"Fier d'être l'un des pères de l'euro", Jean-Claude Juncker au sujet du traité de Maastricht et de la crise des dettes publiques dans la zone euro

Le Temps: Difficile, vingt ans après Maastricht et l'enthousiasme suscité à l'époque par l'Union économique et monétaire, de ne pas commencer cet entretien par la débâcle de la dette grecque. La survie de la monnaie unique ne passe-t-elle pas par une faillite de la Grèce?

Jean-Claude Juncker: Je n'ai pas changé d'opinion: la Grèce restera dans la zone euro, parce qu'aucune autre option sur la table n'est envisageable, pour Athènes comme pour les autres pays dotés de la monnaie unique. Je rappelle que les traités européens ne prévoient aucun mécanisme d'éjection d'un Etat membre, et qu'une sortie de la Grèce ne signifierait en rien un allégement du fardeau financier pour la communauté. Ceux qui, en Allemagne, fulminent contre la fameuse "Union de transfert", oublient que le sauvetage du pays, si celui-ci revient à la drachme, nous coûtera des montants inimaginables en terme de fonds structurels puisqu'il restera membre de I'UE. Si la Grèce sort de l'euro, le prix de notre solidarité sera encore plus élevé! Avons-nous réfléchi, par ailleurs, aux conséquences stratégiques d'un naufrage de la Grèce, avant-poste de l'Union européenne entre les Balkans et la Turquie? Sommes-nous prêts à assister sans bouger à cet affaissement total, qui serait aussi le nôtre? Je le maintiens: nous avons vis-à-vis des Grecs un devoir de solidarité, au diapason de la solidité des réformes entreprises.

Le Temps: N'empêche: la crise grecque alimente les spéculations sur l'échec de l'euro, voire sa fin programmée. Dans vingt ans, en 2032, la monnaie unique aura survécu?

Jean-Claude Juncker: Evidemment! En 2032, soit quarante ans après la signature du Traité de Maastricht, l'euro sera une monnaie stable, et protégera le pouvoir d'achat interne des pays qui l'ont adopté. Lesquels seront bien plus nombreux qu'aujourd'hui. La force de l'Europe sera d'avoir, avec l'euro, une monnaie de réserve à l'égal du dollar et, sans doute, du yuan chinois. Et notre Vieux Continent, devenu proportionnellement, de plus en plus petit, compensera ainsi son relatif déclin. Comment croyez-vous que l'Europe, qui comptait 20% de la population mondiale dans les années 1900 et n'en comptera plus que 7% en 2050 sur un total de 9 ou 10 milliards d'habitants, pourra continuer de rivaliser avec les autres grandes puissances? La géographie, comme la démographie, ne jouent pas en notre faveur. Un euro fort est la condition d'une Europe qui pourra continuer d'influencer le cours des choses dans un monde globalisé, grâce à la puissance et à la solidarité nouée autour de son marché intérieur. C'est ce message que nous devons inculquer aux jeunes générations. L'erreur, aujourd'hui, est de répéter notre discours traditionnel sur l'Europe de la paix et de la guerre. Il est justifié, mais il laisse les jeunes générations indifférentes. Ce qu'il faut, c'est observer la réalité. La démographie nous obligera à resserrer les rangs. C'est la grille de lecture incontournable.

Le Temps: La crise de la dette n'en a pas moins révélé les faiblesses de l'euro. Vous étiez à Maastricht, le 7 février 1992, aux côtés de Helmut Kohl, de François Mitterrand et de Jacques Delors. Pourquoi ne pas avoir été, alors, plus loin dans l'intégration budgétaire?

