Interview avec Claude Turmes dans le Paperjam

"Il ne s'agit pas d'interdire les voitures de fonction au diesel"

Interview: Paperjam (Thierry Labro)

Paperjam: À peu près tous les acteurs du secteur automobile ont participé à une levée de boucliers contre cette idée de passer toute la flotte de leasing en électrique à très court terme. C'était surprenant?

Claude Turmes: Soyons fair-play. C'est vrai, ils sont à un moment douloureux à cause de Covid-19. Mais d'un autre côté, l'urgence climatique est là. On a un plan énergie-climat, et il est très clair: dans les subventions aux particuliers, nous allons limiter bientôt les subventions pleinement au 100% électrique. Et la prochaine révision du leasing sera un leasing en faveur de l'électromobilité.

Je suis assez optimiste quand je vois qu'il y aura plus de 200 modèles sur le marché l'an prochain. Il reste un dernier maillon faible, le niveau européen. Nous attendons avec impatience la directive sur les batteries vertes, qui a un peu de retard. Avant l'été ou tout de suite après, la Commission européenne va arriver avec une législation qui va forcer tous les constructeurs automobiles en Europe et au niveau mondial à garantir une batterie verte. Ils devront garantir l'origine durable du lithium ou du cobalt. Ce sera transparent. Les voitures sont là, l'infrastructure de charge sera là, au Luxembourg, l'énergie sera garantie renouvelable.

D'ailleurs, j'ai mis au clair dans la dernière directive 'Énergie renouvelable' que tous les pays en Europe, parallèlement au déploiement électrique, doivent ajouter le même volume que celui consommé dans les voitures à la part des renouvelables. Au Luxembourg, on est encore plus vertueux puisque nous avons déjà mis cela en place.

Il ne s'agit pas d'interdire les voitures de fonction au diesel. Nous n'avons pas les moyens de faire ça, mais nous ne voulons pas donner des milliers d'euros d'avantage fiscal à cela. Nous avons un engagement au gouvernement, fiscalement. Nous n'appuyons plus le mazout, nous n'appuyons plus le gaz et nous n'allons pas appuyer fiscalement des voitures qui ne sont pas en ligne avec notre politique climatique. Il s'agit d'arrêter les effets pervers de certaines politiques fiscales… Chacun est dans son rôle! Nous avons un dialogue permanent avec les sociétés de leasing et les constructeurs. Nous allons lancer une grande campagne autour de la voiture zéro carbone et nous la faisons ensemble…

Paperjam: Renversons la problématique actuelle qui ne s'intéresse qu'à la voiture électrique: quelle place y a-t-il pour l'hydrogène dans votre approche?

Claude Turmes: Dans les scénarios 2050, où l'on reste dans la limite d'un réchauffement de 1,5 degré – les scénarios 'Paris compatibles' – 80% du chemin est électrique, et il y a 15 à 20% pour ce qu'on appelle les molécules vertes, dont l'hydrogène. Le système énergétique de demain est largement basé sur l'électricité, à partir de sources renouvelables, comme le solaire et l'éolien. Avec les ministres de France, d'Allemagne, du Benelux, d'Autriche et de Suisse, nous avons finalisé une déclaration où nous poussons l'hydrogène produit à partir de renouvelables. Nous avons exclu l'hydrogène produit à base d'électricité nucléaire et nous avons donné très peu de place à l'hydrogène produit à partir de l'énergie fossile.

Si j'ai une voiture au diesel et que je la remplace par de l'hydrogène produit à partir de gaz naturel, je ne gagne rien au niveau climatique. Investir là-dedans est un cul-de-sac! C'est une technologie différente, de la transformation de gaz différente de l'électrolyse dont j'ai besoin pour convertir les électrons verts en hydrogène. Investir dans le gaz, ça ne me permet même pas d'accélérer le développement technologique sur les électrolyseurs! La Commission européenne publiera le 24 juin un document de stratégie sur l'hydrogène, sujet sur lequel j'ai beaucoup travaillé ces derniers mois.

Paperjam: Et d'un point de vue luxembourgeois?

Claude Turmes: Nous avons eu des discussions avec la Fedil. Il y a deux choses. D'abord, est-ce qu'il y a des entreprises qui pourraient jouer un rôle dans la production d'hydrogène? Il y en a deux, surtout. Paul Wurth, dont l'activité principale, construire des hauts-fourneaux à l'énergie fossile, est morte. Paul Wurth comprend qu'il doit changer son fusil d'épaule et développer ou racheter Sunfire, une start-up allemande qui fait de l'électrolyse sur base de céramique, avec des températures de 300 à 400 degrés, qui offre de meilleurs rendements. Rotarex, par ses valves, peut jouer un rôle dans le stockage de l'hydrogène. Nous avons demandé à la Fedil de faire un inventaire. Est-ce que, dans la cimenterie, on pourrait remplacer des ressources fossiles par de l'hydrogène vert? Est-ce que chez Guardian, dans la production de verre, on pourrait en faire autant?

