Interview de Carole Dieschbourg dans Le Quotidien

"Il faut un développement économique "

Interview : Le Quotidien (Fabien Grasser)

Le Quotidien : Vous avez annoncé le 5 mars la formation d'une alliance européenne contre le nucléaire avec votre homologue autrichienne. De quoi s'agit-il ? 


Carole Dieschbourg : Pour comprendre, il faut se rappeler l'alliance et l'ambition nées lors de l'accord de Paris sur le changement climatique avec les États insulaires et tous ceux qui voulaient que cet accord tienne la route. Depuis, nous avons travaillé avec beaucoup de pays. L'an dernier s'est ainsi constituée la coalition "past coal", pour une sortie du charbon, avec des pays comme la France, la Belgique, la Grande-Bretagne, le Canada, mais aussi l'Autriche et le Luxembourg. Je crois qu'il faut créer une dynamique positive avec des alliances aux niveaux européen et mondial afin de présenter des solutions pour lutter contre le changement climatique, c'est-à-dire aller vers 100 % d'énergies renouvelables. Dans ce contexte, nous avons une coopération étroite avec l'Autriche et nous échangeons régulièrement sur des actions contre le nucléaire à prendre au niveau du Conseil européen et nous effectuons des démarches ensemble, par exemple nos plaintes adressées à la Commission européenne contre le subventionnement de l'énergie nucléaire. L'idée suggérée par la France à la COP23 à Bonn selon laquelle il aiderait à lutter contre le changement climatique est fausse. C'est une énergie qui coûte cher, qui ne sera jamais sûre et qui ne mènera pas à l'indépendance.

 

Le Quotidien : Pourquoi cela?

 

Carole Dieschbourg : Il ne peut pas y avoir de cobénéfices avec les centrales nucléaires, c'est-à-dire un fonctionnement dans lequel le consommateur est aussi producteur d'énergie, un "prosumer". Avec les centrales, qui sont de gros producteurs et ne sont pas flexibles, vous n'amenez pas les gens à être plus efficients dans leur consommation d'énergie et vraiment autonomes. Le nucléaire est aussi très cher et l'on voit le secteur chercher de l'argent. La France, par exemple, a décalé la date prévue pour réduire la part du nucléaire dans son mix énergétique, car il n'y a pas assez d'argent qui a été mis de côté. Le nucléaire n'est pas une énergie soutenable, apte à lutter contre le changement climatique. 


Le Quotidien : Comment va évoluer l'alliance contre le nucléaire et avec qui?

 

Carole Dieschbourg : La prochaine étape sera la réunion des ministres de l'Environnement des pays germanophones qui se tiendra sur mon invitation en juin à Luxembourg, où nous tenterons d'élargir cette alliance, qu'on pourrait aussi appeler coalition ou "grand groupe". Il s'agit de réunir des pays qui veulent donner un signal fort contre le subventionnement du nucléaire et en faveur des énergies renouvelables et de l'efficience, qui veulent destiner l'argent à ces moyens de lutter contre le réchauffement climatique. 


Le Quotidien : La question du coût du nucléaire est récurrente dans votre discours et vous aviez dit en mars qu'il est sous-estimé. À quelle hauteur?

 

Carole Dieschbourg : Nous avons déposé en novembre une loi, actuellement examinée par le Conseil d'État, sur la responsabilité en cas d'accident nucléaire. Selon l'lnstitut français de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), les coûts en cas d'accident grave pourraient monter à 120 milliards d'euros et à 430 milliards en cas d'accident majeur, comme Tchernobyl ou Fukushima. C'est l'une des raisons pour lesquelles le Luxembourg n'a pas ratifié les conventions de Paris et de Bruxelles (NDLR : sur la responsabilité civile en cas d'accident nucléaire), car un pays comme la Belgique ne provisionne que 1,2 milliard d'euros pour les dommages nucléaires. La loi française limite pour sa part la responsabilité de l'exploitant à 700 millions d'euros. On est très loin des coûts réels qu'engendrerait un accident. La loi que nous avons élaborée refuse la limitation monétaire de la responsabilité de l'exploitant. Mais elle porte aussi sur sa responsabilité environnementale, car ce n'est pas seulement l'homme qui est en danger, même si c'est le premier souci. La nature et l'eau pourraient être affectées et cela n'est pas pris en compte dans les coûts. Cattenom est à ce titre un bon exemple, car nous avons à la Moselle et à Remerschen des zones classées Natura 2000 et Ramsar. Nous espérons évidemment ne jamais avoir à appliquer cette loi sur la responsabilité en cas d'accident, mais c'est un moyen de pression supplémentaire.

