sur un sujet, on n'a qu'une opinion provisoire. Si au contraire, on a été sur place et qu'on a discuté avec les gens concernés, on a l'impression de mieux comprendre. Voyager rend plus humble.

Marc Vanacker: Le Luxembourg est un des pays qui par rapport au PIB investit le plus dans la politique d'aide au développement. Est-il plus dur de faire passer ce message en temps de crise?

Jean-Claude Juncker: Si la crise s'accentue au Luxembourg, la politique d'aide au développement subira des pressions. Cependant, je suis d'avis qu'il existe des parallèles entre la pauvreté, la famine qui existe dans le monde et la protection de l'environnement. La crise financière et économique sera terminée un jour, la catastrophe écologique, la misère et la mort de 25.000 enfants par jour pour cause de famine sont des problèmes qui resteront, ergo, il faut s'attaquer au problème de manière offensive. Si un jour il y a la revendication de réduire notre participation en matière d'aide au développement, je m'y opposerai.

Marc Vanacker: Passons à un sujet moins sérieux. Le Luxembourg a brillé cette année sur la scène internationale dans plusieurs disciplines sportives. Avez-vous le temps de suivre ces exploits et font-ils partie des conversations avec d'autres hommes politiques?

Jean-Claude Juncker: On m'a souvent parlé des performances des cyclistes luxembourgeois. Avec mes amis belges, je discute beaucoup sur le fait que nous avons battu la Belgique 1:1. J'ai découvert la vraie fierté nationale au moment du Tour de France. Lorsque Kim Kirchen a revêtu le 10 juillet le maillot jaune, c'était pour moi une certaine manière de renouer avec la grande époque du cyclisme luxembourgeois dans les années 50. Quelques jours plus tard, Frank Schleck a lui aussi réussi à revêtir le maillot jaune. C'est une drôle de manière de devenir un patriote sportif. J'aime les Luxembourgeois qui réussissent.

Marc Vanacker: Quel souhait avez-vous pour 2009, pour les Luxembourgeois et pour vous-même, sachant que l'année prochaine sera une année électorale?

Jean-Claude Juncker: Je ne me préoccupe même pas marginalement des élections. Les six prochains mois ne permettront pas à ceux qui occupent des responsabilités gouvernementales de s'investir énormément dans ces élections. Le travail doit d'abord être accompli. Les uns peuvent se concentrer sur les élections, les autres non. Ce n'est pas un reproche, simplement une explication pourquoi d'autres ne pourront pas mener une campagne électorale aussi vaste que cela devrait probablement être le cas.

Je souhaite aux Luxembourgeois qu'ils développent un sens aigu de la solidarité. En temps de crise, le danger est grand de tomber dans un égoïsme de groupe. Je n'aimerais pas que ceux qui ne sont pas représentés par différents groupements soient oubliés. Ma grande crainte c'est que nous perdions en cohésion sociale. Mon souhait serait donc que cela ne se produise pas.