L'autre aspect est qu'à l'Université du Luxembourg, une petite équipe de chercheurs tente de positionner l'Université sur l'hydrogène. Mon credo, c'est que, probablement, le Luxembourg ne sera pas un grand producteur d'hydrogène parce que nos coûts de production du renouvelable ne sont pas compétitifs par rapport à ceux de l'Espagne, du Portugal ou des pays de la Mer du Nord avec leurs éoliennes. Le Luxembourg sera un importateur d'hydrogène vert.

Nous devons nous préparer avec nos voisins sur l'importation de cette ressource, par d'anciens pipelines de gaz que nous allons reconvertir. Nous sommes en train de voir avec mon équipe quels sont les réseaux autour et nous allons engager des dialogues à ce sujet. Il ne faut pas oublier non plus que la Banque européenne d'investissement sera un grand acteur de financement de l'hydrogène vert en Europe et peut-être aussi en Afrique.

Je veux aussi que les assureurs, les fonds d'investissement et notre secteur maritime – parce qu'il faudra des navires pour transporter l'hydrogène –, je veux que ces acteurs prennent leur part dans cette stratégie.

Paperjam: Vous préparez une stratégie nationale, c'est comme ça qu'il faut le comprendre?

Claude Turmes: Dans la deuxième partie de l'année, nous aurons élaboré un document stratégique qui va aussi être en phase avec les pays autour de nous. Rester seul au Luxembourg, à mener une politique autour de l'hydrogène vert, n'aurait pas beaucoup de sens.

Paperjam: En termes de timing, est-ce qu'on est bien placé? Le Portugal a annoncé, cette semaine, son plan national…

Claude Turmes: Nous sommes parmi les premiers. Évidemment, un pays comme le Portugal, qui a de l'énergie solaire et éolienne à très bon marché, sera un pays exportateur d'hydrogène vert. J'ai déjà des échanges avec mon homologue portugais pour comprendre ce qu'ils font.

La question qui va se poser pour nous est de savoir comment récupérer de l'hydrogène vert du Portugal en passant par Zeebruges ou Rotterdam. Avec une autre question: est-ce que vous faites du blending, je veux dire, est-ce que vous ajoutez 4, 5 ou 8% d'hydrogène vert dans le gaz naturel, ou est-ce que vous allez vers des pipelines d'hydrogène dédiés? Je crois que nous devrions partir sur l'idée que nous aurons besoin d'hydrogène pur.

J'ai trois priorités. Empêcher qu'on fasse n'importe quoi, comme de l'hydrogène à partir de l'énergie nucléaire, au niveau européen. Là, je crois que ces derniers mois, nous avons largement gagné. Ensuite, identifier au Luxembourg les volumes et où on les utilise, notamment dans l'industrie ou dans les transports. Il n'est pas certain qu'il y ait beaucoup de voitures à hydrogène. Et la troisième est celle de l'acheminement de l'hydrogène vers le Luxembourg.

Comme l'hydrogène a beaucoup de pertes lors de la production, si j'ai trois éoliennes et que je les converties en énergie pour les voitures électriques, je peux rouler trois fois plus qu'avec de l'hydrogène. Et il y a la question des coûts. Le carburant sera plus cher que la batterie électrique. Nous sommes en train de finaliser avec un grand groupe pour équiper en hydrogène une station de l'autoroute. Là encore, le retard qui a été pris est dû au fait que cet opérateur voulait nous vendre de l'hydrogène à base de gaz fossile, ce qui n'a aucun intérêt climatique. Nous avons refusé cela et nous avons dû leur faire comprendre ce que nous voulions.

Paperjam: Cela veut dire que l'hydrogène dans une voiture n'a pas d'intérêt, encore, pour un automobiliste?

Claude Turmes: Cela sera le cas quand l'électrolyse, qui convertit l'électron vert en hydrogène vert, aura un meilleur rendement, ou quand les coûts des électrolyseurs baisseront. Aujourd'hui, il n'est pas compétitif par rapport à l'électricité verte. C'est une question de physique! Tout l'effort au niveau européen, comme l'Allemagne cette semaine, consiste à créer une masse critique de demandes en hydrogène vert pour avoir assez d'investissements dans les électrolyseurs et faire baisser leurs coûts, et éventuellement avoir des innovations qui permettent d'avoir de meilleurs rendements.

