Interview de Camille Gira avec le Quotidien "(...)Entériner les changements de cap nécessaires au niveau économique et sociétal, d'un point de vue mondial"

Interview: Le Quotidien (Hubert Gamelon)

Le Quotidien: À l'approche de,la conférence sur le climat de Paris (COP21), vous dites qu'il faut être "positif". Quelles sont les raisons d'y croire?

Camille Gira: Soyons d'un optimisme raisonnable. Si l'on compare par rapport à Copenhague 2009 (NDLR : archétype du sommet écologique raté), je vois trois signes rassurants. Tout d'abord, les climatosceptiques n'existent plus. Personne aujourd'hui ne conteste l'impact de l'activité humaine sur l'environnement, ni les changements qui nous attendent. Nous ne perdons plus de temps à nous convaincre entre nous. Deuxième bonne nouvelle, deux grands acteurs mondiaux viennent à Paris avec de sérieux gages d'engagement: la Chine et les Etats-Unis. Tout simplement car ils sont face à une évidence: ils n'ont plus le choix. À Pékin, par exemple, un habitant respire l'équivalent de 40 cigarettes par jour! La pollution est tellement forte que l'Etat oblige certaines usines à se déplacer vers le sud du pays. Aux Etats-Unis, le contexte est différent. Il est faux d'affirmer que les Américains ne font rien pour le climat, il suffit de regarder ce qui se fait en Californie, à San Francisco en particulier (NDLR: qui vise le zéro déchet avec une population de 850 000 habitants). Il y a, en revanche, un vrai problème de lobbying pétrolier. Par chance, Barak Obama est en fin de mandat: il peut taper du poing sur la table à la conférence, comme il l'a fait récemment en suspendant le projet Keystone XL, un oléoduc démesuré censé transporter le pétrole du Canada au golfe du Mexique. Dernière bonne nouvelle, enfin: le Canada est de retour à la table des négociations à la suite des récentes élections. C'est un revirement inespéré pour un gros pays pétrolier. Carole Dieschbourg, notre ministre de l'Environnement, a rencontré son homologue canadienne lors d'une réunion de préparation. Elle l'a sentie très concernée par l'enjeu...

Le Quotidien: François Hollande a recadré la diplomatie américaine qui assurait la semaine dernière "qu'aucun accord contraignant ne serait signé." Quels sont les objectifs de la COP21?

Camille Gira: On invoque souvent la barre des 2°C supplémentaires à ne pas dépasser d'ici la fin du siècle. Le chiffre est contestable. Deux degrés de différence engendrent déjà des conséquences lourdes dans certains pays (montée de la mer, etc.) Surtout, il ne sert à rien de fixer des objectifs trop contraignants si on lâche des acteurs majeurs en cours de route. Je crois qu'il faut être intransigeant sur une donnée précise: le changement de direction, pour tout le monde. L'enjeu de la COP21, c'est d'entériner les changements de cap nécessaires au niveau économique et sociétal, d'un point de vue mondial. Si on repart avec un accord à 2,7°C mais une ligne claire sur le désengagement progressif à l'égard des énergies fossiles (pétrole, charbon, etc.), ça me va. Après, on se revoit une fois tous les cinq ans, on ajuste le tir. C'est le basculement qui compte.

Le Quotidien: Dans ce concert des nations, le Luxembourg va jouer un rôle dé, car il assume la présidence du conseil de l'Union européenne. Comment va se traduire cet engagement?

Camille Gira: Là encore, tout nous pousse à être positifs. C'est la première fois que les 28 pays arrivent avec un mandat unique à la table d'une conférence climat. L'Union européenne va parler d'une seule voix. Je salue ici le formidable travail de notre ministre. Dès septembre, sous l'impulsion du Luxembourg, nous tenions ce fameux mandat. Les engagements européens sont clairs et nets : nous sommes d'avis que l'humanité doit arriver à zéro émission de CO2 d'ici la fin du siècle. Donc, moins 50% en 2050 et nous, du côté européen, moins 80% dès 2050 pour accélérer le mouvement planétaire. Notre continent a une carte formidable à jouer, car nous arrivons aussi en ..yant fait nos "devoirs à la maison". A Kyoto, en 1997, l'Europe avait signé pour une réduction de 20% de ses gaz à effet de serre d'ici 2015. Nous avons réduit nos émissions de 23%. Nous avons donc toute la légitimité pour fixer de nouvelles directions. Ne nous reposons pas sur nos lauriers et prenons une position offensive.

Le Quotidien: Qui pourrait bloquer le processus, pour quelles raisons?

Camille Gira: Par définition, on ne peut pas prévoir les coups bas. Les pays du Golfe vont se montrer frileux sur certains points, l'Australie aussi... En revanche, la traditionnelle opposition Nord-Sud est dépassée. C'est encore un point important. À Copenhague, le discours des pays du Sud était : "Vous avez lancé la révolution industrielle en premier, vous avez une dette écologique, pas nous." Aujourd'hui, chacun aspire à un développement harmonieux, les déséquilibres du climat ne connaissent pas les frontières. Le Chili mise beaucoup sur l'énergie solaire, l'Éthiopie se positionne également sur le créneau... Personne ne dit : "On va faire comme les Européens il y a 100 ans."

Le Quotidien: Un lieu commun veut que l'écologie soit un loisir de pays riches. Au contraire, vous êtes plein d'espoir pour les pays en développement.

Camille Gira: Vous dites souvent : "Ils vont sauter plusieurs étapes d'un coup." Expliquez-nous.

