Interview avec Claude Turmes dans Paperjam

"Nos entreprises ne seront pas lésées"

Interview: Paperjam (Julien Carette)

Paperjam: Dans quel état d'esprit êtes-vous sorti, vendredi, de la réunion extraordinaire des ministres de l'Énergie qui a adopté le règlement du Conseil sur une intervention d'urgence pour faire face aux prix élevés de l'énergie?

Claude Turmes: Cela a été vraiment très intense. Nous avons réussi à adopter trois mesures législatives européennes qui font beaucoup de sens. Trois mesures que nous avons réussi à faire passer en quelques semaines. Ainsi, nous allons enfin taxer les bénéfices excédentaires réalisés par ceux qui exploitent les forages de pétrole et de gaz, recyclant les milliards obtenus vers les ménages et les entreprises.

Ces derniers verront aussi leurs factures diminuer grâce aux recettes excédentaires que nous allons récupérer auprès des producteurs du marché de gros de l'électricité, dont les coûts marginaux sont beaucoup moins élevés que le coût du marché. Enfin, avant l'arrivée d'un hiver qui verra la production nucléaire française d'électricité être un peu vacillante, nous avons décidé d'une action commune pour mieux gérer la consommation et diminuer cette dernière lors des heures de pic.

Paperjam: La Commission européenne a évoqué une mobilisation financière de 117 milliards d'euros grâce à la taxation des superprofits des producteurs d'électricité à faibles coûts de production et de 25 millions via la contribution de solidarité pour les acteurs du secteur des combustibles fossiles. Mais au Luxembourg, cela représentera combien?

Claude Turmes: Vu que nous n'avons pas chez nous de forages de pétrole et de gaz, malheureusement, nous n'aurons pas de rentrées à ce niveau-là. Par contre, sur le marché de l'électricité, nous possédons un certain nombre d'éoliennes et de grandes installations solaires qui profitent actuellement des prix très élevés. Elles seront donc taxées. Mais ce ne seront que des petites recettes (qui devraient se chiffrer, au total, en dizaines de millions d'euros, ndlr) … Cependant, pour les nations qui importent beaucoup d'électricité comme nous, le texte prévoit aussi un cadre légal qui va nous permettre de conclure un accord bilatéral avec l'Allemagne, d'où provient la majorité de notre électricité (70%), afin de parvenir à une répartition transfrontalière équitable des revenus, en application du principe de solidarité. Et puis, deux jours avant le sommet européen, j'ai également réussi à intégrer un passage très important dans la proposition de règlement. Un passage qui a été maintenu dans la version finale du texte. Or, il stipule que les États membres qui obtiennent moins de recettes via cette taxe ont le droit d'utiliser d'autres ressources budgétaires pour aider leurs industries et leurs PME. Les entreprises luxembourgeoises ne seront donc pas lésées par rapport à leurs voisins.

Paperjam: Ces aides devront-elles respecter la législation européenne actuelle sur les aides d'État?

Claude Turmes: Effectivement. Mais, à ce niveau-là, il est important de signaler que le cadre fixé par la Direction générale de la concurrence, le cadre qui conditionne donc toute aide d'État aux entreprises, va bientôt évoluer.

Paperjam: Les règles en vigueur vont donc changer?

Claude Turmes: Elles sont valables jusqu'à la fin de cette année 2022. Pour la suite, une consultation publique a été lancée voici deux semaines par la Commission et la Direction générale de la concurrence. Celle-ci se terminera bientôt. Avec Franz Fayot (LSAP), le ministre de l'Économie, et Lex Delles (DP), celui des Classes moyennes, nous travaillons déjà sur ce dossier. Et dès que les textes seront là, nous verrons comment nous pourrons encore mieux aider nos entreprises. La commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager, est censée présenter le nouveau cadre le 15 octobre prochain.

Paperjam: Pour en revenir à la réunion de vendredi, le plafonnement du prix du gaz était sur toutes les lèvres avant ce sommet. On sait que le Conseil a donné mandat à la Commission afin de revenir vers lui avec des propositions concrètes dans les prochains jours. Mais comment se sont passées les tractations?

