Interview de Jean Asselborn avec le Luxemburger Wort

"Empêcher un désastre"

Interview : Luxemburger Wort (Gaston Carré)

Luxemburger Wort : Vous venez de recevoir Fazilet Dagci Ciglik, la représentante de la Turquie au Luxembourg. Que lui avez-vous dit?

Jean Asselborn : Je lui ai rappelé que le droit international le plus élémentaire interdit une intervention militaire du type de celle que Monsieur Erdogan a ordonnée en Syrie. Je lui ai dit que des villes et villages sont bombardés, et que de premières victimes civiles sont à déplorer. Je lui ai rappelé que les hommes visés par le président turc sont ces Kurdes de Syrie qui hier encore se sont vaillamment battus contre les terroristes de Daech. Je lui ai signalé, enfin, que ces mêmes Kurdes ne peuvent plus désormais assurer la surveillance de leurs prisons, où sont détenus des milliers d'individus soupçonnés d'avoir commis des atrocités et susceptibles d'en commettre encore.

Luxemburger Wort : Que vous a-t-elle répondu?

Jean Asselborn : Madame l'ambassadrice m'a laissé entendre que cette intervention serait de courte durée (sachant que l'armée turque est entrée à Afrin aussi, il y a des mois déjà, et qu'elle s'y trouve toujours). Elle m'a rappelé, surtout, que l'opération vise un but bien précis, qui est la neutralisation de combattants kurdes qu'Ankara considère comme des terroristes, comme une émanation du PKK, et qu'il s'agit dès lors de donner suite au légitime besoin de sécurité de la Turquie.

Luxemburger Wort : Et que pouviez-vous répondre, à votre tour, à un tel argument?

Jean Asselborn : J'ai répondu qu'une intervention militaire n'est pas la réponse adéquate au terrorisme. A Paris aussi sévissent des terroristes, or on ne peut pas bombarder Paris.
Mais par-delà mon indignation j'ai rappelé aussi, à mon interlocutrice, l'amertume que suscite en moi cette intervention aux conséquences incalculables. Voilà tant d'années que le Luxembourg et l'Europe coopèrent avec la Turquie, même si en certains domaines cette coopération ne suscite pas une satisfaction générale.
Et voilà que la Turquie met à mal tous les acquis de part et d'autre, au moment même où le pays est, sur le plan économique, dans une situation difficile et fragile.

Luxemburger Wort : "Il faut arrêter cette opération", dites-vous, et la plupart de vos partenaires européens, le président français notamment, font de même, sur un ton très martial. Mais au-delà de l'indignation diplomatique et des injonctions rhétoriques, que peut faire l'Europe?

Jean Asselborn : La crise sera au centre des discussions lors d'une réunion des ministres européens des Affaires étrangères dès ce lundi à Luxembourg. Nous nous concerterons alors sur les mesures à envisager.
Il faudra prendre en compte l'ensemble des dangers que comporte l'intervention turque. Parmi ceux-ci: une mise à mal du droit international, je le répète, mais aussi la remise en question de l'intégrité territoriale de la Syrie, ceci au moment précis où l'on allait vers une nouvelle constitution pour ce pays.

Luxemburger Wort : Des sanctions économiques, comme l'ont préconisé des politiques américains, même dans le camp républicain?

Jean Asselborn : Soyons lucides: l'opération en cours ne pouvait avoir lieu sans un accord, au moins implicite, entre messieurs Erdogan, Poutine et Trump. Or, force est de reconnaître que l'Europe ne possède pas les moyens de s'opposer à un consensus aussi puissant. Et force est de reconnaître aussi que nous sommes sous pression turque en regard de la crise migratoire, et que le président turc a d'ores et déjà proféré de lourdes menaces sur ce plan-là.

Luxemburger Wort : Pour le dire un peu vulgairement: l'Europe dans cette affaire est coincée...

Jean Asselborn : On peut le dire ainsi, oui, mais on ne restera pas les bras croisés devant le désastre. Parmi les problèmes à considérer figure bien entendu le projet turc de transplanter plus d'un million de réfugiés dans la "zone de sécurité" qu' Erdogan veut instaurer sur sa frontière avec la Syrie.

Luxemburger Wort : Il faut bien reconnaître que l'Europe - vous l'avez vous-même assez déploré - ne s'est pas montrée très empressée à délester la Turquie de sa charge migratoire, qui est énorme. N'y a-t-il pas là un levier d'action possible, pour l'Europe?

Jean Asselborn : Je reconnais entièrement le poids du problème migratoire. Il existe désormais en Turquie des villes dont la population syrienne est supérieure en nombre à la population autochtone. C'est insoutenable, et il faut aider la Turquie, je l'ai assez dit en effet, à traiter ce problème. Mais en attendant, on ne procède pas ainsi, à la hussarde, comme veut le faire le président turc, au transfert d'un million de personnes. On ne peut pas accepter en la matière une action unilatérale et coercitive, une action d'une telle ampleur, si délicate à tous points de vue, qui le cas échéant devrait être menée avec les Nations unies.

 

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