Interview de Marc Hansen avec Paperjam "La numérisation des services publics a fait un bond en avant"

Interview: Paperjam

Paperjam: Monsieur Hansen, quel a été l'impact de la crise sanitaire sur les projets de numérisation de l'administration et, plus globalement, de la société luxembourgeoise?

Marc Hansen : La pandémie liée au Covid-19 a bouleversé nos vies, et ce bien au-delà des enjeux numériques. Nous avons dû faire face à une situation que personne n'aurait pu imaginer au moment des fêtes, l'année dernière. Cela a impliqué une forte mobilisation du gouvernement pour faire face à une crise sanitaire, assurer les soins et soutenir les citoyens et les acteurs économiques dans ces temps incertains. Si on parle du numérique, et plus particulièrement de la transformation de l'administration publique, la crise a impliqué le report de nombreux projets, dans la mesure où les équipes se sont mises au service des besoins urgents. D'importants efforts ont été consentis pour soutenir la gestion de la crise d'une part, et pour assurer le maintien des activités de l'administration en période de confinement, d'autre part.

Paperjam: Quel a été le rôle du numérique dans le contexte de la crise? Et quelles leçons tirer de cette période toute particulière?

Marc Hansen : Les équipes du Centre des technologies de l'information de l'État (CTIE) ont activement travaillé pour faire face aux défis qui se présentaient à nous. D'abord, il a fallu soutenir les différents ministères impliqués dans la gestion de la crise, mettre à disposition les infrastructures technologiques au déploiement des centres de consultations ou encore du large scale testing. Au-delà, de nombreuses nouvelles procédures administratives ont été introduites pour soutenir les organisations et les citoyens, comme le chômage partiel ou l'allocation de congé pour raisons familiales en cas de mise en quarantaine. Tout cela implique des adaptations des systèmes d'information dans un contexte d'urgence. Nos équipes ont travaillé intensément, 7 jours sur 7.

Paperjam: Comment êtes-vous parvenu à gérer cela dans une période de confinement, en garantissant la sécurité des agents?

Marc Hansen : Les efforts de numérisation réalisés avant la crise, avec notamment le lancement d'un projet pilote autour du télétravail, nous ont permis de réagir rapidement au moment du confinement. Ainsi, 10.000 agents de l'État ont pu profiter de la possibilité de faire du télétravail, ainsi que près de 12.000 enseignants. En outre, 5.400 nouveaux accès VPN ont été configurés afin que le télétravail soit possible de manière sécurisée, permettant l'accès aux documents numérisés nécessaires pour garantir le bon fonctionnement du service public. Les plateformes digitales et les outils de visioconférence étaient déjà en place mais jusqu'alors très peu utilisés. Avec la crise, tout a changé. En février 2020, la durée cumulée des vidéoconférences était de 4.414 minutes. Un mois plus tard, cette durée a été multipliée par 34, pour atteindre 149.823 minutes.

Paperjam: Quelles leçons pourra-t-on tirer de cette période si particulière?

Marc Hansen : Pour faire face aux enjeux, nous avons dû agir comme l'aurait fait une start-up, en investissant en priorité sur le déploiement de fonctions essentielles, en essayant de maximiser la valeur créée dans l'urgence, même si tout n'était pas parfait dès le départ. C'est au niveau de l'état d'esprit des équipes, de la manière de concevoir des projets, que beaucoup de choses ont changé. C'est un élément essentiel, qui contribue à l'accélération de la numérisation du secteur public. Il nous faut préserver cette dynamique au service de la mise en oeuvre de tous nos projets.

Paperjam: Cette accélération ne concerne pas que le secteur public...

Marc Hansen : En effet, la crise a accéléré l'adoption des outils numériques par l'ensemble de la population et les entreprises. On a pu le constater à travers l'évolution des chiffres d'utilisation de MyGuichet. Le nombre de démarches effectuées en ligne par les citoyens et les entreprises cette année était de 1,677 million (chiffre au 11 novembre, ndlr), contre 553.000 sur l'ensemble de l'année 2019. À l'issue de cette crise, toutefois, il sera important de faire le point, de considérer ce qui fonctionne bien et ce qui fonctionne moins, pour ne garder que le meilleur.

Paperjam: L'actuel gouvernement, comme le précédent, nourrissait de grandes ambitions, avec la volonté de faire du Luxembourg une smart nation. Comment cela se concrétise-t-il?

Marc Hansen : Si la crise a impliqué de reporter certains projets, elle a permis de faire un réel bond en avant en matière d'utilisation des outils numériques, tant dans le secteur public que dans le privé. Nous sommes aujourd'hui davantage inscrits dans cette société numérique. Notre rôle, au niveau du ministère de la Digitalisation, est d'accompagner cette transformation, en veillant à ce que celle-ci soit inclusive, qu'elle serve les intérêts de tous. Beaucoup de choses ont été lancées depuis le début de cette législature, comme la blockchain du secteur public, des projets autour de l'intelligence artificielle, d'autres visant à améliorer l'interopérabilité entre les systèmes des différentes administrations au service de l'efficience de chacune, pour faciliter les contacts avec les administrations. La formation est un autre enjeu important, si l'on veut que les agents soient en mesure d'échanger avec les administrés autour des enjeux numériques.