Claude Turmes: Comme je le disais en préambule, cela a été intense, mais, au final, on s'est rapproché sur toutes les questions liées à la baisse du prix du gaz et de l'électricité. Il est clair désormais que l'Europe doit parler avec des pays hors Union européenne. Le mandat a été donné à la Commission pour le faire. Il faut, par exemple, discuter avec le président Biden et les États-Unis. Une nation qui est un 'game changer' dans cette crise, puisqu'elle possède les capacités suffisantes en matière de gaz naturel liquéfié (GNL) pour nous aider l'été prochain à remplir à nouveau nos stocks en vue de l'hiver 2023-2024. Puisque nous ne pourrons alors plus vraiment compter sur beaucoup de gaz russe… Il faut également dialoguer avec d'autres fournisseurs fiables. Comme l'Algérie ou la Norvège. Expliquer, par exemple, aux Norvégiens qu'ils nous ont toujours cédé le MWh d'électricité à 20 euros, avant de voir les prix monter jusqu'à 250 ou 300 dernièrement. Si on pouvait, par exemple, se mettre d'accord sur un montant entre 80 et 120 euros… Enfin, le Japon et la Corée sont deux autres acteurs importants avec qui il faut s'entretenir, vu qu'ils sont en concurrence avec l'UE sur ces livraisons de gaz liquide.

Paperjam: Sur le plafonnement du prix du gaz, quel est le positionnement du Luxembourg?

Claude Turmes: Nous ne faisons pas partie des nations (dont la Belgique et la France, ndlr) qui ont signé la lettre qui pressait la Commission de plafonner. Et cela, même s'il y a beaucoup d'éléments dans celle-ci auxquels je souscris. Vendredi, nous avons beaucoup discuté sur ce qu'est une bonne idée, mais aussi une fausse bonne idée. Et même les signataires de la lettre étaient d'accord pour dire qu'il existe des risques à plafonner le prix du gaz. Que se passerait-il si un bateau transportant notre gaz changeait de cap parce qu'un concurrent a effectué une offre supérieure à la nôtre pendant l'acheminement? Ou si, même en l'espace d'une demi-journée, l'offre de gaz sur le marché n'était plus suffisante, en raison du prix proposé, pour satisfaire toute la demande européenne? Qui déciderait de la direction que prendrait ce gaz et de qui n'en aurait pas? La seule chose qui est certaine, c'est qu'il faut continuer à développer les énergies renouvelables et à travailler afin de faire baisser la consommation globale de gaz. Parce que personne ne sait si, à terme, il y en aura assez pour satisfaire tout le monde.

Paperjam: Un mandat a aussi été donné à la Commission afin d'avancer sur une plateforme commune d'achat de gaz…

Claude Turmes: Oui. Nous avons avancé sur le sujet. Un consensus a notamment été trouvé entre les sept pays qui sont les grands acheteurs à l'échelle européenne – l'Allemagne, la France, l'Espagne, l'Italie, les Pays-Bas, l'Autriche et la Pologne, qui représentent 70 à 75% des achats – pour mettre en place cette plateforme. Cette dernière va ainsi être liée au volume de gaz dont nous avons besoin pour remplir nos stocks l'été prochain. Une autre idée est sur la table, celle de généraliser le modèle ibérique en matière d'électricité (en Espagne et au Portugal, le prix de gros de l'électricité est réduit artificiellement en abaissant les coûts des intrants utilisés dans les centrales électriques alimentées par des combustibles fossiles, ndlr). Mais il reste encore trois ou quatre questions qui attendent une réponse pour qu'on puisse avancer. Comme le fait de voir comment éviter les fuites du marché européen vers l'extérieur. Parce qu'une telle pratique signifierait que les prix en vigueur au sein de l'UE en matière d'électricité seraient plus intéressants que ceux en place en Norvège, en Grande-Bretagne ou dans les Balkans.

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