Interview de fin d'année du Premier ministre Jean-Claude Juncker

Radio Latina: Monsieur le Premier ministre, bonjour.

Jean-Claude Juncker: Bonjour.

Radio Latina: Merci d'avoir pris le temps de nous accorder cette interview dans ces derniers jours de l'année. Donc, Monsieur Juncker, le moins qu'on puisse dire c'est que 2008 a été riche en événements. Le plus marquant étant peut-être la crise financière internationale. Quel bilan faites-vous de l'année écoulée en général?

Jean-Claude Juncker: Il est très difficile de tirer le bilan de l'année vers la fin de l'année, puisque, de l'année qui est toujours en cours, on aura tout appris lorsque nous serons en mars. Nous allons découvrir en mars, mai, avril des éléments marquants de l'année 2008 que nous ignorons jusqu'à présent.

L'année fût, sans aucun doute, marquée par la crise financière qui a trouvé son origine aux États-Unis, qui s'est élargie vers l'économie réelle mondiale. C'est la première fois, et en cela cette crise est sans précédents, que le monde entier est confronté à une crise économique, alors qu’auparavant, lors des crises précédentes, elle était soit sectorielle, exemple acier, ou continentale, mais elle n'était jamais planétaire.

Ce qui fait qu'à un problème global nous devons apporter une réponse globale, c’est ça à quoi nous nous employons en Europe. C’est ça à quoi nous nous employons ensemble avec nos amis américains et avec les autres grands acteurs de l'économie mondiale.

Radio Latina: Luxembourg for finance, l’agence spécialement créée pour promouvoir la place financière du Luxembourg à l'étranger, a révélé avoir eu du mal à amener à bien sa principale mission. Quelles conséquences pourrait avoir un éventuel désintérêt des investisseurs pour l'un des piliers le plus important de l'économie nationale.

Jean-Claude Juncker: Nous sommes largement dépendants, sur un plan interne et également externe, de l'activité du centre financier qui, dans notre pays et dans le produit intérieur brut de notre pays, occupe une place importante. Je pars de l'idée que notre place financière, tel est le résultat jusqu'à présent, résiste mieux au choc provoqué par la crise financière, que d'autres centres financiers en Europe et ailleurs.

Mais on part tout de même de l'idée que les activités de la place vont se rétrécir en 2009, comme elles se sont rétrécies sur les derniers mois de 2008. Cela aura pour conséquence immédiate que probablement il y aura un tassement de l’emploi dans le secteur financier. Ce tassement de l’emploi et la réduction des activités ne manquera pas de produire ces effets en terme de recettes fiscales, qui seront moindres qu'elles ne le furent pendant les années précédentes.

Radio Latina: Donc, il faut diversifier l'économie au Luxembourg, par exemple le commerce électronique ou la logistique sont des secteurs importants pour pouvoir sortir de cette crise.

Jean-Claude Juncker: La diversification du tissu économique est un devoir de tous les instants. Et nous l'avons fait pendant de longues années. Vous avez raison de mentionner le secteur de l'e-commerce, où nous avons été présents sur la scène internationale avant les autres. En fait, nous y réalisons d’assez bons résultats, y compris en terme de recettes fiscales. Le ministre de l'Économie a l’intention de développer, par de grandes initiatives, le secteur de la logistique et je ne peux que l’appuyer dans ce domaine.

Radio Latina: Dernière question en ce qui concerne l'économie. Croyez-vous donc que le pire soit derrière nous ou devons-nous attendre d'autres retombées dans les prochaines semaines ou mois ?

Jean-Claude Juncker: Nous sommes aux prises avec une crise qui a une ampleur que nous n'avons jamais connue auparavant. Moi, je ne crois pas que nous soyons arrivés au bout du tunnel. Cette crise va nous accompagner tout au long des années 2009 et 2010.

Radio Latina: Tout ce qui est de la politique nationale, 2008 a aussi été une année mouvementée, notamment par le refus du Grand-Duc Henri à signer la loi sur l'euthanasie. Quelle leçon peut-on tirer de ce qui s'est passé dernièrement.

