Interview de François Bausch avec le paperjam

"Il faut planifier d'une façon beaucoup plus rationnelle, économe, le territoire dont on dispose"

Interview: paperjam (Jean-Michel Lalieu)

paperjam: Monsieur Bausch, 23 ans après le Sommet de la terre de Rio, est-ce que, selon vous, la notion de développement durable est bien comprise par le citoyen lambda?

François Bausch: Non, cette notion a été utilisée comme un fourre-tout. Aujourd'hui, quasiment tout est défini dans un contexte de développement durable, mais en réalité tout le monde interprète ce concept de manière différente. Il faudra encore le préciser. D'ailleurs, si je regarde mes compétences, je suis responsable des Infrastructures. Ça concerne les transports, les travaux publics et l'aménagement du territoire. En fait, la notion de développement durable pour les trois ministères dont j'ai la charge est de planifier toutes les infrastructures dans un contexte d'un aménagement du territoire qui veille à l'espace et à la protection du sol. Ce qui intègre également la sauvegarde de la biodiversité et tous les autres aspects liés. J'ai aussi la responsabilité des bâtiments publics et donc celle de faire en sorte qu'ils soient construits avec des matériaux écologiques, avec une efficience énergétique qui prend en compte les émissions de CO2, etc. Je gère donc beaucoup d'aspects, mais, par rapport au concept général tel qu'il a été défini à Rio, il y a eu des déformations.

paperjam: Justement, comment décririez-vous vos responsabilités en tant que ministre du Développement durable du Luxembourg?

François Bausch: Il s'agit de développer les infrastructures au sens large, des bâtiments publics aux transports, en faisant en sorte que le sol ne soit pas disponible à l'infini. Il faut donc maîtriser ces infrastructures pour faire en sorte que le Luxembourg ne soit pas, dans 5o ou 6o ans, complètement bâti. Il faut planifier d'une façon beaucoup plus rationnelle, économe, le territoire dont on dispose. Si nous ne développons pas une utilisation rationnelle du sol, in fine, le développement économique du pays sera freiné parce qu'on ne pourra plus fonctionner. Non seulement il y aura perte de qualité de vie, mais aussi stagnation. Le système ne fonctionnera plus. Par exemple, en termes de mobilité, si on ne se dirige pas vers la voie de la multimodalité, notamment via une plus grande utilisation des transports en commun, l'espace se réduit. Il n'est pas possible de construire des routes à l'infini. Et de toute manière, au final, on crée toujours un goulot d'étranglement dans la mesure où tout le monde cherche à se rendre au travail au même endroit. C'est cela qu'il faut bien comprendre. Le développement durable ne veut pas dire ne pas se développer, bloquer toute décision. Moi, je le vois de manière positive: il s'agit de se développer dans le respect de certaines limites. Mais pour arriver à cela, il faut changer certains comportements actuels.

paperjam:  Quels sont les outils dont dispose le gouvernement pour faire adopter aux acteurs concernés un comportement qui va dans ce sens?

François Bausch: Un des outils, c'est l'aménagement du territoire. C'est pour ça que je tiens beaucoup au processus actuellement en cours qui est de dire que, d'un côté, il faut des plans sectoriels, mais aussi une loi sur l'aménagement du territoire, plus sûre d'un point de vue juridique. Il faut donner plus de puissance au plan directeur de l'aménagement du territoire, qui est l'instrument de planification général. À l'étage inférieur, les objectifs peuvent être définis de façon concrète. C'est, par exemple, au niveau de la mobilité, le concept Modu (pour mobilité durable, ndlr), qui prévoit qu'il faut arriver à un modal split d'au moins 75/25 entre l'utilisation de la voiture et des transports en commun au niveau national; avec tout ce que cela comporte comme investissements dans le tram, le rail ou la mobilité douce. Au niveau du logement, c'est voir où on en développe, de quelle manière, comment assurer la mixité des quartiers, des villes. Au niveau de l'urbanisme, c'est repenser l'urbanisation qui a maltraité nos villes et nos villages de manière générale. Il existe donc différents domaines où les grandes lignes doivent être déclinées concrètement.

paperjam: Quel bilan tirez-vous des efforts déjà accomplis au Luxembourg en matière de développement durable?

