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Interview avec François Bausch dans le Paperjam "Il n'y a pas de vaccin contre la crise climatique"
Interview: Paperjam (Camille Frati)
Paperjam: L'activité reprend peu à peu au Grand-Duché, avec des mesures sanitaires drastiques, notamment dans les transports en commun. Comment s'assurer que ceux-ci ne favorisent pas une nouvelle propagation du Covid?
François Bausch: Nous faisons beaucoup au niveau du nettoyage et de la désinfection des transports en commun: les surfaces en verre et en métal et les portes d'entrée sont régulièrement nettoyées et désinfectées. Le port du masque est obligatoire, ce qui ne remplace pas la distanciation sociale de 2 mètres minimum. Il est évident que, dès qu'un bus ou un train est rempli, il est difficile de respecter cette distance, mais si tout le monde porte le masque, cela génère une barrière supplémentaire de protection. Nous essayons de renforcer les transports en commun pour revenir très vite à la normale. Nous espérons que la situation de crise ne va pas perdurer un an. Plus ce sera long, plus ce sera difficile pour la mobilité en général. Si tout le monde commence à rouler en voiture, la circulation routière sera complètement congestionnée.
Paperjam: Comptez-vous proposer davantage de bus RGTR, par exemple, voire le double, pour éviter qu'ils ne roulent bondés?
François Bausch: Le double, ce sera difficile, car le parc de bus n'est pas extensible. Tout dépendra de la reprise petit à petit des différents secteurs économiques. Nous ferons un bilan précis de l'évolution du virus trois semaines après le déconfinement, avant de passer à une étape supplémentaire.
Paperjam: L'État prendra-t-il le surcoût en charge pour les bus RGTR?
François Bausch: L'État finance l'intégralité du coût d'exploitation du RGTR. Il faudra voir comment intégrer les surcoûts liés, par exemple, à la désinfection dans les contrats. Ce ne sera pas forfaitaire, mais sur présentation de factures. Il faut voir combien de temps cela va durer, alors qu'actuellement, personne ne peut prédire quelle évolution précise aura le virus.
Paperjam: Notez-vous un nouvel engouement pour le vélo, comme dans d'autres pays européens?
François Bausch: Nous observons une vraie renaissance du vélo, surtout en milieu urbain, pour les distances de moins de 10 km - ou 15 km, pour les vélos à assistance électrique. Le vélo est le moyen le plus intéressant, puisqu'il ne connaît ni les embouteillages ni la contrainte de distanciation sociale. Nous allons promouvoir davantage son usage et également prendre des mesures spécifiques pour amplifier la création de pistes cyclables plus sécurisées. J'ai constaté durant le confinement que beaucoup de familles pratiquaient des excursions à vélo, en raison de la météo, mais aussi du fait que les chemins et routes étaient plus calmes qu'avant.
Paperjam: Quelles mesures comptez-vous mettre en place pour accompagner cet engouement?
François Bausch: Nous allons augmenter le montant de l'aide financière pour l'acquisition d'un vélo, et probablement en proposer une nouvelle pour aider à financer une éventuelle réparation. Nous allons aussi essayer d'accélérer l'aménagement de pistes cyclables sur certains axes pour permettre une connexion plus rapide. Cela concerne, par exemple, les axes entre Esch-sur-Alzette et Luxembourg et entre Mersch et Luxembourg, qui sont à fort potentiel en termes d'utilisation du vélo pour aller travailler. Nous sommes en train de nous organiser avec les Ponts et chaussées pour voir ce qu'il est possible de faire. Enfin, pour le loisir, puisque probablement moins de gens vont partir en vacances cet été, nous pensons proposer la fermeture de certains chemins pour que la population puisse faire des excursions à vélo. Par crainte de la promiscuité, beaucoup de gens préfèrent prendre leur voiture ces dernières semaines.
Paperjam: Le Covid-19 ne met-il pas à mal votre politique visant à sortir du tout-voiture?
François Bausch: Nous avions un super dynamisme jusque mars, avec nos campagnes et la gratuité. Nous voulions renforcer ce dynamisme dans les mois à venir, mais le virus n'est pas propice au changement de paradigme que nous étions en train de mettre en place. Les derniers chiffres étaient très encourageants, et je ne me laisse pas décourager. Je crois qu'un jour, le virus sera éliminé, et qu'il faut continuer dans la même direction. Nous avons ainsi complètement retravaillé le site et l'application de covoiturage, qui a été reprise par une grande société française. En fait, j'espérais que ce soit cette société qui remporte l'appel d'offres public. Elle est arrivée deuxième, mais le hasard du marché a fait qu'elle a repris le vainqueur. Cela me réjouit parce qu'elle est beaucoup plus performante. Nous voulions lancer la campagne avant l'été, mais cela ne fait pas de sens maintenant, donc nous le ferons finalement en octobre.