Paperjam: Chaque année, à travers le Digital Economy and Society Index (Desi), la Commission européenne classe les pays vis-à-vis des enjeux numériques. Cette année, le Luxembourg recule de la 9e à la 10e place par rapport à 2020. Il progresse sur la numérisation des services publics, mais perd des positions sur les indicateurs Intégration des technologies numériques dans les entreprises (19e/28 pays analysés), Utilisation des services Internet (12e) et Capital humain (8e). Le pays, malgré les ambitions affichées, ne risque-t-il pas aujourd'hui de se faire distancer au sein de l'Europe?

Marc Hansen : Bien qu'il perde une place au classement général par rapport au Desi 2019, la Commission européenne relève pour le Luxembourg des progrès significatifs dans le domaine des services publics numériques. Sur cet indicateur, nous grimpons de la 16e à la 14e place, ce qui est la progression la plus significative des pays membres de l'Union européenne. Elle traduit les efforts que nous avons réalisés en la matière. Sur d'autres indicateurs, comme celui de l'intégration des technologies numériques, le Commission souligne que des initiatives ont été lancées par le gouvernement, à travers la signature de la Déclaration de partenariat européen pour la blockchain ou encore la Déclaration sur la coopération en matière d'intelligence artificielle. Dans la catégorie Capital humain, le Luxembourg perd une place et se situe en 8e position, ce qui le place néanmoins toujours au-dessus de la moyenne européenne. De manière globale, le rapport Desi salue l'initiative de création d'un ministère de la Digitalisation, signal fort de l'engagement du gouvernement pour la coordination de la transition numérique, au niveau de l'administration publique en premier lieu, avec des effets qui s'appliquent à toute la société. Si on va plus loin, on pourrait encore citer d'autres projets, comme celui de High-Performance Computing, qui devrait générer des retombées sur la recherche, l'industrie et l'économie, ou encore le déploiement de la SG. Le monde du numérique est en pleine ébullition. Il sera, je pense, très intéressant d'analyser le Desi 2021, qui portera sur l'année 2020 marquée par la crise sanitaire et où le numérique a pris une place prépondérante.

Paperjam: Comment le gouvernement peut-il davantage soutenir l'intégration de la technologie au sein des entreprises du pays?

Marc Hansen : Diverses initiatives sont prises aujourd'hui par mes collègues ministres de l'Économie et des Classes moyennes, pour accompagner les entreprises, et notamment les PME, dans leur numérisation. Le programme Fit4Digital, avec un accompagnement des structures par un consultant spécialisé et des aides financières pour les projets mis en oeuvre, s'inscrit dans cette démarche. Au niveau de l'administration, nous avons aussi multiplié les possibilités pour les entreprises de réaliser des démarches en ligne. Au 11 novembre, on comptabilisait 56.674 espaces professionnels sur MyGuichet. Il s'agit d'entreprises disposant d'un compte leur permettant de faire des démarches en ligne via la plateforme. Fin 2019, elles n'étaient encore que 33.580.

Paperjam: Plusieurs fédérations représentant l'écosystème numérique luxembourgeois considèrent une généralisation de la facturation électronique lorsque l'on contracte avec l'État comme un levier important de numérisation des entreprises. Où en est-on à ce niveau?

Marc Hansen : La loi du 16 mai 2019 relative à la facturation électronique dans le cadre des marchés publics et des contrats de concession la définit comme une facture "émise, transmise et reçue sous une forme électronique structurée qui permet son traitement automatique et électronique". Il faut donc bien comprendre que les réceptions, notamment par e-mail, de factures non structurées en format PDF, Word ou autre ne sont pas à considérer comme des réceptions de factures électroniques. La volonté, désormais, est d'adapter le cadre légal afin d'obliger tous les opérateurs économiques à émettre et à transmettre toute facture envers les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices sous une forme électronique structurée.

Paperjam: Qu'est-ce qui justifie cette généralisation et quand pourrait-elle entrer en vigueur?

Marc Hansen : Jusqu'à présent, la facturation électronique reçue dans le cadre des marchés publics et des contrats de concession est très faible. Il s'agit en fait de moins de 20 factures électroniques par année. En généralisant, la volonté est de promouvoir la numérisation et l'innovation au coeur des entreprises et d'établir progressivement la facturation électronique comme un standard. L'introduction de l'obligation de facturer électroniquement incitera davantage le secteur privé à se doter des moyens nécessaires pour interagir avec l'administration, mais aussi et surtout avec les autres entreprises et, plus tard, leurs clients. Nous souhaitons encore pouvoir déposer le projet de loi d'ici la fin de l'année 2020.

Paperjam: La crise a révélé que les entreprises les plus matures vis-à-vis du numérique se sont adaptées plus facilement. Certaines voix soutiennent qu'il aurait été utile de conditionner les mesures d'aide aux entreprises à l'obligation d'engager des projets numériques, afin de renforcer leur résilience. Qu'en pensez-vous?