Le Quotidien: Ces pays vont nous surprendre, vous verrez. En Afrique de l'Ouest, le portable joue déjà un rôle considérable. On ne s'embarrasse plus avec des kilos de paperasse, on paye ses factures par téléphone. Imaginez cette même évolution avec la production d'électricité: pas de réseaux enfouis, pas de kilomètres de câbles, pas de centrales polluantes et de pertes énergétiques, mais une production locale, individualisée. Des panneaux solaires sur les maisons, des éoliennes de quartier, etc. Bref, ces pays vont sauter une étape pour accéder directement à la troisième révolution industrielle: une production d'énergie décentralisée, à l'échelle humaine. Et ils ne vont pas mettre un siècle comme nous pour y arriver.

Le Quotidien: Cela suppose de l'argent, une capacité d'innovation tout de même?

Camille Gira: C'est un autre point important de la conférence sur le climat de Paris. Il faut ressortir avec des objectifs chiffrés, notamment dans l'aide entre les pays du Nord et les pays du Sud. Les ministres européens des Finances ont travaillé sur un projet en vue de la COP21. Le Luxembourg fait déjà des efforts avec le Cap-Vert par exemple, pays ami s'il en est. Nous versons des aides traditionnelles et des aides au développement durable.

Le Quotidien: Venons-en à la question clé. Peut-on concilier protection de l'environnement et développement économique? Consommer moins, produire moins, polluer moins... dans un contexte de compétition mondiale, est-ce réaliste?

Camille Gira: Le PIB de l'Europe a progressé de 45% entre 1990 et 2015. Au cours de la même période, nous avons baissé nos émissions de CO2 de 22%! On peut s'inscrire dans une forme de croissance en allant vers une société décarbonisée. Évidemment, plus le temps avancera, plus nous devrons tendre vers une économie circulaire (NDLR : pas de gaspillage, tout se réemploie ou se réinjecte dans la nature sans pollution). De toute façon, rapidement, les entreprises basées sur un modèle écologique vétuste ne tiendront pas le choc. J'ai un exemple phare en tête, chez nos voisins allemands. Quatre grandes sociétés produisent de l'électricité depuis toujours. En 2001, le gouvernement a favorisé les énergies renouvelables en garantissant un tarif sur l'énergie verte. Aujourd'hui, 30% de l'électricité est d'origine écologique en Allemagne... et les quatre grands ne pèsent que 10% sur ce marché vert! Deux firmes sont d'ailleurs en grandes difficultés économiques. Ce sont les mêmes qui n'ont pas su prendre le virage si important dont je parle. Des exemples comme ça, il y en a des tonnes. Regardez le coût réel du nucléaire en France, en incluapt le retraitement des déchets, le démantèlement, l'enfouissement... C'est une catastrophe! J'illustre avec des chiffres : sur leur plus grande ferme photovoltaïque, les Allemands arrivent à proposer un tarif de 6 centimes le kilowatt-heure. Alors que les réacteurs nucléaires de dernière génération produisent de l'électricité autour de 1 lcentimes le kilowattheure, comme ceux qui doivent être construits en Angleterre.

Le Quotidien: Le changement viendra-t-il d'une instance comme la COP21 ou de la base: les communes, les associations, les militants.

Camille Gira: Tous les étages comptent. Si je reprends l'exemple de l'Allemagne, c'est la décision du gouvernement sur le soutien aux énergies propres qui a donné un cadre porteur aux entreprises qui voulaient se lancer. Les communes et les instances locales ont aussi un rôle précieux à jouer. Je me souviens, à Beckerich (dont il a été bourgmestre), au début des années 90, je passais pour un doux rêveur en annonçant que nous allions diviser par deux les émissions de CO2. Aujourd'hui, c'est le cas. J'en reviens à la même idée : le plus dur est de choisir de changer de cap, après, ce n'est qu'une question d'échéances et de progression.

Le Quotidien: Peut-on citer d'autres initiatives luxembourgeoises en matière de climat?Afin que les lecteurs se rendent compte des avancées dans le pays...

Camille Gira: Oui, bien sûr. La mesure la plus forte reste le système "Pacte climat". C'est un outil qui permet aux communes de se former aux normes environnementales de façon très concrète, avec un catalogue de 80 mesures. On croit souvent que tout est une question d'argent. Mais l'écologie est aussi un problème de savoir-faire. L'État met des. formateurs à la disposition des élus et des services techniques : efficacité énergétique des bâtiments, dépollution des sols, refus de l'étalement urbain, etc. Autant d'avancées suivies et notées. Sur les 95 communes du réseau, une trentaine sont certifiées à au moins 40% des objectifs écologiques atteints.

Le Quotidien: Un mot sur la politique nationale pour finir. La marge de manoeuvre de déi gréng, pour une première au gouvernement, est-elle à la hauteur de vos attentes?

Camille Gira: Nous sommes tout à fait satisfaits. L'alliance entre le DP, le LSAP et déi gréng a donné naissance à une véritable équipe. Nous ne nous sentons pas mis au ban de la coalition, au contraire : mise en place des zones de protection de bassin d'eau, développement d'un réseau cyclable urbain et cohérent sur l'ensemble du pays, construction du tram et du funiculaire, reprise en main du dossier des zones Natura 2000... En deux ans, les choses ont déjà bien bougé. Et c'est loin d'être terminé!

Membre du gouvernement

GIRA Camille

Organisation

Ministère du Développement durable et des Infrastructures

Date de l'événement

16.11.2015

Type(s)

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