Interview avec Claude Turmes dans La Tribune

"Comment le Luxembourg, pays sans littoral, veut développer l'éolien en mer"

Interview : La Tribune (Olivier Mirguet)

La Tribune: Avec 95 % de dépendance énergétique, l'économie du Luxembourg dépend presque exclusivement de ses importations de gaz, d'électricité et de pétrole. Cette situation est-elle gênante?

Claude Turmes: Le Grand-Duché est dépendant de ses importations énergétiques à 100 % pour le pétrole, 100 % pour le gaz et 85 % pour l'électricité. Nous allons réduire les dépendances au pétrole et au gaz, tout en augmentant notre production propre d'électricité et en accélérant le déploiement des renouvelables. Notre ambition est d'atteindre un seuil de 25 % d'énergies vertes dans notre bouquet d'ici à 2030, et une neutralité climatique d'ici à 2050. Nous avons installé dix fois plus de solaire en 2021 qu'en 2020. Dans l'éolien terrestre, le Luxembourg a enregistré une croissance continue depuis les douze dernières années. Nous faisons des efforts pour déployer l'éolien en mer. Mais votre pays ne possède pas de frontière maritime!

Je viens de signer un accord de coopération avec le Danemark en vue de créer une île énergétique artificielle en Mer du Nord. Cette île sera reliée à des centaines d'éoliennes offshore. Il est prévu d'y installer entre 10.000 et 12.000 mégawatts d'éolien. Ce projet estimé à près de 30 milliards d'euros permettra de remplacer le pétrole et le gaz dans le chauffage et dans le transport. Notre pays pousse énormément l'électrification des voitures. Le transport public est gratuit au Luxembourg. L'éolien en mer représente 5.000 heures pleines d'électricité dont le prix sera inférieur de moitié à celui de la production nucléaire. C'est grâce à l'éolien en mer que l'Europe va gagner la bataille du changement climatique.

La Tribune: Quel intérêt auriez-vous à produire votre électricité au Danemark?

Claude Turmes: Nous faisons partie de la coalition de la mer du Nord, gérée par le secrétariat du Benelux. Les électrons produits devant la côte danoise, belge ou allemande arrivent déjà au Luxembourg par notre réseau électrique intégré. Ce réseau pentalatéral de l'Europe de l'Ouest, qui inclut la France, l'Allemagne et le Benelux, est le réseau le plus intégré au monde, au cœur d'un territoire très dense avec une activité économique dynamique. Nous avons toujours importé notre énergie et nous allons continuer à le faire. On va remplacer les énergies fossiles par des renouvelables en investissant dans une transition durable.

La Tribune: Emmanuel Macron a annoncé en novembre 2021 la relance du programme nucléaire français. Quelle a été votre réaction?

Claude Turmes: J'ai été un peu surpris. Les énergies renouvelables, solaire ou éolien terrestre et maritime, sont deux fois moins chères que les nouveaux réacteurs. Tous les appels d'offres récents sur l'éolien en mer ressortent entre 55 euros et 60 euros par mégawattheure. Dans les grandes installations, le solaire est encore moins cher que cela. Sur le climat, la seule réponse de la droite libérale européenne, c'est le nucléaire. Il s'agit davantage d'un choix idéologique, en vue des élections, que d'un choix rationnel énergétique et économique.

La Tribune: La Belgique vient d'annoncer l'arrêt de ses sept réacteurs nucléaires, qui comptent pour 40 % de l'électricité produite dans ce pays. Votre voisin va investir 100 millions d'euros dans la recherche sur les petits réacteurs modulaires (SMR) de nouvelle génération. Croyez-vous en cette technologie?