 

Le Quotidien : La question du coût se pose-t-elle uniquement en cas d'accident?

 

Carole Dieschbourg : Non, car même si on ne prend pas en considération l'accident, c'est une énergie dont le coût devient incalculable. Les renouvelables sont aujourd'hui beaucoup plus compétitives, elles ont connu un essor qui les rend moins chères que le nucléaire qui est de plus en plus subventionné. Pour cette raison, le Luxembourg a rejoint l'Autriche dans sa plainte contre la Commission européenne qui a autorisé l'investissement d'argent public dans le réacteur Hinkley Point C au Royaume-Uni. Pendant 35 années, on garantit à l'exploitant un prix d'achat de l'électricité qui est supérieur à celui des énergies renouvelables. Il s'agit d'une distorsion du marché. Ce cas ainsi que celui de la centrale hongroise Paks 11, où on va également rejoindre l'Autriche dans sa plainte, démontrent que c'est une énergie très coûteuse. Et il faudra assurer la surveillance des déchets radioactifs pendant des années. Pour cela, les générations futures devront bloquer des sommes énormes. Il s'agit d'une énergie qui ne reflète pas du tout les coûts réels. 


Le Quotidien : La gestion des déchets fait polémique en France avec le projet contesté d'enfouissement des déchets radioactifs de haute et moyenne activité et à vie longue. Le centre Cigéo sera localisé à Bure, en Meuse, à quelque no kilomètres du Grand-Duché. Le Luxembourg a-t-il été consulté sur ce projet?

 

Carole Dieschbourg : Le Luxembourg y a été associé par le passé et des études ont été réalisées. Nous avons émis des critiques et échangé avec les autorités françaises. Mais au Luxembourg, cela relève du ministère de la Santé qui a la radioprotection dans ses attributions. Le ministre français de l'Environnement, Nicolas Hulot, a lancé une concertation nationale sur la gestion des déchets nucléaires. Nous suivons attentivement ce dossier et nous allons insister pour être associés à la concertation en se donnant pour objectif la meilleure protection pour les citoyens.

 

Le Quotidien : Le gouvernement français a pourtant prévenu que la concertation ne portera pas sur Cigéo, qui se fera quelle que soit l'issue des discussions. Selon Nicolas Hulot, il s'agit de la moins mauvaise solution pour stocker les déchets très radioactifs. Est-ce un avis que vous partagez?

 

Carole Dieschbourg : Il est difficile de répondre sur le plan technique car ce dossier est en constante évolution. Mais comme je l'ai déjà dit, y répondre suppose une réponse concertée avec ma collègue ministre de la Santé, compétente pour cette question.

 

Le Quotidien : L'on peut néanmoins retenir que le Luxembourg veut être associé à la concertation française sur les déchets et qu'il restera attentif au projet Cigéo? 


Carole Dieschbourg : Nous restons attentifs. À vrai dire, il n'y a pas de solution miracle pour les déchets et il faudra faire un choix responsable. Si l'on ne veut pas prendre ce débat à la légère, il faut aussi veiller à mettre en place des solutions qui soient les moins dangereuses pour la population.

 

Le Quotidien : L'eurodéputé écologiste luxembourgeois, Claude Turmes, va participer aux travaux sur la transition énergétique en France. Or Paris demeure un champion du nucléaire et continue à développer activement la filière. Dans quel sens Claude Turmes peut-il peser dans ce débat?