Jean-Claude Juncker: Nous avons créé l'euro sur la seule base viable au sein de l'Union européenne: celle d'Etats souverains qui acceptent in fine de se doter d'une Banque centrale indépendante, pour mettre leur monnaie commune à l'abri de l'action publique immédiate. Et croyez-moi, nous avons tous du faire des efforts colossaux pour en arriver là! J'ai eu la chance d'être à la fois un acteur et un témoin privilégié du processus qui a conduit à Maastricht. Je me souviens que l'Allemagne ne voulait faire aucun compromis sur la Banque centrale. Son ministre des Finances, Théo Waigel, retapait à chaque fois du poing sur la table avec sa fameuse formule: "3% de déficit budgétaire, c'est 3%!" Tandis que la France, elle, exigeait un gouvernement économique. Berlin voulait d'un euro avec moins de pays, sans l'Italie ou la Belgique.

Ce qui pour moi, jeune ministre luxembourgeois des Finances de 37 ans, était un cauchemar, car notre monnaie était... le franc belgo-luxembourgeois. Nous n'avions pas de Banque centrale au Grand-Duché. Nous avons même, au cas où, fait imprimer des billets. Paris, de son côté, ne pouvait pas imaginer de laisser de côté un seul pays fondateur de la Communauté. Tel est le chantier sur lequel nous avons bâti l'euro.

Le Temps: Un chantier très politique, avec en arrière-plan la réunification allemande et tout l'enjeu de la monnaie unique comme moyen d'arrimer Berlin à l'Union...

Jean-Claude Juncker: Ce donnant-donnant entre la France et l'Allemagne est une légende. La monnaie unique n'a pas été le prix à payer pour la réunification. La décision de créer l'euro remonte très exactement à la mise en place du comité Delors des gouverneurs des banques centrales, en octobre 1988. Personne ne prévoyait alors la chute si rapide du Mur de Berlin et de l'Allemagne de l'Est. La perspective de la faisabilité de la réunification a bien sûr accéléré les choses. Elle a permis à quelques "entremetteurs" entre Paris et Berlin, dont je faisais partie, de jeter un pont entre les profondes divergences franco-allemandes. ¨

La naissance de l'euro, pour moi, est intervenue en mai 1991, lors d'un conseil informel des ministres des Finances à Luxembourg. Nous avons compris, avec Jacques Delors, que la monnaie unique verrait le jour lorsque le Royaume-Uni a accepté la dérogation que nous lui avons proposé, suivi par le Danemark. Nous étions enfin prêts à aller de l'avant même si d'autres Etats membres leur avaient embrayé le pas. La volonté collective était au rendez-vous. Nous allions réussir.

Le Temps: Des erreurs n'ont-elles pas quand même été commises? N'avez-vous pas péché par optimisme?

Jean-Claude Juncker: Je suis fier, très fier, d'être le père de cet euro-là, car il n'aurait pas été possible de créer autrement la monnaie unique. Je le dis d'autant plus que je suis personnellement, encore aujourd'hui, partagé entre la religion allemande de l'orthodoxie budgétaire absolue, et la conviction française qu'il faut laisser de la place à l'action politique. La monnaie unique est le fruit de cette inévitable synthèse. Or, ce choix, nous le ferions encore aujourd'hui car il reste le seul possible sur la base d'Etats souverains et attachés à leurs prérogatives. Les mêmes pays à l'époque, auraient pris les mêmes décisions.

Le Temps: Les tensions internes à la zone euro étaient en somme programmées?

Jean-Claude Juncker: On les a très vite vues à l'oeuvre. L'idée de fusionner les monnaies nationales n'a pas tardé à vaciller. Dès 1993, l'Allemagne et les Pays-Bas ont de nouveau proposé de faire cavaliers seuls, avec quelques Etats dont le Luxembourg. Puis les socialistes français sont arrivés au pouvoir en 1997 et ils ont exigé la participation de l'Italie! L'euro s'est fait ainsi et nous n'avions pas d'autres choix. Nous avons en revanche sous-estimé ce que l'écrivain néerlandais Gert Maak appelle les "deux hémisphères de l'Europe monétaire". La légèreté avec laquelle ces questions sont abordées au sud du continent est une réalité problématique. Nous avons là péché par ignorance. Le mérite essentiel de la monnaie unique est toutefois que ces différences culturelles s'estompent. Nous avons aussi trop négligé le gouvernement économique, la nécessité de coordonner nos politiques. L'indépendance de la Banque centrale européenne s'est révélée de son côté, comme le prédisait l'Allemagne. être un rempart contre les excès immédiats. En vous racontant tout cela, je me dis que je devrai écrire mes Mémoires...