Paperjam: Les six semaines de confinement vont-elles se traduire par un retard dans le calendrier de livraison du tram?
François Bausch: Nous avons perdu un peu de temps, mais allons essayer de le rattraper en accélérant les chantiers. Luxtram, qui assure la maîtrise d'oeuvre, a d'ailleurs déposé une demande de dérogation pour pouvoir travailler pendant le congé collectif. J'espère que cela se fera et que le bon sens l'emportera, puisqu'il s'agit de ne pas pénaliser encore les commerçants de la ville. Si cela fonctionne, nous pourrons ouvrir le tronçon du tram jusqu'à la gare en décembre, comme prévu, et nous en profiterons pour augmenter la cadence à 3 minutes en heure de pointe, ce qui représente un saut qualitatif substantiel. Cela va aider à dynamiser le changement de mentalité en faveur des transports en commun. Quant à la réforme du RGTR, qui devait entrer en vigueur en mai, elle commencera plutôt en septembre pour une mise en place qui s'étalera jusque fin 2021 et qui contribuera aussi à accroître la qualité des transports en commun. En revanche, le calendrier des améliorations à venir sur le réseau ferroviaire - sixième quai à la gare de Luxembourg en décembre 2021, etc. - reste inchangé.
Paperjam: Allez-vous accorder à la Febiac (Fédération belge et luxembourgeoise de l'automobile et du cycle) le report des nouvelles normes environnementales sur les véhicules, dans ce nouveau contexte?
François Bausch: Non. Ce n'est pas une bonne idée, puisque cela déjouerait toutes nos chances pour prévenir la prochaine crise. Avec le Covid-19, nous sommes face à une crise sanitaire pour laquelle on peut espérer trouver un vaccin ou un traitement à court terme. Or, il n'y a pas de vaccin contre la crise climatique. Si nous ratons la fenêtre que nous avons aujourd'hui, et qui est assez courte, nous allons droit dans le mur. D'un autre côté, nous allons tout faire pour aider le secteur automobile. Nous allons augmenter certaines aides financières pour la mobilité électrique, tant au niveau des voitures que des infrastructures, afin de dynamiser la conjoncture. C'est une façon de saisir cette chance pour accélérer le passage du moteur thermique à d'autres modes de propulsion tout en soutenant le secteur automobile.
Paperjam: On a peu entendu les ministres Déi Gréng durant la crise, et encore moins sur le climat. Celui-ci reste-t-il une priorité pour le gouvernement?
François Bausch: Cela reste une priorité absolue. Nous allons annoncer plusieurs mesures dans les prochaines semaines, ce qui montre que nous essayons de profiter de la relance de l'économie pour aller plus vite dans sa transformation. Je crois que la population, à travers la crise, est devenue encore plus sensible à la question du climat. Nous allons également nous engager au niveau européen pour que le Green New Deal de la Commission européenne soit conservé et pousser encore les investissements. Et je vais proposer au Conseil des ministres des Transports d'investir dans les réseaux ferrés d'Europe afin d'offrir une véritable connectivité alternative à l'avion pour les trajets de moins de 600 km. Il faut orienter le paquet d'aides pour anticiper l'autre crise qui se trouve devant notre porte.
Paperjam: Votre rôle de Vice-Premier ministre vous place au coeur de la coordination gouvernementale. La coalition s'entend-elle toujours bien? Est-elle unie dans les décisions prises?
François Bausch: Nous avons justement décidé de nous retirer durant un week-end avant les vacances d'été afin de discuter - non pas pour renégocier l'accord de coalition, mais pour ajuster les priorités. Les grandes priorités resteront la mobilité, le logement, l'éducation, mais il va falloir y ajouter la santé. Nous avons décidé qu'il ne fallait certainement pas réduire les investissements ou lancer un programme d'austérité, mais au contraire accélérer le programme d'investissements pour les prochaines années. Nous savons que cela va nous amener une plus grande dette publique, mais c'est une grosse erreur que de réfléchir à la dette publique pendant une crise. Il convient surtout de rassurer l'économie et la population et de profiter des investissements pour prévenir la prochaine crise. Cela se fait dans un climat assez serein. Il y a évidemment des discussions, mais le gouvernement sortira renforcé.
Paperjam: Les ministres de l'Économie et du Travail sont socialistes. Le programme de stabilisation est-il socialiste?
François Bausch: Ce n'est pas un programme socialiste, c'est un programme porté par toute une équipe. Quand le ministre de l'Économie décide de mesures en faveur de l'économie, ces dernières sont discutées au sein du conseil de gouvernement, et la décision est collective. Chacun travaille dans son ministère, mais je crois qu'on peut avancer vite seulement si nous fonctionnons avec un esprit d'équipe.