 

Carole Dieschbourg : Je crois tout d'abord que c'est un grand honneur pour un député européen luxembourgeois de figurer dans une équipe française d'experts, sachant qu'il est le seul étranger dans ce cas. Depuis des années, il porte une voix forte sur les énergies renouvelables, domaine dans lequel il est un expert. Je crois que si l'on arrivait à élaborer un plan de sortie du nucléaire et à accélérer cette transition énergétique, ce serait bénéfique pour tout le monde, y compris pour les citoyens français. Dans sa loi de transition énergétique, la France a prévu de réduire la part de nucléaire. J'insiste auprès de Nicolas Hulot afin que des critères géographiques dans leurs programmes de démantèlement des réacteurs soient pris en compte. Ce que Claude Turmes fait, c'est démontrer qu'il y a des alternatives, que c'est faisable, qu'il y a des cobénéfices dans cette transition. Il s'agit aussi d'une mission diplomatique d'un député qui est convaincu qu'il faut sortir du nucléaire et chaque voix qui va dans cette direction compte dans un tel processus. Cela dit, notre travail avec la France ne se cantonne pas au nucléaire et nous entretenons une relation de respect entre ministres de l'Environnement. On a mené pas mal de batailles ensemble, que ce soit sur le climat ou sur la réduction des pesticides. 


Le Quotidien : Sur le dimat, PUE a fixé au Luxembourg un objectif de réduction à hauteur de 40 % de ses émissions de CO2 en 2030 par rapport à 2000. Y parviendra-t-il? 

Carole Dieschbourg : Oui, nous y travaillons intensément avec le ministre de l'Économie, Étienne Schneider. Pour la première fois, nous tenons nos objectifs climat, même si l'an passé on n'a pas fait un grand pas, c'était plutôt difficile en raison de notre niveau de croissance. Nous sommes dans la deuxième période du protocole de Kyoto qui doit aller jusqu'en 2020. Nous sommes en train d'élaborer un troisième plan climat qui devait démarrer en 2020, mais nous avons, prévu de le lancer dès cette année, avant les élections. Il vise une approche sectorielle des réductions de CO2.

 

Le Quotidien : Vous tirez donc un bilan positif de ces cinq dernières années... 


Carole Dieschbourg : Au cours de cette période, nous avons triplé la production d'énergie éolienne et augmenté la part du solaire de plus de 50 %. Mais il s'agit d'une petite part de notre mix énergétique, sachant qu'une grande partie de la consommation vient des transports. Ceci dit, le ministre en charge des Transports, François Bausch, a largement élargi l'offre en matière de transports publics. Nous avons aussi lancé un plan d'investissement de 19 millions d'euros pour équiper de panneaux solaires les toits des bâtiments publics et élargi le potentiel des coopératives de production d'électricité pour les particuliers. Je crois à la force qui vient de la société civile, des gens qui veulent créer cette transition en association avec les communes qui, au Luxembourg, sont toutes membres du pacte climat.

 

Le Quotidien : Vous évoquez la croissance élevée du pays, sujet qui a surgi dans le débat public, certains estimant qu'il faut mieux la maîtriser. Cela a des répercussions sur le plan énergétique, avec par exemple Google qui va installer un gigantesque data center dans le pays, une activité très énergivore...

 

Carole Dieschbourg : Pour leur data center, les géants de l'internet sont à la recherche d'énergie verte. Pour eux, c'est aussi un élément de marketing. Des acteurs comme l'État et les communes achètent déjà de l'énergie verte. Pour cela, le plus important est d'investir dans les renouvelables. Dans ce domaine, les acteurs économiques pourraient faire plus, pourraient nous aider. Techniquement, il faut accroître la capacité de stockage d'énergie, donc les batteries. Les technologies se développent très vite et on va dans cette direction. Je crois aussi que s'il y a une demande d'énergie verte, il y aura des acteurs pour la fournir dès le moment qu'ils pourront en tirer des bénéfices. C'est un business qui existe déjà. Il faut aussi développer des stratégies, des programmes régionaux pour être plus indépendant au niveau énergétique. Je crois que nous sommes créatifs et intelligents et qu'on relèvera ce défi.