Jean-Claude Juncker: Mais la leçon, que nous avons tiré de l'événement dont vous parlez en termes institutionnels est connue. Nous avons apporté une modification à l'article 34 de notre Constitution, qui désormais prévoit que le Grand-Duc promulgue les lois sans devoir les sanctionner. C'est-à-dire sans devoir les approuver. Je pense donc, qu'en termes institutionnels nous avons évité une crise.

Radio Latina: De manière générale, est-ce que vous pensez qu'il faudrait démarrer un processus de réforme approfondie de la Constitution?

Jean-Claude Juncker: La Constitution a connu de nombreux changements pendant les dernières années. Il faudra poursuivre le toilettage des textes pour mettre les textes en concordance avec la pratique constitutionnelle.

Radio Latina: En ce qui concerne la loi sur l'euthanasie, elle a maintenant été approuvée par les députés, par la Chambre des députés. Mais, quel est réellement son avenir? Va-t-elle entrer en vigueur, vu qu'il y a donc la révision de la Constitution, un référendum qui est commandé par un comité d'initiative. Quel est réellement son avenir?

Jean-Claude Juncker: Mais, tout dépendra de la question de savoir si, oui ou non, il y aura un référendum. J'ai lancé toutes les procédures, puisque le comité d'initiative qui s'était formé a introduit une demande qui conforme aux exigences du texte.

Nous allons devoir attendre le moment où nous pourrons constater si, oui ou non, les initiateurs de cette initiative de référendum ont pu recueillir les 25.000 signatures d'électeurs luxembourgeois. C'est-à-dire de citoyens qui sont inscrits sur les listes électorales.

S’il devait y avoir un référendum, les Luxembourgeois et ceux qui vont passer vers ce référendum doivent savoir qu'ils n'ont pas à se prononcer sur la justification ou non d'avoir doté notre pays d’une loi sur l'euthanasie, mais le choix qu'ils ont a opérer pour la question de savoir si, oui ou non, le Grand-Duc peut avoir le droit de refuser l'entrée en vigueur d'une loi qui aurait été votée par la Chambre des députés. C'est ça l’enjeu du référendum. Il faut voir pendant quelques semaines encore si, oui ou non, il y aura un référendum ou non.

Radio Latina: C'est un dossier qui vous a personnellement touché. On vous a vu presque en larmes au parlement.

Jean-Claude Juncker: Oui, c'est un sujet qui est existentiel. Moi, je n'ai pas aimé certains aspects du dossier. Je n'aime pas les propos de ceux, qui disent que ceux qui ne sont pas en faveur de l'euthanasie sont des stupides réactionnaires. Je n'accepterai jamais que ceux qui sont pour l'euthanasie soient décrits comme des criminels, comme des gens qui ne respectent pas la vie, ni la leur, ni celle des autres.

Et j'ai voulu, en fait, réconcilier les 2 sensibilités qu'il y a sur ce sujet dans le pays. Comme je n'avais jamais pris vraiment position sur ce texte, puisque je ne suis pas député, j'ai cru utile d'essayer de réconcilier les 2 sensibilités de dire, sur le texte qui fut voté, l'appréhension partielle que j'en ai.

Radio Latina: Le Luxembourg est un pays demandeur de mains-d'œuvre étrangères, ce qui pose des défis au niveau de l'intégration des citoyens venus d'ailleurs. Est-ce que les nouvelles lois de l'immigration, l'intégration et la nationalité sont à votre avis des instruments efficaces pour répondre à ces défis.

Jean-Claude Juncker: Je crois que l’arsenal législatif dont nous nous sommes dotés est maintenant mieux structuré pour réussir l'accueil de l'intégration de ceux qui, depuis loin, viennent chez nous. Nous sommes mieux outillés, avec les législations à qui vous faites référence, que nous l'étions en leur absence.

Radio Latina: En ce qui concerne la loi sur la nationalité, le fait d'avoir rehaussé de 5 à 7 ans le délai de résidence obligatoire pour l'acquisition du passeport luxembourgeois a été vivement critiqué par certaines associations et partis politiques. Comment expliquez-vous ce rehaussement ? Était-il nécessaire ?

Jean-Claude Juncker: Je n'étais pas, comment dire, ultra attaché à la nécessité qu'il y aurait de prévoir une durée de résidence plus longue, que celle que nous avons connu et qui était de 5 ans.