Paperjam: Le gouvernement suit-il à la lettre les recommandations du comité scientifique?
François Bausch: C'est clair pour moi, comme pour le gouvernement: ce n'est pas le comité scientifique qui définit les règles pour la société en général. Il fournit des modélisations et des estimations, il ne s'agit pas d'une science exacte. Mais cela nous aide à prendre nos décisions. Le gouvernement doit toujours prendre ses décisions en regardant la société entière. Il ne peut pas se fixer uniquement sur le virus, sinon les dégâts collatéraux seront encore plus importants que la crise sanitaire. Il faut trouver un équilibre. Actuellement, on ne sait pas tout sur le virus, et on ne sait pas comment il va évoluer. Le gouvernement doit s'orienter à travers les différents conseils qu'il consulte, composés de virologues, de mathématiciens, mais aussi d'experts en matière d'éthique, de déontologie et de psychologie. Regardez aux États-Unis: en un mois, le chômage y est passé de 4 à 16 %, et il faut s'attendre à des dommages collatéraux en matière de santé, et, à terme, à une augmentation des suicides. Il faut toujours garder à l'oeil l'intégralité du fonctionnement de la société. Nous n'avions pas d'autre choix que de prononcer un confinement très strict au début, qui nous a permis de voir comment fonctionnait le virus et de nous donner les moyens de maîtriser sa propagation. Nous arrivons dans une phase où il faut rester attentifs et éviter une nouvelle flambée, protéger les parties vulnérables de la population, tout en laissant fonctionner la société. La sortie du confinement est donc plus sophistiquée que l'entrée.
Paperjam: Le télétravail à grande échelle a fait ses preuves durant la crise. Peut-on capitaliser sur cette expérience?
François Bausch: La meilleure mobilité est celle qui n'a pas lieu: quand vous n'avez pas un trajet à faire, vous évitez les embouteillages, et cela soulage les infrastructures. Il faut absolument garder l'expérience faite ces dernières semaines. Le télétravail n'est pas une solution miracle - le contact social reste important -, mais il aide beaucoup. J'ai d'ailleurs fait installer un dispositif pour vidéoconférences dans ma salle de réunions, et je compte bien l'utiliser, notamment lorsque j'ai une réunion d'une heure à Bruxelles avec un ministre. Et nous faisons de plus en plus de réunions en téléconférence dans le ministère, par exemple avec les Ponts et chaussées (situés au Glacis). Tout le monde gagne beaucoup de temps en s'épargnant les trajets. C'est la même chose pour les travailleurs frontaliers. Il faut créer davantage d'infrastructures aux frontières et essayer de négocier avec les États français, belge et allemand pour trouver un modèle futur qui profite à tout le monde au niveau de la fiscalité et de la sécurité sociale. Un partage de la fiscalité est possible. Cela nous permettrait de soulager nos infrastructures et la mobilité en général.
Paperjam: Le budget de la Défense est-il ou sera-t-il impacté par le coût de la crise sanitaire?
François Bausch: Il faudra surtout procéder à des adaptations. Nous sommes en train de travailler sur le projet d'hôpital militaire, pour lequel nous avions finalement changé d'orientation ces dernières années. Il faut aller encore plus loin dans l'orientation choisie, puisque ce projet pourrait être utilisé pour les recherches de l'Uni en matière de blessures militaires, mais aussi en cas de crise sanitaire - ce bâtiment a une capacité de 120 lits, dont 40 lits de soins intensifs -, ce qui soulagerait énormément les autres hôpitaux. Ce projet gagnera ainsi certainement en importance par rapport à des projets d'acquisition de capacités de l'armée.
Paperjam: Cette crise ouvre-t-elle la voie à une réorientation des missions de l'armée vers la société civile?
François Bausch: Je suis vraiment convaincu qu'il faut repenser les armées en général et la Défense en les orientant vers davantage de prévention, aussi et surtout dans les discussions sur les 2 % du PIB que chaque pays de l'OTAN doit investir: il faut incorporer la prévention dans ces calculs. Parce que, déjà avant la crise, la meilleure défense était la prévention. Par exemple, la crise du Covid-19 pourrait, si nous ne faisons pas attention, amener les tensions à s'aggraver dans la société et générer de nouveaux conflits. Pour moi, il est clair que l'armée et la Défense doivent être là pour aider à prévenir les crises. C'est la même chose pour le changement climatique: j'ai commencé à expliquer au conseil des ministres de la Défense de l'OTAN qu'il faut prendre cette question au sérieux, puisque les risques liés à la crise climatique peuvent conduire à des conflits armés autour de l'accès aux ressources et à de nouvelles vagues de réfugiés beaucoup plus importantes qu'aujourd'hui.