Paperjam: Pour l'instant, le consommateur doit donc plutôt miser sur la voiture électrique?

Claude Turmes: En 2025, les analystes prévoient entre quatre et cinq millions de voitures électriques et à peine 10.000 voitures à l'hydrogène. Que Volkswagen ne s'investisse pas dans l'hydrogène… Le CEO de VW, comme Elon Musk, sont des businessmen. S'ils investissent 100% dans la voiture électrique, c'est qu'ils considèrent que l'hydrogène n'est pas compétitif. Ce n'est pas une question technique, mais économique.

Les nouvelles du marché électrique sont bonnes: il y aura plus de 200 modèles à partir de l'année prochaine. Tous les constructeurs essaient de rattraper le retard qu'ils ont pris par rapport à Tesla ou certains producteurs chinois. L'autre chose qui doit être en place, c'est le réseau de charges. À Luxembourg, Chargy est le réseau le plus dense en Europe en charge moyenne.

Nous avons décidé il y a trois semaines, au conseil de gouvernement, de déployer aussi un certain nombre de bornes de charge rapide, à la fois sur les aires d'autoroute et, c'est très important pour moi, sur une couverture nationale, sur tous les grands axes. Avec le ministre de la Mobilité et des Travaux publics, François Bausch (Déi Gréng), nous allons entrer dans des pourparlers avec la Ville de Luxembourg, d'Esch et de Differdange pour qu'elles mettent en place avec nous, dans des endroits stratégiques, des bornes de charge rapide. Les premières seront mises en place cette année, et les autres l'année prochaine.

À côté des bornes publiques, nous avons passé, dans le cadre du plan de relance, un programme de subvention de bornes à la maison, le 'Charge at home'. Le règlement devrait passer avant la fin juin. Après, nous sommes en train de voir avec le ministère de l'Économie sous quelles modalités on peut aussi prévoir une aide pour des bornes au travail, le 'Charge at work'. Avec ses dizaines de milliers de navetteurs, cette dernière partie est importante.

Paperjam: Les bornes, c'est bien, mais est-ce que le réseau sera capable de gérer la demande? Et de manière dynamique?

Claude Turmes: Le Luxembourg est plutôt bien placé. Avec les pays scandinaves, nous avons les diamètres de cuivre les plus gros jusque dans les maisons. Il y a du jus! Avec le 'smarty', le déploiement des compteurs intelligents dépasse les 90% du taux d'équipement. Et avec les subventions des bornes à la maison et surtout en résidence, nous n'allons donner des subventions qu'aux bornes qui ont une certaine intelligence, nous mettons en place un système intelligent de gestion de la charge.

Quand je roule à l'électrique, je n'ai pas le même comportement de recharge que celui qui roule au diesel. Quand je roule au diesel, je roule jusqu'à ce que je n'ai presque plus de carburant. Quand je roule à l'électrique, je charge souvent. Ça permet aussi une meilleure intégration dans le système. Il faut qu'au niveau européen, le plus rapidement possible, on force les constructeurs automobiles à mettre dans leurs voitures des batteries qui sont capables de faire du 'vehicle-to-grid'. Ça dépend plus de la capacité des batteries à faire de la charge-décharge souvent que de l'intelligence du réseau, qui est là.

Nous allons essayer au Luxembourg, avec l'Université, Creos et Nextlab, de faire une première expérimentation des injections d'électricité depuis des véhicules, pour faire du pays un des précurseurs de cet aspect-là.

Paperjam: Qu'est-ce qui est prévu au niveau enveloppe budgétaire?

Claude Turmes: Nous allons essayer de couvrir 50% des frais, mais cet aspect-là est encore en discussion.

Paperjam: Et est-ce que vous regardez aussi les technologies suivantes, dans lesquelles le lithium est remplacé par le sodium?

Claude Turmes: Oui. L'Europe investit beaucoup dans le cadre d'Horizon 2020 dans la recherche de la batterie du futur. L'Airbus des batteries est un peu moi avec le commissaire Maros Sefcovic, qui coordonne l'initiative au nom de la Commission. La BEI qui finance Northvolt, le premier grand opérateur européen, est le résultat du travail des trois ou quatre dernières années. Ça fait plaisir de voir que ce qui était assez visionnaire il y a trois ou quatre ans est devenu un enjeu de politique industrielle. Le jour où j'ai lu que le CEO de VW disait 'Futur of mobility is electric', je me suis dit que nous avions largement gagné. VW, ce sont 10 millions de voitures par an, c'est la grosse machine qui se met en marche.

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