Le Temps: Avec des regrets sur la manière de faire aujourd'hui, des dirigeants européens?

Jean-Claude Juncker: Pas de regrets, mais le constat d'un changement, oui. Par rapport à l'époque du Traité de Maastricht, l'Europe est sans doute devenue moins conviviale. Il y avait, à l'époque, plus de volonté commune de bien faire ensemble. Ii y aujourd'hui davantage de volonté de se singulariser. Les modes de pensée et d'action ont changé et les dirigeants habitués à dresser des ponts, comme moi, sont peut-être moins sollicités.

Le Temps: Faites-vous partie de ceux pour qui le retour de compétitivité est aujourd'hui un impératif absolu?

Jean-Claude Juncker: Les mots "compétitivité" et "concurrence", ont une connotation péjorative que je ne partage pas. Il s'agit d'assurer à l'Europe sa place, d'affronter d'autres grandes puissances: c'est la simple observation de la réalité. Or nous n'y parviendrons pas sans une reconsolidation de nos finances publiques. On ne peut pas ajouter les déficits aux déficits. On ne pourra pas faire de saut qualitatif en matière d'emploi si nous laissons péricliter nos finances. C'est un tort de croire que l'assainissement financier - la rigueur, que beaucoup confondent avec l'austérité - est contradictoire avec la création d'emplois. Ce qu'il faut, c'est trouver la bonne intersection, avec des politiques bien ciblées et des injections d'aide appropriées.

Le Temps: Qu'écrirez-vous, dans vos Mémoires, sur l'avenir du modèle social européen, dont l'euro est supposé être l'un des socles?

Jean-Claude Juncker: Je le défendrai. Mon pari est que, dans vingt ans, les Européens n'auront pas abandonné leur modèle sociétal, pour glisser vers une organisation qui prenne congé de nos vertus économiques et sociales. Arrêtons, à la faveur de la crise de la dette, de recommencer à chercher la main invisible du marché. Elle n'existe pas. Je n'y ai jamais cru. Le marché est incapable de créer de la solidarité. Il crée de l'efficacité économique, que nous devons, en Europe, continuer d'utiliser pour une juste répartition des richesses. Je lutte pour retrouver la confiance des Européens et ma conviction est qu'ils n'abandonneront pas ce projet. Nous n'allons pas nous "sinologiser" pour ressembler aux Chinois. Lesquels d'ailleurs, auront peut-être d'ici à 2032 évolué vers un modèle proche du nôtre.

Le Temps: Vous connaissez bien la Suisse. Son système ne contient-il pas des recettes pour l'Union européenne?

Jean-Claude Juncker: Il me paraît clair que si la Suisse avait rejoint I'UE, elle n'aurait pas spontanément intégré la zone euro (rires).. Il est évident que le peuple helvétique est le constructeur de son propre succès. Mais imaginez-vous que la situation suisse aurait été la même si l'euro n'avait pas existé, si l'ordre monétaire global avait été encore plus soumis à rude épreuve. Il y aurait eu un ballet de dévaluations et d'appréciations à travers le continent. Que serait devenu le franc suisse? Je regarde de près ce qui se passe aujourd'hui. Les difficultés du secteur touristique helvétique, les réflexes d'achats aux frontières. Les Suisses n'ont pas intérêt, je crois, à jeter un regard condescendant sur l'Union.

Membre du gouvernement

JUNCKER Jean-Claude

Organisation

Ministère d'État

Date de l'événement

07.02.2012

Type(s)

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