 

Le Quotidien : Mais cela ne répond pas à la question de savoir comment des data centers peuvent fonctionner dans l'immédiat...

 

Carole Dieschbourg : En ce qui concerne Google, nous n'en sommes qu'au début du processus et nous ne disposons pas encore des données nécessaires pour effectuer une étude. La seule chose que je puisse dire à ce jour est que Google est un grand acteur international qui a l'ambition de s'alimenter en énergie verte. 

Le Quotidien : Ces dernières semaines, vous avez critiqué l'installation de deux nouvelles usines dans le sud du pays: le producteur de laine de roche Knauf à Sanem et le fabricant de yaourts Fage à Bettembourg. Pourquoi ces critiques?

 

Carole Dieschbourg : Le débat sur la croissance est très important pour moi parce que c’est la première fois qu'on se rend compte que les ressources naturelles, la terre, l'air, l'eau, sont limitées. Il faut sauvegarder cette base qui est la nature, sinon le pays ne sera intéressant ni pour ceux qui y habitent ni pour ceux qui viennent y travailler. Quant à savoir si nous sommes prêts à relever ce défi, je le pense. Si cela fonctionne dans d'autres régions du monde, pourquoi ce ne serait pas le cas ici, d'autant plus si nous y travaillons avec nos voisins. Maintenant, en ce qui concerne Knauf et Fage, la question est de faire les bons choix. Il faut savoir si on veut limiter les répercussions négatives de ces installations pour les citoyens par rapport aux contraintes sur le climat, la pollution de l'air ou les réserves d'eau qui sont limitées. Mon rôle est précisément de montrer les répercussions que certaines activités pourraient avoir sur l'environnement, la qualité de vie mais aussi le développement futur du pays. Si l'on prend Knauf, nos seuils maximaux sur la qualité de l'air seraient déjà atteints pour 2030, c'est-à-dire que ni une industrie déjà présente ne pourrait se développer ni une autre venir s'installer. Dans le cas de Fage, la question est de savoir si on veut implanter une industrie qui consomme l'équivalent en eau de 20 000 habitants. Il faut en discuter publiquement car ce sont des exemples qui montrent les limites de notre planète, sachant que si chaque habitant sur Terre vivait comme nous les Luxembourgeois, il faudrait l'équivalent de six à huit planètes.

 

Le Quotidien : Cela signifie-t-il qu'il faut limiter le développement économique ?


Carole Dieschbourg : Non, car il nous faut un développement économique responsable. Je ne voudrais pas être mal comprise sur cette question. Je ne suis pas contre une industrie en particulier ni contre le développement économique. On a une économie ouverte et nous voulons rester ouverts. Nous voulons continuer à être multilingues et multiculturels. Nous travaillons bien avec les frontaliers et toute une multitude de personnes. Je crois que c'est un atout d'être un pays ouvert, mais il faut aussi se montrer intelligent pour trouver des solutions aux problèmes de ressources. Si l'on est capable de réaliser la digitalisation de l'économie, du space mining ou d'aller sur la Lune, on doit aussi être capable de se montrer plus responsables avec les ressources naturelles de la Terre. Il faut discuter de ces choix avec les gens car, là encore, si l'on est capable de parler de la course aux ressources dans l'espace, on doit aussi pouvoir parler des ressources dont nous disposons déjà. Et cela dépasse les frontières du pays : il y a des guerres autour des ressources en eau, il y a la biodiversité qui est menacée avec la sixième extinction des espèces. Cela concerne tout le monde et il s'agit de choses trop importantes pour ne pas en débattre. Mais il faut se baser sur des faits réels, en discuter sereinement et faire des choix sur la base de cette discussion qui est avant tout sociétale.

 

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