Marc Hansen : Je pense que, si l'idée est intéressante, elle n'était pas réaliste au coeur de la crise. L'enjeu, lorsqu'on faisait face à la réalité, était de parvenir à faire simple pour engager tout le monde dans la gestion de la crise. Je pense que nous pourrons revenir après la crise sur ces discussions relatives à la nécessité pour les acteurs économiques de s'adapter et de renforcer leur résilience à travers une meilleure utilisation de la technologie. La période que nous traversons, et que nous espérons voir le plus rapidement possible derrière nous, a conduit à de nombreuses réflexions, dont il faut tenir compte pour la sortie de crise et les projets à venir.

Paperjam: La question de la formation, dans un contexte de numérisation croissante de la société, est essentielle. Comment l'appréhendez-vous au niveau de l'administration?

Marc Hansen : Avec l'lnstitut national d'administration publique (Inap), qui soutient les besoins en formation des fonctionnaires, des efforts considérables ont été effectués autour du concept de Digital Academy. La volonté a été de faire évoluer l'offre de formation des agents pour mieux accompagner la digitalisation de l'administration publique mais aussi de digitaliser les parcours proposés par l'lnap. Pour cela, nous sommes partis d'une étude relative aux besoins actuels et à venir des agents, afin de construire de nouveaux plans de formation et de développer de nouveaux outils numériques pour soutenir l'acquisition de compétences et faciliter l'adoption des outils. Un programme de leadership digital a aussi vu le jour pour soutenir les responsables de services et les hauts fonctionnaires dans la démarche. Aujourd'hui, tout cela est très concret et est au fondement des transformations que nous menons pour emmener tous nos agents dans la même direction, leur permettre d'interagir plus facilement autour des procédures numériques avec les administrés, mais aussi de faire évoluer ces dernières plus facilement. C'est un enjeu essentiel. Pendant la crise, les administrations les plus matures du numérique sont parvenues à s'adapter plus aisément.

Paperjam: Récemment, un comité interministériel pour la digitalisation de l'administration publique s'est réuni pour la première fois. A quel enjeu vient répondre cette nouvelle instance?

Marc Hansen : La mise en place de ce comité, à l'initiative du ministère de la Digitalisation, doit permettre aux responsables des projets numériques au sein des diverses administrations d'échanger entre eux. Il permet d'établir un agenda coordonné et de faciliter la mise en oeuvre de la transversalité nécessaire au bon fonctionnement d'une e-administration. Jusqu'à présent, l'unique interface commune à toutes les administrations était le CTIE, où chacun arrivait avec des demandes particulières. La coordination mise en oeuvre au départ de ce nouveau comité facilite l'échange de bonnes pratiques mais permet aussi d'envisager des développements au départ de besoins communs identifiés.

Paperjam: Le projet de GovTech Lab semble aussi vous tenir à coeur. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s'agit?

Marc Hansen : Dans une démarche d'innovation ouverte, la volonté est de rapprocher les administrations des experts de la technologie, des start-up, pour accélérer les développements numériques et l'innovation au niveau du service public. C'est quelque chose de totalement nouveau pour une administration, qui pilotait jusqu'alors ses développements de manière autonome. En nous rapprochant des acteurs innovants, on veut pouvoir mieux explorer les possibilités qui s'offrent à nous. Cela va se traduire par le lancement d'appels à solutions, la création d'espaces dédiés à l'innovation, de lieux d'échanges, d'ateliers, de rencontres, d'événements dédiés à l'innovation. De cette manière, nous entendons impulser une nouvelle dynamique à nos projets, explorer de nouvelles choses qui pourraient être mises au service de toutes les administrations de l'État et de nos concitoyens.

Paperjam: L'Union européenne a fait part de son souhait que 20% des fonds dédiés à la relance économique soient alloués à des projets numériques. Quelles devraient être les priorités dans l'allocation de ces ressources au niveau du Luxembourg?

Marc Hansen : Au niveau de l'Union européenne, plusieurs chantiers sont en discussion. Beaucoup recoupent les ambitions luxembourgeoises en matière de numérisation du pays. On peut citer le développement des services numériques, l'intelligence artificielle, l'identification numérique. L'enjeu relatif à l'évolution des compétences constitue très certainement une priorité, au même titre que le développement d'une économie de la donnée.

Paperjam: Qu'attendez-vous de 2021? Quelles sont vos ambitions pour l'année prochaine?

Marc Hansen : On peut d'abord espérer que nous parviendrons à sortir relativement rapidement de cette crise. Cela devrait nous permettre de reprendre nos projets en matière de numérisation. On peut déjà annoncer qu'une application MyGuichet sera lancée pour permettre aux citoyens d'accéder aux démarches en ligne au départ d'un mobile ou d'une tablette. Au-delà des éléments déjà évoqués, il faut aussi pousser plus encore la simplification administrative et la numérisation des services et administrations de l'État. La crise a été un vrai catalyseur, avec un accroissement des demandes de chaque administration. La liste des projets à mener au niveau du CTIE s'est considérablement allongée. C'est réjouissant. Il faut cependant pouvoir gérer cet engouement et fixer les priorités.