Il faut voir, ce qu'on oublie souvent, que les partis politiques y compris ceux qui sont gouvernementaux, avaient des points de départ différents, qu'ils avaient exposés dans leurs programmes électoraux.

Le parti chrétien social, dans son programme électoral – et il faut quand même s'y tenir, non – avait dit, voilà, durée de résidence 5 ans. Mais pour ceux qui optent pour la double nationalité, durée de résidence 10 années. Et donc pour ne pas obliger mon parti de trahir ce qu'il avait dit devant les électeurs, nous avons dû chercher un compromis avec l'autre parti gouvernemental. Et donc, au lieu de rester à 5 ans pour la simple nationalité et à 10 ans pour la double nationalité, nous avons fait le choix, qui n'est pas très intelligent pour le reste, de nous mettre d'accord sur 7 années.

Mais je voudrais que les procédures, pour acquérir la nationalité luxembourgeoise ou pour acquérir la double nationalité, puissent démarrer avant l'écoulement du délai qui est prévu par loi. Si quelqu'un est au pays pendant 5 années et veut devenir luxembourgeois ou acquérir la double nationalité, que les procédures soient lancées, pour que nationalité ou double nationalité, il puisse l’avoir le jour même de la septième année de résidence.

Ce qui, en pratique, veut dire que, en dépit d’un léger allongement du délai de 5 à 7 ans, en réalité nous n’aurons aucun allongement de la durée.

Radio Latina: Au niveau européen, le dernier sommet a laissé entrevoir une solution pour la ratification du traité de Lisbonne. Quand croyez-vous qu'il pourra entrer en vigueur, ce traité?

Jean-Claude Juncker: J'ai dit, il y a 6 ou 7 mois, que le traité entrerait probablement en vigueur au plus tôt le premier janvier 2010. On m’a beaucoup critiqué pour cela. Maintenant, il s’avère que toutes discussions ont été évacuées, qu'il ne sera pas possible de faire entrer en vigueur le traité avant le 1er novembre. Donc, je pense que l'entrée en vigueur sera entre novembre et décembre 2009/janvier 2010. À supposer que les Irlandais votent oui et à supposer que les Irlandais soient d'accord pour se soumettre au plaisir d'un 2e référendum.

Radio Latina: C'est souvent la question qu'on voudrait vous poser, et maintenant, comme on approche les Fêtes de Noël on est trop tenté de vous la poser à nouveau. Seriez-vous tenté à être la voix et le visage de l'Union européenne en acceptant, par exemple, le poste de président permanent du Conseil européen.

Jean-Claude Juncker: Mais Madame, ce poste est prévu par le traité de Lisbonne. Et le traité de Lisbonne n'est pas encore entré en vigueur. Pourquoi voudriez-vous que je me prononce par rapport à un poste qui apparaît aujourd’hui comme étant virtuel, puisque le traité n'est pas encore entré en vigueur ? En 2004, on m’avait proposé à l'unanimité des autres chefs d'État et de gouvernement, la présidence de la Commission, que j'ai refusée parce que j'avais pris d'autres engagements devant le pays.

On avait dit à l'époque, les autres partis, une bonne partie des journaux luxembourgeois, que j'étais en train de mentir aux Luxembourgeois. Que, de toute façon, après les élections, je partirai vers d'autres horizons. Je ne l'ai pas fait. Pour le reste, personne ne s’est excusé d'avoir dit que je mentais. Ils ont constaté tout simplement que je n’avais pas menti. Cette fois-ci nous parlons d'un poste qui n'existe pas, alors que la dernière fois nous parlions d'un poste qui existait, que j'occuperais si j'avais voulu l'occuper.

Je n'ai pas une tendance très prononcée à vous dire oui ou non, puisque le poste ne peut être occupé qu’au moment où il aura existé vraiment, ce qui n'est pas le cas.

Radio Latina: Vous y penserez quand même, le moment arrivé ?

Jean-Claude Juncker: Si l'âne était un chat, l'âne pourrait grimper les arbres.

Radio Latina: Justement, en ce qui concerne les engagements, 2009 est aussi une année importante pour la politique nationale. En juin auront lieu donc les élections législatives. Êtes-vous candidat pour le poste de Premier ministre ?

