Interview avec Yuriko Backes dans L'Écho

"Il est important de garder le cap budgétaire"

Interview: L'Écho (Marc Lambrechts)

L'Écho: L'agence de notation Moody's a récemment confirmé la note triple A du Luxembourg avec perspective stable. C'est un rating nettement supérieur à celui de la Belgique. Quel est le secret du succès luxembourgeois?

Yuriko Backes: Peu de pays dans le monde bénéficient du triple A. Je crois que les ingrédients du succès sont des finances publiques saines et soutenables à long terme. Je pense aussi que nous avons bien géré les multiples crises tout en faisant preuve de résilience. Notre modèle de tripartite, qui repose sur un dialogue entre le gouvernement, les employeurs et les syndicats, a bien fonctionné. Nous avons réussi à aider les personnes les plus vulnérables face à la crise de l'énergie. Nous avons limité la hausse des prix du gaz et de l'électricité. Une indexation des salaires a, par ailleurs, été reportée à cette année. Grâce à ces mesures, le Luxembourg présente actuellement le taux d'inflation le plus bas de la zone euro (3% en mars dernier, selon Eurostat).

L'Écho: Récemment, le secteur bancaire a été secoué par les faillites aux USA et la reprise de Credit Suisse. Comment se comporte le secteur bancaire luxembourgeois dans ce contexte?

Yuriko Backes: Je pense que les autorités suisses ont bien réagi face à cette crise liée au Credit Suisse. Grâce à la réglementation mise en place après la crise financière de 2008-2009, nous sommes bien équipés dans la zone euro. Quand des turbulences interviennent, il faut bien entendu se montrer vigilants. Pour ma part, je ne suis pas inquiète pour le Luxembourg. La présidente de la BCE, Christine Lagarde, a rapidement affirmé que les banques de la zone euro étaient solides. C'est également mon message. Le ratio de fonds propres des banques au Luxembourg (22%) est bien supérieur aux minimas requis et à la moyenne européenne.

L'Écho: Lors d'un événement de "Luxembourg for Finance", le Premier ministre Xavier Bettel a dit qu'il était facile d'attaquer les banquiers, d'attaquer le secteur de la finance... "Cela n'arrivera pas avec moi", a-t-il lancé. Vous êtes également de cet avis? Le secteur financier a subi pas mal de critiques ces dernières années avec les "Lux Leaks" notamment. Les choses ont-elles changé?

Yuriko Backes: Le Premier ministre a absolument raison, je partage totalement son opinion. Oui, la place financière luxembourgeoise a évolué de manière fondamentale ces 8 à lo dernières années, que ce soit avec l'abandon du secret bancaire en matière fiscale et la mise en oeuvre rapide de toutes les nouvelles directives fiscales européennes. Ceci n'a pas nui au développement de la place financière. Bien au contraire. Nous sommes aujourd'hui la troisième place la plus ouverte internationalement, après les États-Unis et le Royaume-Uni. Notre place financière est également dans le top 5 pour la "finance verte", notamment avec le Luxembourg Green Exchange de la Bourse du Luxembourg, où la GEO Julie Becker fait un travail remarquable. Un sujet qui me tient particulièrement à coeur est la "gender finance" et je me réjouis de voir que la place financière fait des progrès importants dans ce domaine. La bourse cote par exemple des "gender bonds", qui soutiennent l'égalité hommes-femmes, c'est important à mes yeux. Enfin, à l'occasion de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars dernier, près de 70 acteurs ont signé la charte "Luxembourg Women in Finance" qui vise à améliorer la diversité des genres au sein de la place financière. Il s'agira pour les signataires de se fixer des objectifs internes en matière de représentation des femmes au sein de l'entreprise et de son management. Et de mesurer les progrès réalisés en la matière.

L'Écho: Le Luxembourg, ce n'est pas seulement les banques...

Yuriko Backes: La place de Luxembourg est très diversifiée: les banques font partie d'un écosystème qui inclut les activités de fonds, des marchés de capitaux et des assurances. La place se développe aussi très bien dans le domaine des fintechs. Nous avons célébré en 2022 le cinquième anniversaire de la Luxembourg House of Financial Technology (Lhoft), partenariat public-privé qui soutient la transformation digitale de notre place financière. Je pense que les activités sont assez complémentaires à celles des banques. Il y a par exemple le développement de toute une industrie dans le domaine du spatial.

L'Écho: Le Luxembourg aurait-il pu éventuellement se spécialiser dans le domaine des cryptoactifs?