Claude Turmes: Le SMR n'est pas du tout basé sur une technologie nouvelle. Il reste avant tout une vieille promesse établie sur un recyclage des moteurs que l'on trouve dans les sous-marins nucléaires français. Les SMR ne vont pas résoudre le problème des déchets nucléaires. Une étude économique détaillée a été produite par l'administration allemande responsable de l'élimination sûre des déchets nucléaires (Bundesamt für die Sicherheit der nuklearen Entsorgung, NDLR), dans laquelle les SMR n'apparaissent pas moins chers que le nucléaire classique. On reste donc à des prix supérieurs aux énergies renouvelables. Si une telle technologie était viable, il faudrait en construire des dizaines de milliers, un peu partout dans le monde, pour constater un début d'impact favorable sur le changement climatique. Il faudrait ensuite se poser la question de la prolifération nucléaire: ces installations sont dangereuses dans un monde qui est assez instable. Je ne suis pas très optimiste quant à la réussite de ce pari.

La Tribune: La Commission européenne veut classer le nucléaire parmi les investissements verts dans sa taxonomie. Comment jugez-vous cette proposition?

Claude Turmes: La proposition de la Commission européenne représente un énorme gâchis: elle détourne l'attention de la question urgente de la course contre le changement climatique. Cette course va se gagner au cours des dix années à venir. L'efficacité énergétique et le déploiement rapide de technologies, telles que le solaire et l'éolien, sont les éléments clés de la réussite. Le problème du nucléaire, on l'a vu avec les EPR en France, c'est qu'il faut douze ans ou quinze ans pour arriver à un résultat. Si l'on suggère que le nucléaire peut jouer un rôle dans cette décennie décisive sur le changement climatique, on trompe le public. Aucun des nouveaux réacteurs ne sera opérationnel avant 2035. On aura perdu la bataille du climat.

La Tribune: Les défenseurs du nucléaire estiment pourtant qu'il est essentiel pour la stabilité des approvisionnements.

Claude Turmes: La France a un système nucléaire vieillissant où plus de dix centrales sont hors jeu, pour diverses raisons. La France a aussi raté son objectif de renouvelables en 2020 et se retrouve en pénurie d'électricité en ces jours de froid. Elle doit importer l'électricité depuis le reste de l'Europe. Le système français n'est pas un modèle. Il faut accélérer les énergies renouvelables, travailler ensemble sur l'efficacité énergétique et poursuivre la construction d'un vrai marché électrique intégré dans lequel il n'y aura pas de problème pour intégrer les multiples énergies renouvelables. La France a un énorme potentiel, qui pourrait être développé assez vite.

La Tribune: Qu'en sera-t-il du pétrole? Le Luxembourg demeure l'un des pays européens où l'essence est la moins chère.

Claude Turmes: On a des accises moins élevées que les pays voisins. Mais avec notre plan Climat 2030, nous avons bougé le curseur sur l'essence et le diesel. Le Luxembourg est beaucoup moins compétitif que précédemment. Nous venons d'introduire une taxe CO2 en 2020, elle a augmenté de nouveau le 1er janvier 2022. Pour les Français, il devient moins attrayant de faire le plein à Luxembourg.

La Tribune: Quel est votre regard sur l'avenir de la centrale nucléaire de Cattenom qui se trouve en Moselle, tout près de la frontière luxembourgeoise?

Claude Turmes: Cette centrale met en danger la sûreté de nos citoyennes et citoyens. Nous avons réalisé une étude avec la Sarre et Rhénanie-Palatinat. On peut la fermer sans mettre en danger la sécurité d'approvisionnement électrique de la Grande Région.

La Tribune: Seriez-vous disposé à co-financer sa fermeture?

Claude Turmes: La France ne nous a jamais demandé de mettre une centrale nucléaire à cet endroit. Je ne vois pas pourquoi on co-financerait sa fermeture. La France est un pays ami, j'ai beaucoup de liens et de sympathies pour votre pays. Notre pays œuvre avec d'autres pour qu'il y ait assez de renouvelables dans le circuit en Europe, et pour qu'on ne se trouve pas en pénurie d'électricité. L'économie luxembourgeoise est très intégrée avec l'économie lorraine. Il y a 110.000 Lorrains qui travaillent au Luxembourg. Au niveau de l'emploi, je ne verrais pas de problème au moment de la fermeture de Cattenom. Travaillons ensemble sur un projet de transition énergétique durable.

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