François Bausch:  Quand j'ai relancé le débat au Parlement sur l'aménagement futur du pays, c'était une manière de réajuster des chiffres qui existaient déjà. J'ai ainsi pu démontrer que les chiffres qui avaient été définis il y a 10 ans ont déjà été dépassés. Exemple: le concept IVL (Integratives Verkehrs- und Landesplanungskonzept; concept intégré des transports et du développement spatial, ndlr), présenté en 2002, prévoyait certains scénarios d'accroissement des résidents et de la population frontalière pour 2020. Mais je constate qu'en 2015, on a déjà dépassé ces chiffres. En fait, on aurait déjà dû se décider en 2002 entre deux scénarios: continuer à attirer des frontaliers ou favoriser la résidence. Mais en 2015, les deux scénarios sont dépassés... Il y a effectivement une dynamique sans précédent au Luxembourg, mais les instruments définis en 2002 pour un développement différent n'ont pas été réalisés. Aujourd'hui, il faut faire un forcing pour mettre en place ces instruments, sinon nous serons paralysés dans notre développement général.

paperjam: Quelles sont les prochaines grandes actions qui seront mises en oeuvre pour intensifier les efforts du pays dans le domaine du développement durable?

François Bausch: Au niveau de la mobilité, nous avons un programme d'investissement sans précédent, dans la mesure où nous injectons un milliard d'euros dans les transports en commun et un autre dans le réseau routier. Mais il ne s'agit plus d'accroître le réseau routier comme on l'a fait dans les années 80 ou 90. L'objectif est avant tout de pouvoir développer des alternatives. Si nous construisons un boulevard de Merl ou un boulevard de Cessange à Luxembourg, c'est pour délester le centre-ville, afin d'y installer des couloirs de bus et de trams et faciliter à nouveau l'accès aux centres économiques importants par les transports en commun.

Quand le tram sera terminé et qu'il reliera l'aéroport à la Cloche d'Or, les centres économiques de la capitale seront alors tous reliés grâce aux transports publics. Sur ce tracé, il y aura neuf pôles d'échange, avec les bus, les trains ou la voiture grâce à d'immenses park & ride. Tout doit être réalisé pour 2021. C'est très ambitieux, mais il faut arriver à préserver ces délais, sinon nous risquons de gros problèmes de mobilité. Si les plans sont respectés, en revanche, l'attractivité des zones économiques sera intensifiée et la qualité de vie sera meilleure. À cela vient s'ajouter le projet multimodal à Bettembourg, la mise à trois voies de l'autoroute A3 et différents contournements pour délester les centres-villes.

paperjam: Outre l'aspect mobilité, avez-vous d'autres projets dans les cartons?

François Bausch: Oui, notamment au niveau du bâti. Nous avons un vaste programme de construction de nouveaux lycées. Au niveau de l'aménagement du territoire, nous avons constaté que le scénario des frontaliers commence à plafonner. C'est désormais celui des résidents qui augmente, ce qui va peser sur nos infrastructures. Il faut notamment décentraliser les écoles et rajouter des infrastructures. Le troisième point, c'est évidemment le logement. À ce niveau, mon ministère doit travailler étroitement avec le ministère du Logement.

Ce volet a deux facettes: celle de l'investissement privé et celle de l'investissement public qui, à mon avis, sera le plus important pour combler le déficit dans le domaine du logement abordable. Nous ferons un premier pas important avec le projet annoncé par le Premier ministre concernant la création d'un millier de logements au Kirchberg. Ils seront vendus à 70% sous les prix de marché et la plus grande part sera consacrée à la location. C'est un aspect très important, tout d'abord, pour combler le manque de logements abordables mais aussi pour faire diminuer la pression sur les salaires, qui doivent tenir compte des prix de l'immobilier. Il y va donc de la compétitivité économique du pays.

paperjam: Dans le bâtiment, il faut aussi intégrer les différentes normes environnementales pour les rendre plus "écologiques"...