Yuriko Backes: Nous avons été prudents en la matière et je pense que nous avons eu raison compte tenu des événements dans le secteur des cryptomonnaies en 2022. Ceci dit, nous soutenons la technologie de la blockchain. Le Luxembourg est l'un des premiers pays à disposer d'un cadre légal permettant explicitement le transfert et l'émission de titres sur la blockchain.

L'Écho: Comment sont vos relations avec vos collègues européens au sein de l'Eurogroupe et de l'Ecofin? Vous avez dû traiter quelques dossiers importants notamment la fiscalité des multinationales ou la réforme des règles budgétaires.

Yuriko Backes: J'ai d'excellentes relations avec mes collègues européens, dont le ministre belge des Finances Vincent Van Peteghem. J'étais dans le même avion que lui pour revenir des réunions du FMI et de la Banque mondiale à Washington. On se voit souvent avant les réunions de l'Eurogroupe et de l'Ecofin. Étant diplomate de carrière, je me sens très à l'aise dans ces réunions. Je me réjouis particulièrement que nous ayons un réseau de femmes ministres des Finances. Avant, nous n'étions pas très nombreuses. Aujourd'hui, nous sommes neuf. On peut encore y ajouter le nom de Christine Lagarde et celui de Mairead McGuinness, commissaire européenne aux services financiers, à la stabilité financière et à l'Union des marchés des capitaux. C'est une évolution très positive. Pour la fiscalité des multinationales, l'accouchement a été assez compliqué. Dès le départ, le Luxembourg s'est déclaré favorable à ce nouveau système de fiscalité pour les multinationales. J'ai poursuivi dans la même voie que mon prédécesseur. La directive européenne sur l'instauration d'un taux d'imposition minimal à 15% doit être transposée d'ici la fin de l'année. Et nous sommes dans la dernière ligne droite pour l'autre pilier de la réforme (la meilleure répartition de l'imposition des multinationales en fonction des pays où elles exercent une activité, NDLR).

L'Écho: Et en matière de réforme des règles budgétaires? Le Luxembourg affiche une dette publique de quelque 25% du PIB. Là aussi, vous êtes un très bon élève.

Yuriko Backes: Dans notre accord de coalition, il est stipulé que notre dette doit rester en dessous de 30% du PIB. C'est important de s'y tenir. En temps de crise, les dépenses de l'État sont forcément plus importantes. Mais il est important de garder le cap. Dans la zone euro, le pacte de stabilité a été gelé afin de donner plus de flexibilité aux États membres pour gérer la situation. Les discussions sont en cours sur la réforme du cadre de gouvernance économique. La Commission a proposé de maintenir les critères des 3% de déficit public et de 60% de dette. Ce qui est fondamental, c'est que tous les pays adoptent des plans budgétaires soutenables à moyen et long terme. Les réalités économiques peuvent être très différentes entre pays, mais il est important d'éviter un dérapage des dettes publiques. Cela doit rester le but de cette nouvelle gouvernance.

L'Écho: Avec la gratuité des transports publics au Grand-Duché, vous restez aussi une sorte d'exemple pour pas mal de pays.

Yuriko Backes: Nous avons été le premier pays à rendre possible cette gratuité. Encourager l'utilisation des transports publics est un moyen efficace d'atteindre les objectifs en matière climatique. Dans les réseaux urbains, il n'y a plus d'excuses aujourd'hui pour ne pas se servir des transports publics. Certaines connexions doivent toutefois encore être améliorées. Le tram desservira l'aéroport dans quelques années. Ce sera une belle avancée. Cette gratuité est un signal très fort pour l'image de marque du pays.

L'Écho: Quels sont vos liens avec la Belgique et Bruxelles? Amélie Nothomb fait toujours partie de vos autrices préférées?

Yuriko Backes: J'ai vécu en Belgique puisque j'ai travaillé à la représentation permanente du Luxembourg auprès de l'Union européenne à Bruxelles. J'ai beaucoup d'amis belges. En ce qui concerne Amélie Nothomb, je suis née de parents luxembourgeois à Kobe au Japon et, si mes renseignements sont exacts, elle est née dans la même maternité que moi. Mes parents ont bien connu son père, Patrick Nothomb, qui était diplomate. J'ai aussi rencontré ses parents, mais je n'ai jamais eu l'opportunité de rencontrer Amélie. Je le regrette profondément, car j'adore ses romans, notamment "Stupeur et tremblements" qui évoque le Japon ou encore "Ni d'Ève n d'Adam". J'aimerais vraiment la rencontrer.

L'Écho: On peut lancer un appel via le journal...

Yuriko Backes: Oui, si c'est possible (rires). Ce serait, je pense, me chouette rencontre.

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