Interview avec Yuriko Backes dans Le Quotidien

"L'OTAN? Il est important d'être un allié crédible et solidaire"

Interview: Le Quotidien (David Marques)

Le Quotidien : Une des grandes annonces de la déclaration sur l'état de la Nation du Premier ministre a été que le Luxembourg compte avancer à 2030 l'objectif d'augmenter son effort de défense à 2 % du revenu national brut (RNB). Quelles sont les raisons qui ont amené le gouvernement à accélérer le processus ?

Yuriko Backes : En fait, nous n'avions pas fixé de date précise dans l'accord de coalition. L'objectif était d'atteindre ce seuil des 2% à moyen terme. Mais, on peut bien affirmer que la date a été avancée. Le non-dit était de se donner dix ans pour remplir cet engagement. Or, on est confronté à un changement de paradigme, pas seulement depuis le début, en 2022, de la guerre en Ukraine, mais déjà depuis l'annexion de la Crimée en 2014. Le Luxembourg est obligé de s'adapter à ce nouveau contexte. En tant qu'allié de I'OTAN, nous devons prendre nos responsabilités. Cela revêt une grande importance. Nous faisons partie d'une défense collective, où il est nécessaire qu'on se dote nous-mêmes des moyens adéquats.

Le Quotidien : Dans les grandes lignes, comment comptez-vous procéder pour atteindre cet objectif ?

Yuriko Backes : Les projets doivent correspondre à nos capacités. Il s'agit d'une très grande somme d'argent qui sera à débloquer pour atteindre les 2 %. Lors de la décennie écoulée, l'investissement dans la défense a triplé. Dans les six années qui restent jusqu'à 2030, le budget sera encore une fois doublé. Il s'agit d'un investissement dans la défense du Luxembourg qui va aussi profiter à nos dissuasion et défense collectives. Au-delà s'ajoute le soutien apporté à l'Ukraine. Pour nous, il est important d'être un allié crédible et solidaire.

Le Quotidien : Est-ce que I'OTAN a augmenté la pression sur le Luxembourg ?

Yuriko Backes : Ces dernières années, il y a eu une pression plus globale exercée sur les pays européens afin qu'ils augmentent leurs investissements dans la défense. Cette pression est liée à la situation dans laquelle on se retrouve. Nous avons clairement vu que, depuis la fin de la guerre froide, les investissements des pays alliés dans la défense n'ont pas été maintenus à un niveau suffisant. Après coup, il s'agit peut-être d'une erreur. Quelque part, il est triste de devoir relancer cette course à l'armement. Dans mon ressort de la Mobilité et des Travaux publics, j'aimerais investir cet argent dans des projets plus positifs. Mais on ne se trouve plus dans un tel scénario. Il est important de prendre conscience en tant que société que la menace est réelle. Un pays a agressé et envahi un autre pays, finalement pas si éloigné de nos frontières. Il n'est pas à exclure que cela se reproduise. Si on avait ces dernières années davantage investi dans notre défense, l'attitude (NDLR: de la Russie) aurait peut-être été différente.

Le Quotidien : Selon vous, où se trouvent les lacunes après ce manque d'investissements dans la défense collective ?

Yuriko Backes : On n'est pas suffisamment équipé. En Europe, des lacunes existent au niveau de la production d'armes et de munitions. Dans le domaine de l'acquisition commune de matériel, il y a encore une grande marge de progression. L'interopérabilité doit être l'objectif. Pour y parvenir, un investissement collectif est nécessaire.

Le Quotidien : Vous avez déjà pu présenter la feuille de route à vos homologues de I'OTAN. Quelles ont été les réactions ?

Yuriko Backes : Les réactions ont été très positives. Je peux même dire que certains ont été surpris que l'on compte désormais atteindre, dans un délai de six ans, l'objectif des 2 %. Notre plan est bien réfléchi et crédible. Avec grande satisfaction, j'ai d'ailleurs constaté que mon homologue américain, Lloyd Austin, m'a félicitée. Il m'a dit vraiment apprécier que le Luxembourg prenne si sérieusement ses responsabilités.

Le Quotidien : L'objectif fixé est que les investissements qui seront à consentir devront être sensés. Comment pourrait-on résumer la philosophie de la feuille de route mise sur la table ?

Yuriko Backes : Une des priorités politiques et militaires demeure la mise sur pied, d'ici à 2030, du bataillon belgo-luxembourgeois de reconnaissance de combat. La plus grande partie des investissements est à effectuer maintenant. Rien que l'acquisition et l'exploitation sur 30 ans des nouveaux véhicules blindés représente une enveloppe de 2,6 milliards d'euros, ce qui est énorme. Le plan d'investissement qui va au-delà concerne la périodepost-2028. Nous allons continuer à développer les domaines dans lesquels on a déjà prouvé nos compétences et qui représentent une valeur ajoutée. C'est le cas pour nos capacités satellitaires, qu'il est notamment prévu de mieux protéger. Un autre domaine prioritaire reste la cyberdéfense. Sont également à mentionner le développement et la rénovation de nos infrastructures, dont un hub multimodal qui sera construit à Sanem pour les besoins du bataillon binational. Une autre piste concerne de nouvelles infrastructures pour le Findel, qui est un aéroport de l'OTAN. Le développement du domaine de la médecine militaire, afin de renforcer la résilience sanitaire, est aussi à envisager, en tenant compte des besoins nationaux et des exigences de l'OTAN.