François Bausch: De ce point de vue, nous avons un programme très ambitieux pour tenir compte de l'efficience énergétique ou de la durabilité des matériaux. Nous avons deux projets phares. Premièrement, le bâtiment central de l'Administration des eaux et forêts à Diekirch. Ce sera le premier bâtiment administratif au Luxembourg de la catégorie -Énergie+, ce qui veut dire qu'il produit plus d'énergie qu'il n'en consomme. Le nouveau lycée dédié aux soins de santé à Ettelbrück sera du même niveau. Il faut poursuivre dans cette voie, non seulement parce que l'État doit se montrer à la pointe du progrès, mais aussi pour faire en sorte que nos entreprises acquièrent de l'expérience dans ce domaine. Ce savoir-faire leur donnera un avantage sur la concurrence. Nous avons aussi un programme très ambitieux d'assainissement des bâtiments existants. Ce sont aussi de belles occasions pour nos entreprises de tenter de nouvelles expériences dans des chantiers parfois très complexes.

paperjam: Comment le gouvernement peut-il donner des inputs au secteur privé pour qu'il adopte des comportements plus durables?

François Bausch: L'État doit être celui qui incite le marché à entrer dans le mouvement. Il peut se permettre de jouer un rôle d'avant-garde par rapport aux technologies nouvelles qui visent un but de développement durable. Il doit démontrer que ça fonctionne et que c'est la bonne voie. Ça stimule le secteur privé et, au bout du compte, les mentalités évolueront. J'estime que des projets novateurs, financés à 100% par l'État, sont le meilleur incitant financier qu'on puisse proposer.

paperjam: Les notions de développement durable sont-elles suffisamment intégrées dans les programmes scolaires?

François Bausch: Il faudrait effectivement renforcer l'éducation au développement durable, il y a réellement un travail à faire. Ce n'est d'ailleurs pas uniquement une question de renforcement de la conscience des citoyens, c'est aussi cibler les opportunités pour le 21e siècle. On sait que les green jobs seront les plus porteurs d'emploi à l'avenir. Les défis sont là et les technologies sont disponibles. Personnellement, je n'aime pas le discours pessimiste autour du changement climatique. Il y a un énorme défi, c'est évident. Mais les technologies existent. Il faut pouvoir les adopter. Et à ce niveau, l'éducation joue un rôle. En plus, d'un point de vue économique, si l'on veut développer ces secteurs dans l'économie luxembourgeoise, comme c'est inscrit dans la stratégie de diversification économique, nous devons redéfinir le système éducatif dans cette direction, sinon ça ne fonctionnera pas. Mais des discussions existent à ce sujet.

paperjam: Quel intérêt portez-vous à l'évolution des bâtiments green et plus spécifiquement à l'intégration de l'agriculture urbaine, notamment à travers des serres urbaines?

François Bausch: C'est une superbe approche. C'est avant tout une manière de repenser l'espace urbain. Intégrer des pratiques liées à l'agriculture dans des bâtiments, je trouve ça génial. À New York, par exemple, on a réaffecté une ancienne voie de métro aérien en jardins, c'est une très belle réalisation. C'est encore expérimental, mais ces nouveaux projets donnent une nouvelle image de l'espace urbain. La qualité de vie en est améliorée et la ville devient moins dépendante de l'extérieur. C'est aussi très important dans la mesure où beaucoup de personnes décident de réintégrer cet espace urbain. Il faut vraiment agir dans cette direction. De nombreuses idées existent, des jardins communautaires, des serres sur les toits de bâtiments. Il faut foncer dans ces voies et leur donner la chance de servir de projet pilote.

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