Jean-Claude Juncker: Oui, je suis candidat aux élections nationales, où on n’élit pas les Premier ministres, mais les députés. Donc, je suis député candidat, mais ma véritable intention est de redevenir Premier ministre dans ce pays. Je ne le cache pas. Pourquoi le ferais-je d'ailleurs, je n'ai pas l'impression qu'il y aurait le [inaudible] autour de moi. Il y a plusieurs hommes politiques qui peuvent prétendre au rôle de Premier ministre dans ce pays. J'essayerai de tout faire pour être celui qui trouvera l'approbation la plus large.

Radio Latina: Et en cas de victoire de votre parti, s'il y a besoin d'une coalition, quelle formation politique serait pour vous la plus adéquate à mener à bien les défis que vous vous lancez.

Jean-Claude Juncker: Je crois en la tradition luxembourgeoise qui veut que les gouvernements ne se forment pas avant les élections, mais après les élections, et en vue des résultats des élections. Et c’est une des traditions qu'il faudrait faire perdurer. Nous verrons le soir ou les lendemains des élections, on ne peut pas le prédire.

Ce qui importe aux Luxembourgeois, ce n’est pas ce que le Premier ministre pense sur la composition éventuelle du gouvernement, ce qui importe aux Luxembourgeois est de choisir les bons candidats au poste auquel ils prétendent, sur base de ce qu'ils ont fait, c'est-à-dire de leurs bilans et leurs propositions qu'ils auront émises d'ici-là pour l'avenir.

Radio Latina: Quelles sont vos perspectives pour 2009, surtout ce qui concerne l'économie ?

Jean-Claude Juncker: Je crois que l'année 2009 sera une année très difficile. Tout comme d'ailleurs celle de 2010.

Nous avons, dans ce pays, la chance d'avoir à notre disposition des marges de manœuvre budgétaire qui nous permettent de réagir anticycliquement au beau milieu de la crise. Nous devons pouvoir prendre appui sur les politiques qui sont engagées au niveau de l’Eurozone, et notamment dans nos pays voisins. Et nous devons faire en sorte qu'au Luxembourg même, qui ne peut pas relancer par lui-même et lui seul la conjoncture européenne, nous devons avoir pour souci de faire les bonnes politiques.

Les bonnes politiques consistent en des réductions fiscales qui augmentent le pouvoir d'achat, dans des crédits d'impôt dont bénéficieront surtout ceux qui sont plus fragiles, plus vulnérables, qui disposent de revenus moins élevés que la moyenne, et nous allons anticiper les investissements que nous avions prévu pour les années 2011, 2012, 2013 pour que nos entreprises puissent trouver des activités économiques qui leurs permettront de ne pas devoir licencier. Nous voulons maintenir en état la structure de notre économie pour que demain, après la crise et en cas de reprise, nous puissions redémarrer plus vite et d'une façon plus efficace que nos voisins.

Radio Latina: Pour terminer, donc quel message désirez-vous transmettre aux auditeurs de Radio Latina.

Jean-Claude Juncker: Je voudrais que ceux, qui vivent chez nous, non Luxembourgeois et Luxembourgeois, se rendent bien compte du fait que, bien qu'il y ait une crise, il n'y a aucune raison de changer tous leurs comportements. Je ne vois pas pour quelle raison, alors que les impôts sont réduits, les allocations sociales augmentent, pourquoi nous consommerions moins en 2009 qu'en 2008. Si nous le faisions, nous aggraverions la crise. Donc, chaque consommateur doit avoir un comportement de citoyen.

Et 2, je voudrais que ceux qui ont moins de problèmes, parce qu'ils ont des revenus confortables, soient solidaires, devrai-je dire davantage solidaire à l’égard de ceux qui ont moins. Il y a, dans ce pays, des gens qui ne gagnent pas beaucoup. Qui ont du mal à boucler leur fin de mois. Qui ont du mal à payer leurs loyers, qui ont du mal à habiller leurs enfants comme les autres enfants sont habillés. Je voudrais, que dans un moment de crise, nous nous resaisissions et que nous portions notre regard, c'est-à-dire notre cœur, vers ceux qui vont moins bien.

Radio Latina: Monsieur le Premier ministre, merci de nous avoir accordé ce petit temps d'interview, et bonne fête.

Jean-Claude Juncker: Bonne fête à vous.

Dernière mise à jour