Le Quotidien : L'annonce de se doter d'une capacité de défense aérienne a attiré beaucoup d'attention. En quoi consistera ce nouvel investissement ?

Yuriko Backes : Il s'agit d'un domaine dans lequel nous n'avons aucune expérience. Mais on se trouve dans l'obligation d'investir dans de telles capacités, avec des pays partenaires, aussi pour que le Luxembourg soit couvert par un tel bouclier. Il faut aussi que l'on soit bien préparé, sachant que l'on devra tenir compte du prochain cycle de quatre ans du processus de planification de défense de l'OTAN. De nouveaux objectifs seront fixés à la mi-2025. Nous supposons fortement que les capacités de défense aérienne et antimissile en feront partie. L'OTAN est consciente qu'il est peu sensé de fixer des objectifs qui ne correspondent pas aux réalités et capacités d'un pays comme le nôtre. Des discussions vont avoir lieu, car il est faux de clamer que l'on nous impose des choses.

Le Quotidien : La coopération avec d'autres pays, comme le pratique le Luxembourg depuis longtemps, deviendra-t-elle encore plus indispensable ?

Yuriko Backes : L'alliance avec la Belgique fait que nous sommes pionniers dans ce type de coopération. Les pays membres de l'OTAN et de l'UE devraient s'engager plus fortement sur cette voie. D'ailleurs, ce que nous pratiquons en petit avec la Belgique correspond à ce que l'on s'imagine à terme pour l'Europe de la défense, qui doit être complémentaire dans l'objectif de renforcer l'OTAN dans son ensemble. D'un côté, il faut soutenir le développement de l'industrie de défense et, de l'autre, encourager les acquisitions communes de matériel. Cette prise de conscience est aujourd'hui plus développée.

Le Quotidien : Une volonté est que les investissements aient aussi un impact positif sur l'économie luxembourgeoise. Comment atteindre cet objectif ?

Yuriko Backes : Nous savons très bien que la France possède une grande industrie d'armement. Mais nous devrions aussi investir dans ce domaine. Il s'agit de discussions que je mène avec mes homologues. On est d'accord sur le fait que de grandes commandes et d'importants investissements doivent potentiellement avoir un retour pour certaines de nos entreprises. Il faudrait y travailler de manière plus proactive. Ainsi, j'ai mis en place un groupe interministériel sous la conduite de la Défense, avec l'Économie, le Commerce extérieur ou encore des agences comme Luxinnovation. Un état des lieux des sociétés qui peuvent entrer en ligne de compte sera dressé.

Le Quotidien : Atteindre l'objectif des 2% en2030 est une chose, maintenir ce cap dans les années suivantes est un autre défi. Savez-vous déjà comment procéder ?

Yuriko Backes : Il faudra déjà voire comment les choses vont évoluer. Sera-t-on en2030 toujours dans la même situation qu’aujourd’hui ? Ou aura-t-on peut être retrouvé le chemin vers la paix ? Il est juste de dire que l'on ne devra pas se contenter d'atteindre les 2%, soit plus de 1,4 milliard d'euros. Ce niveau devra être maintenu, si la situation le nécessite. Il est cependant encore un peu tôt pour définir comment l'on va pouvoir procéder. Tout d'abord, on devra remplir l'objectif des 2%. Et comme évoqué, il faudra se garder une certaine flexibilité pour répondre aux besoins qui peuvent évoluer.

Le Quotidien : Le sommet des 75 ans de l'OTAN aura lieu cette semaine à Washington. Un objectif du Luxembourg était de présenter sa feuille de route. Quels sont les autres grands enjeux de ce rendez-vous ?

Yuriko Backes : L'objectif sera de définir les moyens dont l'OTAN devra se doter pour assurer à l'avenir notre défense collective et renforcer notre force de dissuasion. L'autre grand enjeu sera le support militaire au profit de l'Ukraine. Ces deux blocs vont dominer les débats. Lors de la dernière réunion des ministres de la Défense, il a déjà été convenu que l’OTAN reprendra en main la coordination de l'aide militaire apportée à Kiev. Le plan plus détaillé devra être prêt pour ce sommet.

Le Quotidien : Le président Zelensky continue de se plaindre du fait que les livraisons d'armes n'arrivent pas assez vite sur le front. Que peut-on attendre de ce sommet pour venir davantage et plus vite en aide à l’Ukraine ?

Yuriko Backes : On a vu que les livraisons ont pris trop de temps. C'est regrettable. Pour ce qui est du Luxembourg, nous avons toujours débloqué très rapidement les fonds conséquents. Ma proposition est d'inscrire dès 2025 dans le budget de l'État un article non limitatif pour mieux pouvoir tenir compte des besoins. On est un petit, mais un important acteur. On est reconnu comme tel au sein de l'OTAN. Nous sommes engagés dans l'IT-Coalition, l'Artillery Coalition et l'Air Force Capability Coalition. L'Ukraine a le plus urgemment besoin de moyens de défense aérienne et antimissile. Le Luxembourg est moins bien doté à ce niveau. Cette urgence a cependant été reconnue par les alliés. Tout investissement pour l'Ukraine est aussi un investissement dans notre propre sécurité. Chaque char russe détruit en est un de moins qui pourrait un jour cibler nos pays. Nous avons tous conscience de l'urgence de continuer à soutenir de manière conséquente l'Ukraine, car on ne peut pas se permettre qu'elle perde cette guerre.

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